Quelques choses à vous mon(s)trer
Portrait de Noémie Edel, illustratrice
Publié le 23/08/2021 à 10:00
- 6 min -
Modifié le 17/08/2021
par
Magali LaGuill
Découvrir son monstre intérieur à travers les yeux de Noémie Edel. Timides, curieux, séducteurs, la galerie des monstres de cette illustratrice lyonnaise regorge de personnalités affirmées et singulières. Du 19 octobre au 4 décembre 2021 la bibliothèque de la Guillotière accueille toutes ces créatures et révèle le talent sensible de leur créatrice.
Peux-tu te présenter en quelques mots ? Quel est ton parcours ?
Je suis Lyonnaise depuis 2008, arrivée ici après une licence d’Arts Visuels à Strasbourg, pour étudier le costume de scène. Passée par un Diplôme des Métiers d’Arts (DMA) à la Martinière-Diderot puis par l’ENSATT, je suis devenue costumière pour le spectacle vivant. Ce métier m’a beaucoup fait voyager, mais la Croix-Rousse est restée mon port d’attache, et j’y ai même une petite famille ! Enfin… ça, c’est ma couverture officielle. En vrai, je suis créatrice compulsive et éleveuse de monstres – mais ça, il faudrait vraiment éviter de le répéter.
Tu habites et travailles à Lyon, mais d’où viens-tu ?
Je viens des terres lointaines du Grand Est, celles où les noms de villes peuvent paraître imprononçables et où les reliefs sont joliment striés de vignes généreuses. Au loin, la ligne bleue des Vosges; je vous le donne dans le mille, j’ai grandi en Alsace ! J’ai la chance d’y retourner régulièrement, et c’est toujours un délice ne serait-ce que pour se faire chatouiller l’oreille de l’accent chantant de ses habitants.
Dans quel contexte ton travail d’illustratrice s’est-il révélé ?
J’ai toujours dessiné, aussi loin que je m’en souvienne. Pour le plaisir, puis dans le cadre de mon travail. Dessiner un costume c’est dessiner de la matière, une coupe, un mouvement, une intention dramaturgique… Je trouve que c’est un exercice très difficile de traduire toutes ces informations sur le papier, et ma foi pas toujours concluant ! Un jour de printemps pas comme les autres, je me suis dit que j’avais à nouveau envie de dessiner sans cadre ni contrainte professionnelle mais avec la même rigueur, et ça juste pour le plaisir. Et c’est comme ça que le premier portrait de monstre est né, appelant tous les autres de leurs grognements impatients…

copyrigth Noémie Edel
Tu as aujourd’hui une belle galerie de monstres (une centaine), chacun semble avoir une personnalité bien singulière. Comment réussit-on le casting pour intégrer ta collection ?
Tout d’abord, il faut savoir que j’ai choisi la figure du monstre parce que je suis convaincue qu’on ne peut pas se tromper en dessinant un monstre. Ce n’est pas comme un dessin de quelque chose qui existe, dans lequel on remarquera aussitôt le détail qui cloche : un cheval à 5 pattes, c’est bizarre, ce n’est même pas vraiment un cheval. Un monstre à hélice, ou un monstre de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas, et pourquoi pas ! Le monstre, c’est la liberté de s’amuser sans contrainte, alors tout le monde est admis dans la famille !
Quel est ton processus de création et sais-tu dessiner autre chose que des monstres ?
Le monstre arrive sur le papier par magie. Je n’ai aucune idée de ce qui va arriver quand je commence le portrait : je cherche juste une harmonie de courbes, de rondeurs et de pointes que des yeux, un nez et une bouche transformeront en monstre. (Il faut que je me méfie, un tel processus risque de me faire bifurquer tôt ou tard vers la peinture abstraite… On en reparle dans 60 ans !..) Quand je commence un dessin de monstre, je m’imagine un peu comme une chercheuse : comme si mon crayon était attiré par quelque chose qui existerait SOUS le papier. Je cherche, je trace à la surface les contours de cette chose, parfois je me trompe de chemin et je recommence, mais en tout cas à la fin de cette opération, j’aurai trouvé le monstre caché !
Je dessine aussi d’autres choses que des monstres, parce qu’on peut tout dessiner, à l’infini ! Mon champ des possibles s’est ouvert le jour où j’ai compris qu’on avait le droit de ne pas dessiner “juste”. On a le droit de raccourcir des jambes, de faire des nez tordus ou des maisons à la perspective de travers. Ça n’a aucune importance : le plus important c’est de faire, de se raconter des histoires et d’y prendre plaisir. Et le plaisir ne peut pas être bridé par le réel !

copyrigth Noémie Edel
Ta technique de dessin est assez proche de celle d’Emmanuelle Houdart. De quelle manière son travail influence le tien et quels autres illustrateurs.trices t’inspirent ?
Cette comparaison est très flatteuse, je serais ravie de lui arriver un jour à la cheville ! Je suis effectivement très inspirée par son travail : pour commencer je trouve ses dessins magnifiques, doux et effrayants à la fois, de vrais gentils cauchemars ! Au-delà de ça, j’admire surtout la liberté qu’elle arrive à prendre, justement par rapport au réel : elle semble tout s’autoriser, sans limite. Tout est possible, elle réussit à gommer la frontière entre les humains, les animaux, les objets, la flore, même la gravité n’a pas d’emprise sur son univers. Une telle liberté est très inspirante ! Il y en a mille autres qui m’inspirent, il va falloir choisir… Je vais donc citer le travail de Tommy Ungerer : lui aussi se moque de savoir ce qui est possible ou non : ses personnages évoluent sans ciller dans un univers où on peut parfaitement se baigner dans une trompette en plein concert. J’aime aussi beaucoup ses scènes de foule débridées qui laissent apparaître des détails parfois… étonnants !
Quel est ton livre jeunesse préféré ?
Au risque de ne pas du tout vous surprendre, je suis une inconditionnelle de Max et les Maximonstres de Maurice Sendak. Je pourrais le regarder des heures : ce livre est comme une porte qui s’ouvre vers un pays extraordinaire. J’ai aussi un petit faible pour Der Struwwelpeter (ou Crasse Tignasse ou Pierre l’ébouriffé) : ce livre de morale d’un autre temps était destiné à faire passer l’envie aux enfants de désobéir à leurs parents. Toutes les histoires finissent mal, de manière sanglante ou violente. Un vrai livre d’horreur !
Es-tu effrayée parfois par tes personnages ? Si non, quelle est ta plus grande peur aujourd’hui ?
Je crois que mes monstres ne sont jamais effrayants. Par contre, certains d’entre eux sont vraiment, vraiment très bêtes. C’est dangereux aussi d’être bête, je pense que s’ils réfléchissaient un peu plus leur vie serait plus simple -mais aussi moins drôle … Me concernant, je vais commencer par citer Melville, dans Moby Dick : “non seulement le courage le plus utile et le plus digne de confiance est celui qui naît d’une estimation lucide du péril, mais encore qu’un homme absolument sans peur est un compagnon plus dangereux qu’un lâche” Etant une grande aventurière, j’ai gardé cette phrase en mémoire et ai fait de ma peur ma meilleure compagne de route. Je sais qu’il peut arriver n’importe quoi, n’importe quand, et j’ai peur à chaque instant que le monde s’écroule autour de moi. Cela pourrait me rendre complètement anxieuse, mais au contraire, je crois que je n’en apprécie que d’autant plus les plaisirs simples de la vie : une journée sans tragédie peut toujours être considérée comme une bonne journée !

copyrigth Noémie Edel
Te souviens-tu de tes peurs lorsque tu étais enfant ? Et quelle était ta technique pour les surmonter ?
Dans notre maison, il y avait des toilettes à l’étage. C’était des toilettes avec, dans une sous-pente, un renfoncement tout en longueur, où étaient entreposées diverses choses plus ou moins identifiables. A un moment, il m’a paru assez évident qu’un vampire devait y être caché. Ça faisait vraiment peur. Mais mon esprit rationnel reprenait vite le dessus : “les vampires n’aiment pas la lumière, les vampires n’aiment pas la lumière, les vampires…” : j’allumais la lumière très vite, et échappais donc, de fait, à la terrible morsure. Il faut savoir que je m’entrainais aussi à voler, à faire bouger des objets avec mes yeux et j’étais convaincue de posséder un don. Partant de là, j’avais donc quelques atouts pour vaincre mes peurs…
Quel avenir souhaites-tu à tes personnages ? Aimerais-tu les relier dans un livre et leur créer des histoires à vivre ?
Je leur souhaite évidemment de connaître un avenir brillant ! J’ai envie de mille aventures avec eux : des histoires, ça c’est sûr (j’ai un projet secret qui, un jour, sortira pour de bon de mes cartons à dessin …), mais aussi pourquoi pas développer tout un univers scientifique autour d’eux : planches anatomiques, encyclopédie… Je rêve aussi d’un carnet de voyage retraçant des explorations et des rencontres de monstres. Ça fait tellement longtemps que cette joyeuse bande vit à mes côtés que nous avons eu le temps de rêver à quelques projets fous ensemble… A voir ceux qui se concrétiseront.

copyrigth Noémie Edel
Pour approcher ces monstres d’un peu plus près.
Pour jouer avec les monstres de Noémie Edel.
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