L’art de l’illustration scientifique : Spécimens graphiques
Publié le 14/02/2018 à 17:58 - 11 min - par Pseudo
La compréhension des sciences est aujourd’hui facilitée par une large palette de techniques et de médias : éditions de vulgarisation, émissions scientifiques, infographies, tutoriels Utube... Les plus obscures théories scientifiques n’ont ainsi (presque) plus de secrets pour le commun des mortels. Cette assimilation du discours théorique a toutefois longtemps reposé sur la seule illustration scientifique et son outil essentiel, le dessin. Un dessin qui n'est pas anodin lorsque son créateur est le scientifique lui-même : un homme-orchestre au don d’ubiquité portant en lui le métissage subtil du savant touche-à-tout, de l’artiste et du pédagogue.
La règle
Dans le domaine de l’illustration scientifique, l’illustrateur qui se met au service d’une publication doit théoriquement jouer un rôle secondaire.
S’il s’autorise un style, il assagit sa créativité et atténue les manifestations de sa personnalité artistique. Il met ainsi discrètement son talent à la disposition du discours et de l’hypothèse.
Ce principe n’a pourtant pas été l’apanage de toute l’édition scientifique, jalonnée de curiosités « scientifico-graphiques » comme autant d’heureux contre-exemples à cette règle.
… et son irrégularité
Parfois l’illustrateur et le savant ne sont qu’un seul et même homme dont le travail est motivé par une volonté forcenée de décrire l’inconnu et démêler le nébuleux.
Entre appétit scientifique et inspiration graphique, un heureux vacillement s’opère : le savant côtoie l’artiste ou le révèle, générant des œuvres limitrophes aux confins de l’art et des sciences.
La diffusion du savoir portée comme étendard à leurs travaux, ces savants créatifs ont apposé à leur propos d’hommes de sciences, une véritable empreinte graphique.
Illustrateurs libres penseurs, scientifiques s’ignorant artistes, vulgarisateurs inspirés… Voici 4 spécimens de l’illustration scientifique du XIXe siècle à nos jours qu’il serait dommage de ne pas connaître.
Oliver Byrne : Archaïque scientifique, artiste malgré lui…
Oliver Byrne (1810-1880), ingénieur et professeur de mathématique d’origine irlandaise installé à Londres, avait tout du scientifique excentrique.
Désuet dans son approche des sciences, l’esprit occupé à des théories déjà démodées tandis que des avancées voyaient le jour dans toute l’Europe, il faisait facilement l’objet des railleries de ses pairs.
Sa réflexion décalée mais créative le menait vers des inventions baroques – à l’image du « Byrnegraph » sorte de compas amélioré – et des pamphlets mi-érudits, mi-fantaisistes comme The Creed of Athanasius proved by Mathematical Parallel, une tentative de démonstration mathématique appliquée à la théologie.
Cet attachant mathématicien, tout de bonne foi vêtu, est néanmoins l’auteur d’un ouvrage pédagogique étonnant auquel on accorde aujourd’hui une attention nouvelle :
The First Six Books of the Elements of Euclid in Which Coloured Diagrams and Symbols Are Used Instead of Letters for the Greater Ease of Learners, édité par William Pickering en 1847 (exemplaire des bibliothèques universitaires de Toronto numérisé en version intégrale)
Cette méthode illustrée aussi originale qu’audacieuse avait pour dessein de faciliter la compréhension d’un des grands succès de l’édition scientifique : Les Eléments d’Euclide, un traité de mathématique en 6 volumes rédigé par le savant grec au 3e siècle avant J.C.
Un code graphique pour apprendre
“We do not introduce colours for the purpose of entertainment, or to amuse (…), but to assist the mind in its researches after truth, to increase the facilities of instruction, and to diffuse permanent knowledge.” – The First Six Books of the Elements of Euclid By Oliver Byrne [Introduction]
En décidant de substituer aux mots et aux explications laborieuses, des formes et des couleurs, Byrne opère un choix des plus incongrus à l’époque victorienne. Il invente un système chromatique original et précurseur.
Composé de 4 couleurs (noir, jaune, rouge et bleu) qu’il combine aux formes (lignes, pointillés et diagrammes), la fonction essentielle de ce code graphique est de mettre à la portée de l’apprenant les principes complexes du savant grec.
Si à l’aube du XIXe siècle, les fameux Eléments d’Euclide est encore un classique de l’enseignement des mathématiques, à l’époque où Byrne les illustrent, leur caution scientifique et la pertinence de leur transmission est largement remise en cause.
Aussi, le livre d’Oliver Byrne est moins remarquable par sa rigueur scientifique que par son audace pédagogique et son essence artistique, aussi involontaire soit-elle. Un bijou de vulgarisation et curieux objet graphique.
Sa composition abstraite forme un ensemble inconsciemment avant-gardiste. Elle annonce l’épure des formes et les aplats du mouvement De Stijl et rappelle à nos yeux contemporains l’œuvre de Piet Mondrian. Le soin apporté par William Pickering à l’édition du texte, agrémenté de lettrines et respectant la pureté des couleurs en fait un objet bibliographique marginal pour son époque.
La biologie stylisée d’Ernst Haeckel
Quelques décennies plus tard outre-Rhin, un autre scientifique étonnait par ses illustrations puissamment organiques.
Le populaire biologiste et zoologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) était un darwiniste convaincu qui a œuvré toute sa vie à la diffusion de la théorie de l’évolution.
Infatigable voyageur, il a parcouru de nombreux pays au gré de ses recherches et ses ouvrages de biologie eurent un retentissement dans toute l’Europe.
De son vivant déjà, son travail divise fortement la communauté scientifique. Admiré de certains, il est décrié par d’autres qui considèrent ses théories comme dogmatiques et erronées. Le zoologiste allemand Karl Semper le qualifie de « darwiniste spéculatif » et le terme « haeckelisme » voit le jour dans la presse scientifique.
Volutes, circonvolutions et arabesques…
Au-delà de la théorie pure, ce sont aussi les illustrations de ses ouvrages qui furent au cœur de la polémique. On leur reprochait leur faible scientificité, tenant davantage d’une interprétation artistique que de la réalité.Il faut dire qu’Ernst Haeckel mettait du cœur à son ouvrage. L’exemple le plus parlant de son appétence pour les représentations stylisées reste son ouvrage : Kunstformen der Natur (titre français : Formes artistiques de la nature)
Ce livre de biologie publié entre 1899 et 1904 contient 100 planches lithographiées. Une portion congrue des milliers de dessins que Haeckel réalisait au cours de ses voyages sur la base d’observations au microscope.
Une somme d’illustrations luxuriantes, toutes en volutes, circonvolutions et arabesques laissant percevoir l’intérêt d’Haeckel pour la symétrie des organismes vivants et l’esthétisation des formes.
Inspirateur inspiré : l’influence artistique d’Haeckel
Ces représentations spectaculaires qui paraissent à l’aube du XXe siècle eurent un impact particulier sur un mouvement artistique naissant qui utilisera abondamment la caractéristique du biomorphisme : l’Art nouveau (et particulièrement sa branche allemande le Jugendstil).
De nombreux artistes porteurs du mouvement, ne sont pas restés indifférents aux charmes des ondulations marines représentées par le savant.
Hermann Obrist, Émile Gallé ou encore l’architecte René Binet (notamment pour sa porte monumentale à l’exposition universelle de 1900 à Paris) revendiquaient l’influence d’Haeckel sur leurs créations.
Si les recherches de cet inspirateur inspiré sont considérées comme caduques, ses illustrations magnétiques connaissent une seconde vie dans l’histoire des arts et des sciences :
Fritz Kahn : l’illustration scientifique “au-delà du représentable”
Fritz Kahn (1888-1968), un gynécologue juif allemand est une autre figure singulière de l’illustration scientifique.
On le considère aujourd’hui comme un pionnier du graphisme d’information.
Ce libre-penseur surdoué et pédagogue génial produisit dans la tourmente des persécutions nazies de nombreux ouvrages de vulgarisation aux illustrations incroyables. Son travail le plus conséquent, Das Leben des Menschen est une biologie humaine en 5 volumes.
Ses livres connurent tous un grand succès éditorial et chacun d’eux contenait des centaines d’illustrations qu’il réalisait en collaboration avec des graphistes et des designers.
Fritz Kahn incarne bien cette notion d’ubiquité chez l’artiste-vulgarisateur : une aptitude à synthétiser, une habileté pour transmettre des notions complexes… Associées à un esprit créatif, ces qualités génèrent une œuvre si singulière sur le plan graphique qu’elle finit par se suffire à elle-même.
Son travail de vulgarisation repose sur le principe de la métaphore visuelle : une idée complexe est expliquée par l’image d’une autre entité plus familière (lieu, être vivant, concept) et dont le fonctionnement est similaire.
L’analogie la plus couramment employée par Khan est celle de l’homme et de la technologie.
Der Mensch Alsindustriepalast (L’homme comme palais de l’industrie) (1926) est sans doute l’illustration la plus emblématique de son travail. Elle est la représentation en coupe d’un corps humain agencé comme une usine aux fonctionnalités compartimentées, montrant avec humour les processus vitaux de l’organisme.
Une forme de vulgarisation alors peu conventionnelle : celui d’un langage imagé non-scientifique pour parler de sciences.
Fritz Kahn a créé un champ sémantique graphique qui lui est propre synthétisant ainsi de savantes notions d’anatomie, de biologique, ou encore de sociologie. Ses illustrations dont la puissance de suggestion n’exclue en rien la beauté s’incrustent résolument dans l’œil du scientifique comme du spectateur le plus néophyte.
La Hulotte de Pierre Déom : une marque graphique au long cours
La Hulotte, le journal le plus lu dans les terriers , ce titre aujourd’hui emblématique débuta pourtant très modestement en 1972 au cœur de la campagne Ardennaise.
A son bord Pierre Déom, un véritable homme-orchestre : enseignant, naturaliste et dessinateur autodidacte qui préfère les bois et les champs à la foule citadine.
Initialement, La Hulotte est un modeste bulletin de liaison entre les clubs locaux de protection de la nature. Elle est devenue, grâce à la ténacité et la passion de Déom, une revue de vulgarisation naturaliste internationalement connue.
Elle poursuit dès l’origine une noble cause : apprendre aux jeunes (et aux moins jeunes) à aimer la nature, reconnaître et comprendre sa faune et sa flore. Donner des clefs de compréhension, des informations scientifiquement précises… le tout sans être rébarbatif.
Un défi que Pierre Déom relève sans peine en arpentant vallons et forêts des mois durant, l’esprit occupé à un sujet d’étude toujours nouveau.
De cette modeste démarche locale naîtra une aventure éditoriale et écologiste hors-norme.
La Hulotte devient célèbre : ses abonnés se multiplient d’année en année, elle dépasse les frontières du département puis de la région et enfin du pays. Elle devient une référence incontournable pour les naturalistes comme pour les curieux.
Aujourd’hui, elle dépasse les 150000 abonnés, compte plus de 100 numéros, 4000 pages d’informations et 10 000 dessins.
Si la petite revue devient un phénomène, la démarche scientifique de Déom reste invariable au fil des ans : de patientes recherches sur le terrain et dans la littérature scientifique, une observation rigoureuse, puis la conception minutieuse (écriture et illustration) de chaque numéro.
La Hulotte obéi à peu de règles mais les seules existantes font toute son essence :
- qualité du propos, humour, indépendance complète (la publicité n’y a pas sa place), parution « irrégulo-mendaire » (elle parait lorsque son sujet a livré tous ses secrets) et enfin le dessin y occupe une place importante.
Le dessin pour mieux saisir la nature
Un dessin à la fois poétique, léger et d’une grande rigueur scientifique qui sera la marque graphique de La Hulotte. Son trait fin qui rappelle celui de la gravure est aujourd’hui reconnu de tout le monde (ou presque).
Cette illustration si familière à notre culture visuelle est née d’une contrainte. Le processus d’impression de la revue nécessitait des dessins « au trait » (excluant d’office la possibilité de reproduction photographique).
Qu’à cela ne tienne : Pierre Déom se met au dessin scientifique. Une démarche qui portera ses fruits.
L’animal, la plante ou l’arbre dont le dessin est réalisé à partir d’une plusieurs modèles photographiques se révèle ainsi dans toute son authenticité.
Le dessin condense facettes, angles et détails qu’une photographie voilerait par des problèmes de champs ou d’ombres. L’ensemble produit une vue scientifique à la fois belle et précise.
Le dessin capte “l’attitude exacte, le détail exact » (Pierre Déom dans l’émission Qui se niche derrière la Hulotte)
Malgré le succès croissant de La Hulotte et la possibilité d’utiliser de nouvelles techniques dans sa conception, l’adoption du dessin (avec son caractère artisanal) est définitive.
Un choix graphique au service du perfectionnisme de son créateur et qui contribua à la renommée de sa création : une revue naturaliste à contre-courant.
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One thought on “L’art de l’illustration scientifique : Spécimens graphiques”
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Très bel article avec ces dessins inspiré des fonds sous marins ! un bon livre à se procurer pour les amateurs de sciences et d’art !