DE L'HISTOIRE DES IMAGES 3
Sous l’eau, sous la peau…: des images sous les surfaces
Partie 1
Publié le 08/04/2024 à 18:40 - 18 min - Modifié le 09/04/2024 par AGdG
"Pourtant mystère et manifestations jaillissent de la même source. Cette source s'appelle profondeur" Lao Tseu, Tao Te King, v. 400 av. J.C.
S’intéresser ou faire des images sous la surface des choses, des matières, des songes ou des êtres, c’est comme
“…une porte ouvert qui s’ouvre, qui jamais ne se refermera, et qui nous transmettra sans fin les énergies de l’impossible-à-concevoir.”
Patrick Chamoiseau, La Matière de l’absence
Forage subjectif dans la culture visuelle : artistique, scientifique, ethnologique
SOUS L’EAU
Eau salé
Les deux peintres suivant sont méconnus et furent les premiers à dessiner sous l’eau.
En 1864, Eugen von Ransonnet Villez utilise cette cloche à plongeur pour réaliser les premiers paysages sous marins sur le vif, comme l’Ecole de Barbizon sur terre, à la même époque.
Walter Howlison Mackenzie “Zarh” Pritchard poursuivit la peinture sous marine, en Ecosse notamment ou à Tahiti, mais en combinaison de plongée.
Structure de corail mort, lagon de Maraa Tahiti, 1924, pastel
(C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Georges Meguerditchian
Dans l’histoire de la technique photographique sous marine, le naturaliste Louis Boutan est le premier à avoir pousser les recherches sur la prise de vue sous l’eau, dans les anses proches de Banyuls sur mer dès 1892. Il publie en 1900 La photographie sous-marine et les progrès de la photographie.
Autre pionnier de l’image sous marine (premières prise de vue en 1934, vers Arcachon) : le génie résistant Jean Painlevé .
En 1965, il réalise la valse des amours d’un pieuvre. Les commentaires et la musique de Pierre Henry participent à la dimension fantastique et expérimentale de ses œuvres.
Voila. On ne peut pas mourir sans avoir vu Painlevé.
“l’œil ouvert, très humain”
Eau de salon
pièces uniques, 30 x 40 cm ©Guénaëlle de Carbonnières ©galeriebinome
Jeanne Villepreux-Power (1794-1871), captivante pionnière de la biologie sous marine qui a travaillé sur les argonauta argo, invente dans les années 1830 le Giaboline à la Power, prélude à l’aquarium de salon.
Son cabinet sombre lors d’un naufrage. Seule reste une aquarelle de ses mains.
Dans le même temps, la photographie éclot.
Dans ces sillons, Guénaëlle de Carbonnières a collecté des images commerciales de décorations d’aquarium représentant des ruines. Les négatifs de ces images imprimées sur transparents convoquent la décomposition et suggèrent la pollution des mers par les déchets plastiques.
Eau salée
80 % des animaux ramenés depuis les plaines abyssales (surfaces plates au fond des océans, entre 3000 et 6000 mètres) sont inconnus des scientifiques.
©Museum d’histoire naturelle du Havre
En 1800, le naturaliste Charles-Alexandre Lesueur (1778-1846) accompagne François Péron (1775-1810) lors d’une expédition sur les terres Australes. Leurs observations du vivant sous la mer se concentrèrent sur les méduses. Un fond exceptionnel de la plupart de ses vélins sont conservés au Museum d’histoire naturelle du Havre.
De cette observation, Lesueur dessina des aquarelles somptueuses sur vélin, conservées au muséum d’histoire naturelle du Havre. Une référence pour des générations de naturalistes, comme Ernst Haeckel.
Les radiolaires sont des animaux unicellulaires planctoniques microscopiques vivants sous l’eau. En 1856, le biologiste Ernst Haeckel les observe à Villefranche sur Mer. En 1862, il publie un ouvrage somptueux et devenu célèbre pour rendre compte de l’observation de cette vie invisible à l’œil nu sous l’eau Radolarien.
En 1904, il publie un autre chef d’œuvre graphique : Formes artistiques de la nature, sorte de compilation de ses observations, parfois ponctuées de franges imaginaires parfaitement insaisissables.
La moyenne de la profondeur des océans est de 3700 mètres. Ce domaine reste largement inexploré.
Dove Allouche utilise la photographie comme medium d’une œuvre dessinée.
Il questionne les notions de limite du visible et les différentes échelles de profondeurs. Dans une petite série, Les Fumeurs noirs (2010), il utilise des photographies d’archives de l’Institut français pour l’exploration de la mer représentant de surprenantes cheminées géothermiques situées sur la dorsale des Galapagos, découverte par la science seulement en 1979. Seul les négatifs sont conservés. La question de la représentation est secondaire. Les fumeurs deviennent des énigmes abyssales pour l’œil.
A l’image de la question abyssale de l’émergence du vivant liée à ces monts, selon le chimiste Günter Wächtershäuser.
Nicolas Floc’h était sur “des bateaux avant de marcher“.
Ses photographies sont immersives. Face à elle, les fonds marins de la mer Méditerranée deviennent paysages, vallées, prairies, gras, massifs.
En plongeant, le corps est “toujours au milieu et jamais face à”.
Précipices et champs ondulants se déploient sans mysticisme, dans une gamme de gris époustouflante.
Dans son livre “Noces ou les confins sauvages”, la photographe David Hélène interroge :
“Comment appréhender le corps dans sa continuité avec le milieu ? »
Sous la mer, dans les Calanques de Marseille, elle saisit les corps écumant, les ourlets vaporeux des raies.
SOUS LA PEAU ou la saillie du souffle
Look into the air, Explosion in the sky
Si la surface de la peau domine dans l’histoire, de la performance artistique au nuancier de Pierre David, elle est aussi ce passage vers l’intérieur du corps, enjeu éminemment politique dans l’histoire de l’art, revisité par Orlan.
L’anatomie artistique ou l’emblème de la finitude, du néant. Vanité.
Le modèle de l’Ecorché ou corps sans écorce, privé de peau connut une attirance peu commune, surtout les grands écorchés de d’Agoty ou Houdon. Aujourd’hui, de simples outils qu’ils étaient, les traités ou manuels d’anatomie pour les artistes ont acquis une autonomie dans la culture visuelle.
Les yeux blanchissent quand les pas s’essoufflent par Quentin Yvelin, 2023
« Oser le dessous des choses / aller voir ce qui ne se regarde pas. »
Edition imprimée sur papier Cyclus 80g/m², A3 plié-agrafé,
12 pages, texte et 15 photographies ©Quentin Yvelin
Photographe, Quentin Yvelin articule son projet “La poitrine creuse” autour de son père, marqué visiblement par une pathologie respiratoire.
Ici, dans son livre autoédité Pectus excavatum, le thorax en entonnoir ou poitrine creuse est une malformation pouvant entrainer des difficultés respiratoires. Le corps est photographié par le prisme du souffle, paradigme de l’intérieur vers l’extérieur ou l’inverse.
Ici, c’est l’anatomie qui saillit.
Les livres de Quentin Yvelin sont disponibles dans la collection de livres d’artistes du département Arts et Loisirs, Artothèque de la Bibliothèque de la Part Dieu.
SOUS LE VOILE contre anatomie ou photographier
Les saints suaires sont des empreintes en positif de saints ou pour le plus connu du corps du Christ (suaire de Turin). Leurs empreintes. Sous le voile, une contre anatomie :
“Dans l’ouvrage de Paleotti, Esplicatione del sacro lenzuolo (1598), le saint Suaire est perçu comme une contre-anatomie, car la dynamique de curiosité suppose cette fois la déconstruction première du corps et la contemplation d’une absence, suggérant ainsi que l’image idéale du corps c’est le corps sans le corps, figuration échappant au mimétique et donc à la vanité de l’image.” Antoinette Gimaret.
Relique, les suaires sont l’exaltation mystique de l’ouverture des corps auxquels les chrétiens vouent un culte.
Selon le théoricien des images Hans Belting, ils sont la “vraie image”.
“Le Christ fut l’un des sujets de prédilection des premiers photographes et à l’inverses l’une des premières utilisation du mot “photographie” fut utilisée dans un ancien écrit de la mystique chrétienne orientale.”
Selon Daniel Grojnowski, le saint suaire du Christ, le mandilion ou le voile de Véronique incarne la représentation métaphorique de l’image au sens d’imago. Ils ont participé à l’évolution ontologique des image saintes. La photographie procédé de l’empreinte par excellence hérite des concepts philosophiques gravitant autour de cette image primaire, primitive.
Les saints suaires ou la figuration du principe de l’acte de photographier.
“En espérant ne pas succomber à une analogie triviale, on peut assimiler les images-empreintes “non faites de la main de l’homme” aux épreuves que produit la photographie (…)”
Photographie et Croyance par Daniel Grojnowski
SOUS LA ROCHE ou l’art de faire grotte
Ni envers ni endroit que cette roche brûlante (Pour Georgia O’Keeffe)
par Felicia Atkinson
Romain Pigeaud
“La caverne intrigue, attire ou terrorise (…) Nous fantasmons “L’Homme des cavernes” (…)”
” C’est alors qu’on s’est aperçu que l’homme préhistorique avait été un explorateur du monde souterrain (Pigeaud, 2017). Pénétrer dans les profondeurs devint un acte de civilisation”
“L’homme n’est plus cet être fragile et craintif qui pénètre en tremblant dans la grotte, avec une flamme vacillante“
L’art préhistorique a nourri l’imaginaire des artistes modernes et contemporains et le travail des chercheurs en science de l’image.
Marie Josée Mondzain, philosophe des images, diplômée de l’ENS et est directrice de recherche émérite au CNRS, écrit sans essai Homo Spectator au sujet des mains en négatives soufflées sur les parois des grottes par les hommes préhistoriques :
“Si la bouche et les mains sont les premiers organes créateurs d’images, alors c’est toute l’histoire de l’oralité, de notre respiration et de nos appétits qui est en jeu dans la fondation d’ une autonomie du sujet.”
Dans son travail sur la grotte ornée d’art pariétal préhistorique d’Arcy-sur-Cure, La main de l’enfant, Juliette Agnel, lauréate du Prix Niepce gens d’images 2023, donne à voir son expérience personnelle sous la roche. Elle figure ce qui modèle l’espace : les forces telluriques, le pouvoir sculptant de l’eau, les traces humaines. La matière première de ce travail fut l’obscurité et pour cela, elle utilisa une technique particulière :
“c’est la même quête que je poursuis inlassablement : saisir ce qui nous unit en profondeur, en rappelant que le petit corps d’Homme est un fragment signifiant du cosmos.“
Juliette Agnèl
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