En noir et en couleurs
L’ombre portée dans l’art
Publié le 29/05/2020 à 15:38 - 18 min - par FC
L’ombre portée semble plus ou moins présente dans l’histoire de l’art. Je vous propose ici de parcourir dans les grandes lignes, sans viser aucune exhaustivité, la manière dont les artistes ont usé de ce motif dans l'art occidental et ce qu’ils ont cherché à représenter, à signifier à travers lui.
1 – Rapidement, quelques définitions
L’ombre est la « diminution plus ou moins importante de l’intensité lumineuse dans une zone soustraite au rayonnement direct par l’interposition d’une masse opaque ». Elle est utilisée en peinture pour construire le volume, modeler les sujets, donner du relief, animer le motif, rendre compte des effets de la lumière. Dans cet article, nous nous attacherons plus spécifiquement à l’ombre portée telle qu’elle a pu être figurée dans l’histoire de la peinture occidentale.
On peut définir l’ombre portée comme l’ombre qui prolonge l’objet sur une surface, la plage d’obscurité formée par un corps qui intercepte la lumière. L’ombre projetée, elle, est visible à distance sur un écran (comme dans les jeux d’ombres).
2- Le mythe de la naissance du dessin
L’ombre portée est à au cœur même du mythe de la naissance de l’art. Pline l’ancien (né en 23 – mort en 79 dans l’éruption du Vésuve) raconte qu’une jeune femme corinthienne traça le portrait de son bien-aimé en suivant les contours de son ombre qui se projetait sur un mur, pour en garder une image avant qu’ils ne soient séparés. Dessin et peinture sont donc nés, selon ce mythe, de la trace du contour d’une plate projection « négative » : la première peinture ne serait que « copie d’une copie »
C’est aux XVIIIe et XIXe siècles que l’iconographie de ce mythe se répandit.
Par exemples, L’origine du dessin de Joseph-Benoît Suvée, 1776-1791
L’origine de la peinture de David Allan, 1775
L’invention du dessin de Bartolomeo Murillo, vers 1660
L’invention de la peinture, de Jean-Baptiste Regnault, de 1786
Un autre récit fondateur associe la présence d’ombres : Platon imagine des hommes prisonniers dans une grotte ne voyant que les ombres de la réalité extérieure projetées sur un mur. L’allégorie platonicienne de la caverne est un récit des origines de la connaissance : pour le dire simplement, c’est en sortant de la caverne et en se tournant vers le monde de la lumière que l’homme peut avoir accès à la vraie connaissance. L’ombre représente donc pour Platon le stade le plus éloigné de la connaissance.
La grotte de Platon, attribuée à Michiel Coxcie, milieu du XVIe siècle.
3- L’ombre portée jusqu’au XIXe siècle
Celle-ci ne semble pas avoir intéressé les peintres du Moyen-Age.
Par contre, on la rencontrait déjà dans l’Antiquité, par exemple dans cette mosaïque de Pompéi
A la Renaissance, l’étude de la perspective et la recherche d’un plus grand réalisme s’associent au développement d’une véritable science de l’ombre. Mais les peintres la pratiquent avec parcimonie afin de ne pas nuire à la lisibilité de l’œuvre. Léonard de Vinci (1452-1519) défend une retenue dans la représentation des ombres. Dans son Traité de la peinture, il affirme que « les peintres désapprouvent au plus haut point la lumière trop brutalement divisée par des ombres. » Il conseille de voiler le soleil afin d’obtenir une lumière plus diffuse et d’éviter la transcription d’ombres trop dures.
Si le peintre choisit de la représenter, l’ombre portée doit être signifiante.
A partir de Giotto, l’ombre intégrée revient au centre de l’attention des peintres toscans. Mais c’est Masaccio qui va utiliser à la fois celle-ci et l’ombre portée, avec Saint Pierre qui guérit les malades (1427). Dans cette œuvre, le thème justifie pleinement la présence de l’ombre qui se charge d’une dimension sacrée : dans la tradition, saint Pierre avait le pouvoir de guérir par sa seule ombre, c’est-à-dire sans toucher les malades ni leur parler. L’ombre est ici signifiante mais, dans la forme, répond rigoureusement aux lois optiques en vigueur. Elle est symbolique et construite scientifiquement.
Toujours en Italie au XVe siècle, Antonello de Messine, dans Saint Jérôme dans son cabinet (1474-1475) projette l’ombre d’un paon sur une marche. Autre jeu de perspective d’une ombre projetée sur un plan irrégulier : Carlo Crivelli dans L’Annonciation ou encore Pontormo dans Joseph en Egypte (1518) où les ombres épousent une forme courbe.
Les primitifs flamands, à la même époque (début du XVe siècle), utilisent le procédé. C’est le cas de Van Eyck dans son Triptyque de Dresde en 1437, de Rogier van der Weyden en 1433 où l’ombre portée de la Vierge à l’enfant peut être interprétée comme signe de la « présence réelle » des personnages.
Konrad Witz, originaire d’Allemagne du Sud, a assimilé l’expérience flamande. Dans son Adoration des Mages de 1444, l’ombre portée du Christ serait le signe visible de la réalité de son incarnation, la représentation du Verbe devenu Chair.
Au XVIe siècle, Hans Holbein le Jeune, dans son portrait de Christine de Danemark, (vers 1538), utilise l’ombre pour donner encore plus de présence au personnage.
Au début du siècle, en Italie, Sebastiano del Piombo : deux saints issus du triptyque conservé à la Gallerie dell’ Academia de Venise montrent bien le travail de l’artiste sur la lumière et les ombres.
Au XVIIe siècle, l’ombre portée se fait plus présente.
L’Intérieur de la Oude Kerk à Amsterdam peint par Emanuel de Witte vers 1660 joue avec des ombres de différentes intensités.
Autre peintre néerlandais, Jacob Duck, vers 1640, dans The wine connaisseurs, joue magnifiquement des lumières et des ombres.
Chez Le Caravage, les ombres du Souper à Emmaüs accentuent l’intensité dramatique et le réalisme des motifs.
Le Lorrain joue également avec le soleil et les ombres dans Matin dans le port.
Les peintres utilisent l’ombre portée pour augmenter la sensation de profondeur, mais aussi pour magnifier la lumière. Ainsi dans le tableau du Caravage cité plus haut, où l’ombre fait contraste et augmente la luminosité du tableau. Tel est le cas aussi dans Le marché et l’église Sain-Bavon à Haarlem de Gerrit Berckheyde (1674).
Francesco Guardi, au XVIIIe siècle, emploie le même procédé pour mettre en valeur la Place Saint-Marc (vers 1758)
4- L’ombre colorée : la liberté de ton(s) des impressionnistes
Les impressionnistes, dans la seconde moitié du XIXe siècle, constituent le premier mouvement moderne de l’histoire de l’art.
Héritiers de Corot et de l’Ecole de Barbizon, Manet, puis Monet, Bazille, Renoir, Sisley, Pissarro, Berthe Morisot, Toulouse-Lautrec… peignent en plein air. Ils refusent l’académisme et cherchent à transmettre leur vision subjective du monde, à retranscrire « l’impression » d’un instant, du présent, aussi fugitif soit-il, à saisir le mouvement et les effets lumineux de ce qu’ils voient. Ce sont les sensations de l’artiste qui deviennent le sujet de la toile. Ils vont exalter les nuances colorées des ombres portées.
L’étude de la lumière et des couleurs va être l’outil principal de leurs recherches. La surface de la toile se couvre de petites touches de couleurs pures, indépendantes de la forme, vibrations colorées dont l’ensemble réalise un motif harmonieux. L’harmonie totale de la toile devient la priorité. La rapidité du trait, elle, réussit à transcrire l’idée de mouvement, de saisie sur le vif.
Cette façon de faire est influencée par des travaux scientifiques : Newton à la fin du XVIIe siècle sur la décomposition du spectre solaire en différentes tonalités et sur la lumière blanche ; Goethe fait paraître son Traité des couleurs en 1810, qui apporte un nouvel éclairage sur les propriétés physiques et psychologiques des phénomènes colorés et insistent sur la valeur symbolique des couleurs. Enfin le chimiste français Chevreul publie en 1839 De la loi du contraste simultané des couleurs…, ouvrage fondamental sur la complémentarité des couleurs.
Delacroix déjà s’était intéressé aux théories de Chevreul et au rapport des teintes entre elles, désirant traduire le plus justement possible les perceptions et émotions ressenties qu’il souhaitait rendre sur la toile, attaché à trouver la couleur « vraie ». Il a introduit des tons purs et a coloré davantage les ombres : Moulay ad er-Rahman sultan du Maroc, sortant de son palais…. 1845. Le tableau repose sur le contraste formé par deux couleurs primaires : le jaune et le bleu. L’harmonie générale du tableau est obtenue par les accords chromatiques et les touches de couleur se fondant les unes dans les autres. Au-devant de la scène principale, la douceur des ombres mordorées habitent l’espace laissé vide par les figures.
Les Impressionnistes, à leur tour, insistent sur le fait que les ombres, rarement grises dans la réalité, sont teintées par le contraste simultané avec les couleurs environnantes. Parmi eux, c’est Monet qui s’intéresse le plus à l’étude de la lumière et à ses effets.
Dans La pie, les tons clairs, lumineux ainsi que le bleuté des ombres portées transcrivent l’éphémère, le fugitif. L’œuvre a inspiré à Zola ces lignes, suite à l’Exposition universelle de 1878 : « …L’hiver est venu, l’impressionniste peint de la neige. Il voit qu’au soleil les ombres portées sur la neige ont des reflets bleus, et il peint des ombres bleues. Alors le public rit tout à fait ».
Monet, dans Meules, effet de gelée blanche (1891), avec des tons orangés et bleus, use de la complémentarité des couleurs.
Autres ombres bleutées, cette fois chez Manet : La Rue Mosner aux paveurs ou encore chez Marie Bracquemond.
Les néo-impressionnistes également poussent la touche impressionniste jusqu’à sa plus petite expression : le point, structurent la composition à l’aide d’ombres portées. Ainsi de Georges Seurat, dans Un dimanche à la Grande Jatte, avec des dégradés verts, ou Pissarro, dans Femme dans un clos, soleil de printemps dans le pré à Eragny (1887).
Les ombres peuvent être traitées soit avec la couleur complémentaire du motif, soit en camaïeu. C’est la solution utilisée ci-dessus par Seurat et Pissarro. Gustave Caillebotte également dans Les raboteurs de parquet utilise ce procédé.
Ce site éclaire et illustre de façon limpide le phénomène scientifique et les applications des ombres colorées dans la peinture.
5- Les ombres modernes : quelques exemples au XXe siècle
Encore subtil faire-valoir de la présence et de la lumière d’un objet (voir cette Sphère d’Odilon Redon à la fin du XIXe), l’ombre commence à se parer de tout autres attributs.
Au tournant du XXe siècle, nous assistons en effet à une mutation. Les modernités s’affirment, prennent différentes directions, les mouvements ses multiplient : expressionnisme, peinture métaphysique, surréalisme… L’ombre devient un des processus de leurs langages picturaux utilisés pour donner à voir leurs visions mentales et spirituelles. Les artistes ne cherchent plus à reproduire la vision (toute personnelle fut-elle), qu’ils ont du paysage ou du motif, mais à transcrire l’aspect mystérieux, fantastique qu’ils ont du monde. Ou leurs questionnements philosophiques.
Pionnier de l’expressionnisme, Edward Munch, dans Clair de lune (1893), peint une ombre franche, d’une valeur au moins aussi foncée que la figure principale, lui donnant ainsi une présence inquiétante, fantomatique.
Se dégageant de la logique imposée par les lois de la perspective, Léon Spilliaert (symboliste belge), dessine, dans Les Pieux (1910), une ombre disproportionnée qui participe à l’étrangeté du tableau. Combinant différents effets, le peintre en arrive à produire une œuvre fantastique.
De Chirico Une œuvre ne « doit avoir ni raison ni logique. Elle se rapproche ainsi du rêve et de l’esprit de l’enfant… »
Dès 1910, Giorgio de Chirico commence à élaborer un nouveau langage esthétique que l’on nommera plus tard « métaphysique ». (C’est Apollinaire qui parle de « peintures étrangement métaphysiques » et qui forge ainsi ce concept.)
La poésie de De Chirico se nourrit des lectures de Nietzsche, de souvenirs, de sa vision de la culture classique, d’images et de rêves enfouis au fond de son inconscient. Il cherche à confronter l’antique et le moderne, le mythe et la réalité, à marier le surnaturel et le quotidien, pour nous faire ressentir l’énigme, l’étrangeté mystérieuse des choses. Selon lui, les dons prophétiques, divinatoires de l’artiste peuvent aider à interpréter le monde, à dévoiler des vérités enfouies.
Ses tableaux empreints de mélancolie traduisent la perte du sens et l’aliénation de l’homme moderne. Dans sa période des « places vides », les ombres franches, les effets de perspectives contradictoires et la quasi absence de figures humaines plantent un décor théâtralisé, artificiel, où tout semble figé. La perception de l’espace est faussée, mettant en valeur la sensation de perte de repères. Il en ressort un sentiment exacerbé de solitude, un climat inquiétant, une impression d’étrangeté, de mystère, d’irréalité. La vision qu’il nous présente est un monde d’ombres et d’apparences.
L’ombre suggère le lien entre l’aspect matériel des choses et leur aspect spirituel ou mental.
De Chirico abandonne toute narration dans ses tableaux. Il cherche à nous faire ressentir des émotions, une ambiance, le plus souvent insolite, une atmosphère à la fois mélancolique et menaçante. On cherche du sens au tableau, on ne ressent que le non-sens du monde. Voyez L’énigme d’une journée (I) (1914) ou encore La tour rouge (1913).
Les surréalistes ne cessèrent d’interroger la relation des images au réel et d’explorer les différentes manières d’exprimer le fonctionnement de la pensée. Prenons l’exemple d’Eve, la seule qui nous reste (héliogravure) 1926 de Max Ernst ; du grand masturbateur (1929) ou des Atavismes du crépuscule (1933), de Dali. Voyez aussi Divisibilité indéfinie (1942) d’Yves Tanguy.
Edward Hopper
Bien que figuratif, son art ne peut être qualifié pour autant de tout à fait réaliste. Eward Hopper propose plutôt sa vision personnelle, son ressenti devant le sujet.
Influencé par Edgar Degas et les peintres français, il aime à représenter les scènes de la vie moderne. En 1936, il vit au Moma des œuvres de De Chirico, Salvator Dali et René Magritte. Les œuvres exposées cherchaient à exprimer l’imaginaire inconscient et remettaient en question la réalité physique. Cela rejoignait sa vision de l’art comme expression de l’inconscient, de la vie intérieure et traduction de l’émotion. Il va reprendre les moyens expressifs de De Chirico par l’utilisation de la lumière crue et des ombres afin de transmettre les émotions.
Par la lumière également il crée une tension : des scènes ordinaires suggèrent une narration mais n’imposent aucun sens précis directement lisible. L’instant semble figé, le temps suspendu. Aucun détail anecdotique, absence d’émotion sur les visages, de trace de vie dans le décor : la composition est réduite à l’essentiel afin de laisser la place au jeu de l’imagination et des désirs du spectateur, à ses propres souvenirs, à la nostalgie. C’est un art de la simplification propice à la projection personnelle du spectateur.
Dans Night Shadows (eau-forte, 1921), se manifeste aussi sa passion pour le cinéma. On se croirait dans un film noir. Vision en plongée, croisement de rues, figure solitaire, ombre du réverbère coupant la route, absence de perspective horizontale, noir intense et éclairage quasi théâtral accentuant les ombres paradoxales (elles ne vont pas dans le même sens), architecture urbaine, tout est fait pour accroître le sentiment de vertige, de désorientation et d’insécurité.
Summertime (1943), elle, explore la passion du peintre pour la lumière solaire. La lumière et les ombres guident le regard du spectateur, créent les volumes et animent l’espace. La femme s’offre aux regards, aux désirs, au soleil. C’est la lumière solaire qui intensifie la sensualité, la charge érotique du personnage et suggère son épanouissement sexuel. Il s’agit en fait d’une méditation subtile sur la solitude, le désir, la brièveté de la beauté et de la vie.
Et plus récemment :
Le japonais Shigeo Fukuda, où l’ombre a encore plus d’importance que l’objet premier
Une installation du Suisse Urs Fischer
Ombre de brebis, de Wolfgang Tillmans
Trilogy to the Facts of Life, 1, de la série Dead Things de Tim Noble et Sue Webster
L’arbre et son ombre de Samuel Rousseau
Bridge from the future d’Olafur Eliasson
Le graffeur New Yorkais Ellis Gallagher
Plusieurs œuvres de Philippe Ramette mettent en jeu les ombres portées
Chez Alain Fleischer, l’ombre s’anime
L’ombre de l’ombre, (souche d’olivier calcinée et inox) d’Henri Olivier
Un grand merci à tous les auteurs des livres auxquels je me suis référée pour écrire cet article, trop nombreux pour être cités ainsi qu’aux sites internet dans lesquels j’ai puisé mes idées.
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2 thoughts on “L’ombre portée dans l’art”
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Extrêmement intéressant
Tant dans son ouverture que dans les recoupements, parallèles, associations …
Merci
“tous les auteurs des livres auxquels je me suis référée pour écrire cet article, trop nombreux pour être cités”…
Il faudrait pourtant citer ses sources…