Des Cowboys aux Selfies d’Instagram. “New Portraits” de Richard Prince

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 09/03/2021 par ycadet

« Ce qui fait finalement la différence entre une boîte Brillo et une œuvre d'art qui consiste en une boîte Brillo c'est une certaine théorie de l'art. C'est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l'art et l'empêche de se réduire à n' être que l'objet qu'elle est » (Arthur Danto)

Richard Prince. Rosetta Brooks ; Jeff Rian ; Luc Sante; Phaidon, 2003

Depuis la fin des années 70 l’art de Richard Prince consiste à rephotographier des images issues de la publicité et de la culture populaire. Les images de Cowboys des publicités de la marque de cigarettes Marlboro, tirées à partir des photographies originales de Sam Abell, font partie de ses œuvres les plus connues. Richard Prince est associé à la « Pictures Generation“.  Titre de l’exposition du Metropolitain Museum de New York organisée en 2009, Picture Generation réunissait des artistes partageant des préoccupations communes (Cindy Sherman, Barbara Kruger, Louise Lawler, Robert Longo, David Salle, Jack Goldstein et Sherrie Levine). Leurs propositions artistiques, formellement diverses, remettent radicalement en cause les notions de paternité, de propriété et d’aura. Richard Prince y met en œuvre sa compréhension « post-moderne » du processus de fabrication de l’œuvre d’art où l’écho de la présence d’autres signatures, artistiques, publicitaires ou même vernaculaires, participe, en la renforçant, à la critique du pouvoir des médias.

Richard Prince commence sa carrière en collectionnant des images (coupures de presses, publicité, manuscrits, objets et papiers divers du XXe) représentatives de l’identité américaine. Celles-ci vont constituer la matière première de ses œuvres. En tant que créateur, comme en tant que collectionneur, Prince suit le même principe : dans son art les variations succèdent à la répétition ; dans ses collections la continuité à l’accumulation. Ce principe auquel l’artiste ne déroge pas l’expose à la critique, non seulement du public, on le verra un peu plus loin, mais aussi à celle d’experts reconnus de l’art contemporain :

« Le vieux schéma appropriationniste hérité du Pop Art ne semble plus suffire comme en témoigne le caractère répétitif des images de Richard Prince. Les icônes culturelles, telles que le cow-boy de Marlboro, ne nous apprennent plus rien sur le pouvoir des médias, mais désignent en retour la faillite des stratégies parodiques en un temps où, précisément, la quête d’une distinction entre art et communication devient une priorité […] un académisme de la subversion s’est peu à peu institué dans le creuset de la confusion et du relativisme » Michel Poivert. La photographie contemporaine. Flammarion, 2018, p. 110

Cette présentation sans appel concernant les séries des années 80 et 90 décrit une démarche artistique qui se serait en quelque sorte éventée à force d’être répétée. Les œuvres plus récentes de l’artiste américain ne convaincraient sans doute pas davantage l’historien et critique de la photographie français. Ce dernier partagerait sûrement cette mise en garde exprimée par Dominique Baqué devant certaines propositions artistiques Néo-Pop : « Car de la société du spectacle on peut certes produire la critique, mais on peut aussi, de façon plus complexe et plus perverse, en épouser les stratégies de spectacularisation. C’est toute l’ambiguïté, semble-t-il […] de vouloir simultanément pointer les dangers du spectacle et s’emparer de ses règles pour en jouer. Le spectateur s’y perd lui-même parfois, ne distinguant pas toujours clairement les formes artistiques de « résistance » et celles qui, à l’inverse, sont en collusion avec les règles de la société dite spectaculaire » P. 50. In Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Dominique BAQUE, Editions du Regard, Paris 2004, 288 p.

L’art de Richard Prince est-il une critique ou un complice de la société du spectacle ?

 

Des images publicitaires aux Selfies d’Instagram

Avec les « Cowboys » Richard Prince prenait soin de faire disparaitre le logo et les slogans de la marque de cigarettes pour ne montrer que les fantasmes de la société de consommation. La série New Portraits, présentée pour la première fois à la galerie Gagosian de New York en 2014, procède à l’inverse. L’artiste récupère sous forme de captures d’écran les profils de comptes Instagram et, avant de les imprimer sur de grandes toiles d’un mètre 60 par 1 mètre environ, y ajoute ses propres inscriptions nées d’un dialogue simulé avec chaque internaute. L’exposition chez Gagosian juxtapose les toiles imprimées pour recréer, sur les cimaises de la galerie, la proximité des images que l’on fait défiler avec son doigt sur l’écran de son smartphone. En sélectionnant des images disponibles sur le réseau social, l’artiste franchit un degré supplémentaire dans son travail d’appropriation. Prince délaisse les Cowboys et les portraits amateurs des « Girl Friends » pour la subculture mondialisée des réseaux sociaux. New Portraits  fait référence à une précédente série intitulée Portraits qui était constituée de photographies que l’artiste avait demandées à des amis et de célébrités qu’il avait glanées ici et là sans leur accord. La polémique déclenchée par l’exposition se concentrait sur le caractère soi-disant frauduleux du procédé : voilà qu’un artiste n’hésitait pas à s’approprier, voler l’image d’autres personnes pour en tirer profit tant sur le plan artistique que financier. Quand on connait le travail de Prince on comprend que les captures d’écran poursuivent sa démarche entamée avec les figures issues de la publicité comme le cow-boy Marlboro. Au-delà des cigarettes, ce dernier vendait le rêve américain ; derrière l’image idéalisée de soi, le selfie d’Instagram révèle une part d’artificialité de notre société dont profitent les grandes entreprises du web : sur les réseaux « le visage ne nous appartient plus : il est la propriété de plate-formes capitalistes. » Marion Zilio.

Le débat, enclenché essentiellement sur Internet, à propos du droit de l’artiste américain à utiliser des images qui ne lui appartiennent pas, détourna l’attention du public des véritables enjeux mis en scène par son œuvre: «ce qui aurait pu donner l’occasion de sensibiliser les individus sur le caractère marchand de leur visage et leur intimité, dont seules profitent de grandes firmes telles que Facebook ou Instagram, fut passé sous silence au profit de la dimension prétendument cupide et cynique de l’artiste » Marion Zilio Faceworld. Le visage au XXIe siècle, PUF 2018. P.132 »

Le cowboy Marlboro , comme le pense Michel Poivert, ne nous apprend-t-il vraiment plus rien sur le pouvoir des médias? Avec l’avènement d’internet, les médias et la publicité n’ont désormais plus grand-chose à voir avec ceux des années 80. Les icônes culturelles des années 70 et 80 utilisées par Prince dans ses oeuvres racontent beaucoup de choses sur les médias de ces années où la télévision et la presse n’étaient pas encore concurrencées par Internet. La série New Portraits appartient, elle, incontestablement à la réalité médiatique d’aujourd’hui caractérisée par l’omniprésence des écrans et surtout l’usage qu’on en fait.

Michel Poivert reproche à Richard Prince de répéter la même stratégie appropriationniste qui aboutit, selon lui, à une impasse. Pour comprendre cette critique sans équivoque– Michel Poivert emploi tout de même le mot « faillite » en parlant des « stratégies parodiques » répétées des artistes Néo-Pop– il faut remonter, encore et toujours, lorsqu’il s’agit d’art contemporain, au geste inaugural de Duchamp avec ses ready-made, notamment avec Fontaine .

Selon la conception hégélienne de l’Histoire, Fontaine se présente comme l’ultime rupture dans l’histoire de l’art. Après cette « innovation » tout ce qui lui succède n’est que répétition. L’annonce de la fin de l’histoire de l’art pourtant ne date pas de 1917 : « On trouve déjà, chez Vasari ou chez Winckelmann, l’idée d’un déclin intervenu au moment où une forme parfaite a été atteinte, chez Michel-Ange pour l’un, chez Phidias pour l’autre. Mais cette fois, l’idée de la fin n’est pas associée à celle d’une perfection telle qu’il ne pourrait y avoir que déchéance. Il n’y a plus aucune perspective de « renaissance ». Comme Hegel l’avait imaginé, les disciplines continuent à exister mais ne donnent plus lieu à rien de décisif, à rien de fondamentalement nouveau » Rainer Rochlitz. In Stratégie de l’histoire de l’art, Critique Mars 1996. P 132

Ainsi selon cette conception, toutes les ruptures et les révolutions artistiques sont derrière nous et les artistes en disposent comme un réservoir de pratiques disponibles.

La paternité de l’appropriation

C’est Duchamp qui le premier remet en question les notions d’originalité, de paternité et d’aura de l’œuvre d’art avec les Readymade. Il prélève un objet de la réalité, le porte-bouteille, l’urinoir, puis le replace dans un contexte différent, le monde de l’art: la galerie ou le musée. Ce passage lui fait perdre sa fonction d’objet utilitaire en le transformant en objet d’art. Ce geste de Duchamp vise à attirer notre attention sur ce qui caractérise d’abord et avant tout la création: une œuvre d’art est, avant d’être le produit du travail de l’artiste, le résultat d’un choix: « Duchamp remplace l’acte de « faire » traditionnel par l’acte de choisir » in Images d’images. François Soulages et Buno Zortal. L’Harmattan, Paris, 2017 p. 155

En tant qu’artiste Néo-Pop, Prince sélectionne, donc choisit, lui aussi, dans la réalité, un objet, en l’occurrence une capture d’écran, certes très différent de l’urinoir ou du porte-bouteilles et le dispose dans le monde de l’art — son exposition dans la galerie– en y ajoutant une inscription — son échange simulé avec l’internaute– qui symbolise sa signature, comme le R Mutt de Duchamp apposée sur l’urinoir. Puis, d’Andy Warhol, Prince rejoue la répétition du point de vue formel (Brillo, Campbell Soup, etc..) et reproduit, en le transposant dans le contexte de l’art, un objet –les selfies d’Instagram — non pas manufacturé, mais néanmoins produit à grande échelle et disponible sur le web.

Avec ses Cowboys, Prince attirait de manière incisive notre attention sur la puissance manipulatrice des mythes dans la publicité. La série New Portraits nous parle du monde dans lequel nous sommes aujourd’hui plongé où les réseaux sociaux prennent une place de plus en plus grande :

« Le selfie-porn, comme on parle de food-porn […] relève d’une forme de spectacle, ou le voyeurisme et son exploitation dépendent d’une écologie médiatique ; c’est-à-dire d’un milieu technique (d’un environnement, une interface, un territoire) qui décide de ce à quoi nous faisons attention. Aussi les selfies sont-ils au centre d’un dispositif attentionnel qui mesure le degré d’existence d’un individu à la quantité et à la qualité des perceptions dont il fait l’objet » Faceworld. Marion Zilio. PUF, 2018, p. 131

L’argument qu’emploie Michel Poivert pour dénoncer la stratégie de Prince serait recevable si l’artiste américain refaisait du Warhol.  Or ce qui distingue les Campbell’s Soup des images d’Instagram est très différent de ce qui distinguait déjà l’urinoir de Duchamp et la boîte de conserve: avec Duchamp c’était l’objet industriel, banal, qui entrait dans le champ de l’art  alors qu’avec Warhol, c’était le produit de consommation de masse; avec Prince c’est désormais l’individu transformé en support publicitaire.

Autre critique adressée à Prince –essentiellement exprimée sur le Web et dans des médias non spécialisés en art– concernait l’utilisation de l’image d’un tiers sans son autorisation. Sans engager de procès contre lui, comme ce fut le cas dans une affaire précédente qui avait opposé l’artiste américain à un photographe français dont il avait utilisé les images (Patrick Cariou), certains des internautes qui se sont reconnus sur les toiles exposées en ont été indignés et l’on fait savoir sur les réseaux. D’autres, afin de choquer l’opinion, ont soulevé la question de la spéculation sur le marché de l’art:  le prix de certaines œuvres de l’art contemporain peut atteindre des sommes considérables. Ainsi pour se « venger » de l’artiste dont les tableaux de la série New Portraits se vendent à 90 000 dollars, une internaute a entrepris de réaliser des copies à l’identique et de les proposer à la vente pour 90 dollars pièce. Seulement, la question de la valeur financière des œuvres relève assez peu de la cupidité des artistes, elle est plutôt liée à la nature du marché de l’art où entre en jeu, comme pour tout produit, la loi de l’offre et de la demande mais surtout les acteurs qui contribuent à la définition de la valeur d’une œuvre : le cercle des artistes, les spécialistes, les marchands, les collectionneurs et les institutions.

Quant au reproche concernant les profits que l’artiste tire de la vente de son travail c’est un peu comme si Warhol s’était attiré les foudres non pas des critiques ou du public fréquentant les expositions mais des industriels qui lui auraient reproché de copier leur produit vedette et, à leur détriment, d’en augmenter considérablement la valeur en le faisant passer dans le monde de l’art. Il est vrai que les internautes ne sont pas des industriels qui, eux, peuvent continuer à faire des profits même si leur marques phares sont devenues des œuvres d’arts.

Ce n’est pas tant la valeur artistique de l’œuvre de Prince qui est mis en cause et qui émeut le public, c’est le vol des images. Or, cette image, comme toutes les images que les membres du réseau Instagram mettent sur leur compte ne leur appartiennent pas “totalement“. Malgré tout, certains, ou plutôt certaines de celles qui s’étaient indignées de voir leur image volée par Prince n’ont finalement pas moins profité de la tribune que leur procurait l’exposition New Portraits à la galerie Gagosian pour venir sur les lieux faire un nouveau selfie auprès de leur effigie et ainsi redonner un second souffle à leur notoriété sur Instagram. La boucle est bouclée et tout le monde y trouve finalement son compte.

Les captures d’écran de Richard Prince rendent particulièrement d’actualité cette célèbre réflexion de Guy Debord sur la société du spectacle formulée il y a plus de 50 ans: ” Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » La société du spectacle. Guy Debord

C’est le rôle des artistes de nous montrer tout ce qui cloche dans le monde. Richard Prince nous fait voir où se joue aujourd’hui la société du spectacle. Quelque chose que l’on oublie, paradoxalement, ayant le nez rivé en permanence sur nos écrans.

 

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