Grâce à l’IA, demain tous écrivains ?
Publié le 04/03/2024 à 09:53 - 8 min - par Yôzô-san
Pas une semaine ne passe sans que l’intelligence artificielle fasse parler d’elle dans les médias. Et pour cause, cette technologie qui semblait hier encore tenir de la science-fiction est devenue réalité. Avec la démocratisation ultra rapide de ces nouveaux outils qui proposent à tout un chacun de produire des textes littéraires, le monde de la littérature se trouve, il faut bien l’avouer, quelque peu démuni face au raz-de-marée des IA textuelles.
À la lecture des médias, on a l’impression qu’avec l’entrée des IA génératives dans le champ de l’écriture, c’est la mort de la littérature qu’on a signé. On nous présente souvent les choses comme une sorte de combat opposant d’un côté le monde fragile de la chaîne du livre, et de l’autre un béhémoth algorithmique écrasant tout sur son passage. Cependant on parle rarement du fonctionnement de ce dernier ― élément pourtant capital pour qui veut appréhender la situation actuelle.
Les IA textuelles aujourd’hui
Dans sa thèse soutenue en août 2023, Tom Lebrun retrace l’histoire de ces IA. Tout a commencé avec ce qu’il appelle « la génération combinatoire ». Des IA créant du texte, soit en combinant des bouts de phrases issus de textes préexistants, soit en sélectionnant des mots qu’elles appliquent à des structures syntaxiques préétablies pour construire des phrases. Une création reposant sur une programmation aléatoire du texte sur lequel l’utilisateur n’a finalement que peu d’influence. Est venu ensuite le temps de « la génération automatique » dans laquelle l’IA a été programmée pour créer des textes poétiques selon les consignes grammaticales et syntaxiques très détaillées fournies par son utilisateur. Aujourd’hui, nous sommes dans le 3e âge de la production de texte par IA avec la « génération par apprentissage ». Capable d’analyser très finement d’immenses corpus littéraires pour en faire émerger des patterns qu’elle utilise pour créer de nouvelles variations textuelles basées sur des calculs de probabilité, elle s’affranchit en grande partie de l’usager, gérant elle-même le fond et la forme à partir de consignes assez rudimentaires.
Dès lors, une véritable course aux logiciels de génération de texte s’est amorcée, tous avec la même promesse : permettre à chacun de devenir écrivain… ou plutôt de produire un livre. Une nuance qui a toute son importance. Pour ceux qui rêvent de poésie : Oupoco et PoetGPT. Pour les aspirants romanciers qui veulent un texte en quelques heures seulement : Bramework, Rytr, CloserCopy, WordHero, ShortlyAI, etc. Et pour s’exporter à l’international, JasperAI qui non seulement crée un texte, mais le fait directement dans 25 langues différentes.
De cette multiplicité d’outils sont nés des millions de textes qui ont submergé les plateformes de vente en ligne. Une situation inédite qui a pris tout le monde de court, même Amazon qui a dû sévir en imposant une limite par personne de trois nouveaux titres par jour sur sa plateforme. Il faut dire que ces ouvrages soumis en auto-publication présentent un avantage financier certain. Ces “auteurs” dont le travail s’est limité à rentrer quelques prompts (phrases de commandes) dans un logiciel récupèrent 70% du prix de vente. Bien au-dessus des 11% versés en moyenne à l’auteur dans l’édition classique. Les plus touchées par ce phénomène sont les littératures de genre comme le polar et la romance. Une situation qui concerne également les livres de développement personnel ou de diététique pour lesquelles la concurrence est rude. Un business lucratif pour qui sait en outre jouer avec les faux avis positifs, car ceux qui parviennent à se hisser dans le top 1000 (en nombre d’avis) peuvent atteindre un revenu avoisinant les 4000€ mensuels. Face à ces producteurs de livres et à la masse phénoménales de leurs écrits, les écrivains se trouvent noyés. Et quand des livres intégralement générés par IA sont sélectionnés, voire primés par des jurys littéraires (Hoshi Shinichi Literary Award en 2016, Jiangsu Science Writers Association en 2023) un malaise évident se fait sentir, car l’idée qu’une IA puisse peut-être créer une œuvre d’art affleure.
Bientôt une œuvre d’art créée par IA ?
Mercredi 17 janvier 2024, la romancière Rie Kudan recevait le prestigieux prix Akutagawa pour un roman dépeint par le jury comme étant d’une « telle perfection qu’il est difficile d’y trouver des défauts ». Souci, lors de la remise de prix la romancière a expliqué qu’environ 5% de son texte avait été écrit par ChatGPT. Elle dit avoir utilisé l’IA comme un outil lui permettant de libérer son potentiel créatif, comme un moyen de s’extirper de ses propres limites. De fait, cela pose la question de l’IA au service de l’auteur, en tant qu’outil d’aide à la création. C’est le parti pris de Genario, une start-up française dont l’IA nommée Copilote propose des outils de réécriture, une assistance à la création de trames scénaristiques ou de l’aide à l’élaboration de personnages. Pour David Defendi, son créateur, Copilote est à voir comme un outil qui assurerait une égalité des chances devant le processus d’écriture :
« À l’instar de l’imprimerie qui a démocratisé la manière de lire, les IA vont donner des clés de compréhension narrative à des auteurs (amateurs) jusqu’alors exclus du processus de l’édition et de la production. La plupart des romanciers et des scénaristes ont fait de grandes écoles et sont privilégiés. L’IA va permettre à une nouvelle génération d’auteurs (plus jeunes, moins scolarisés) de comprendre plus rapidement les schémas narratifs, la construction des personnages et de l’intrigue, et ainsi d’exprimer des réalités sociales et intimes avec plus de pertinence. ».
Une belle idée sur le papier que contredisent les travaux des linguistes Emily Bender, Timnit Gebru, Angelina McMillan-Major et Margaret Mitchell. Pour elles, ces IA ne sont en fait que des « perroquets stochastiques », c’est-à-dire des machines capables de produire de façon répétée des textes toujours différents grâce à l’introduction d’une part d’aléatoire. Problème : ces perroquets ont la fâcheuse habitude de générer des textes représentant les attentes, opinions et usages linguistiques des groupes dominants. De fait, leurs algorithmes probabilistes s’accompagnent d’un important risque d’appauvrissement linguistique et d’une uniformisation de la pensée. Exit, l’espoir d’une voix nouvelle qui s’émergerait d’écrits ainsi générés.
Interrogé par le New Yorker en mars 2023 à ce sujet après qu’un de ses fans lui ait fait parvenir une chanson écrite par Chat GPT « à sa manière », le chanteur australien Nick Cave est très clair :
« Peut-être que l’IA peut écrire une chanson qui soit impossible à distinguer des miennes. Peut-être même, une qui soit meilleure. Mais pour moi, cela importe peu ̶ ce n’est pas ça l’Art. L’Art a à voir avec nos limites, nos fragilités, et nos défauts en tant qu’êtres humains. C’est la distance que l’on peut parvenir à mettre avec nos propres fragilités. C’est ça qui est incroyable dans l’Art : que les créatures profondément imparfaites que nous sommes puissent parfois parvenir à faire des choses extraordinaires. L’IA n’est confrontée à rien de tout cela. Elle n’a finalement aucune limite, de fait, elle ne peut réellement faire l’expérience de la transcendance artistique. Elle n’a rien à transcender ! »
Pour la chercheuse en sciences cognitives Margaret Boden (Computer Models of Creativity et The Creative mind, myths and mecanisms) il existe trois niveaux de créativité. Le 1er consiste à « faire à la façon de » et le 2nd à combiner ensemble des éléments existants, ce que l’IA parvient à faire aujourd’hui. En revanche, le 3e niveau implique de créer quelque chose de complètement neuf en parvenant à se détacher du réel pour transformer notre vision du monde, ce qui constitue la quintessence de l’Art. Une forme qui repose sur l’intention artistique de son créateur qui y implique tout son être. Un niveau encore bien inaccessible aux IA génératives car elles n’ont ni intention, ni capacité à s’extraire de l’existant et encore moins de corps ou d’esprit à vouer à l’Art. De fait, comme l’explique Tom Lebrun, « l’IA ne peut donc que reproduire le « texte » sans la « littérature » ». À l’exemple de Roland Barthes, on pourrait presque dire que celui qui génère un texte par IA est un « écrivant » plutôt qu’un « écrivain ».
Fair use et usage (dé)loyal
Ce qui ressort actuellement des débats, c’est l’urgence à légiférer afin de protéger les écrivains dont, nous l’avons vu, le statut se trouve menacé puisque tout le monde peut désormais “écrire” un livre. Mais le problème ne se limite pas à cela. Pour nourrir leurs IA et les rendre les plus compétentes possibles, les compagnies n’hésitent pas à faire fi du droit d’auteur et à piller leurs textes. Pour cela, elles se cachent derrière la notion bien arrangeante du fair use (usage loyal) qui pose des exceptions ou limitations au droit d’auteur à des fins scientifiques, informatives, éducatives, critiques ou patrimoniales. Cependant, l’usage qui est fait de ces œuvres ne correspond pas vraiment au cas du fair use ni ne s’y conforme, puisqu’il implique, selon les pays, de citer expressément les œuvres utilisées ou de demander leur accord aux titulaires de ces droits. Une obligation pas si anodine que cela car elle pourrait ouvrir à une rémunération des auteurs. Sam Altman, qui a récemment admis que Chat GPT ne pourrait exister ou évoluer sans enfreindre le droit d’auteur, fait ainsi planer la menace de la disparition pure et simple de ces outils si l’on cherchait à contraindre les géants de l’IA à respecter le copyright. Une ligne de défense discutable au regard du chiffre d’affaire colossal d’OpenAI, qui n’est pas du goût des auteurs qui s’estiment floués. De fait, de nombreux procès s’ouvrent outre-Atlantique à l’initiative de grands groupes de presse comme le Times, ou de collectifs d’auteurs parmi lesquels John Grisham, Jodi Picoult, George R.R. Martin ou Michael Connelly qui accusent ChaptGPT du vol systématisé de leurs œuvres.
En France, la majorité des professionnels de la chaîne du livre, à l’instar de la Société des Gens De Lettres, plaide pour une obligation de faire figurer sur un ouvrage le recours à l’IA. Pour les signataires de la tribune Face à l’IA, préservons la traduction et la création humaines, il faudrait même interdire ce recours aux IA au sein des sphères de la création et supprimer toute aide publique aux œuvres utilisant de tels outils. Une situation complexe car d’un autre côté de plus en plus de maisons d’éditions recourent elles-mêmes aux IA. Une façon pour elles d’évaluer rapidement et à moindres coûts la qualité des manuscrits reçus, d’optimiser les processus de vente et de production, ou même de traduire des œuvres, comme le font déjà certains éditeurs de BD comme Dupuis ou Dargaud avec Geo Comix.
Intégrée au sein d’outils très polyvalents, l’intelligence artificielle est devenue incontournable dans bien des domaines. Appliquée à l’écriture, elle nous pousse à redéfinir l’œuvre littéraire et à repenser l’acte créatif comme un processus infiniment humain. Et si les outils permettant à tout un chacun de se lancer dans l’aventure de la production de texte se multiplient, gageons que ceux qui aspirent à créer de la littérarité se rangeront du côté de Colette qui définissait le geste d’écriture comme la recherche d’une voix unique et personnelle : « Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne » — un but encore heureusement hors de portée des IA.
Partager cet article