Aquaphonie

Musique liquide, le chant de l’eau

- temps de lecture approximatif de 15 minutes 15 min - Modifié le 28/06/2023 par GLITCH

La musique classique s'est construite notamment sur la distinction entre le bruit et la note, entre le son « naturel » et le son musical. Ce qui ne l'empêche pas de s'inspirer des phénomènes de la nature. Sous toutes ses formes, l'eau est peut-être l'élément le plus sollicité par la musique...

Vapeur ou glace, goutte ou océan, torrent ou mare, la plasticité de l’eau la destine à tous les apprêts musicaux, depuis les tableaux symphoniques jusqu’aux miniatures électroacoustiques.

Evoqué, imité ou reproduit, le bruit de l’eau s’infiltre dans l’histoire de la musique. D’allégorique, il devient toujours plus concret, entre paysage et molécule…

Dans la nature, les rythmes, les hauteurs, les tempi sont multiples et complexes. Rappelez-vous la façon dont ondulent les vagues de la mer, dont se brisent les eaux d’une rivière ou d’un ruisseau, ou encore la pluie
Arnold Schoenberg

- A lire : La musique et la nature, in Musiques 01, une encyclopédie pour le XXIè siècle, et Art et eau

McIntosh : “Ondulation
Familiari : “Je goutte”

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Lee Bull : “Sternbau”


Suggérer, peindre : la mer des romantiques
 

- La Moldau de Biedrich Smetana est une des œuvres les plus évocatrices de la nature en musique. On y suit la descente de la Moldau, de la source à l’embouchure. De l’allant paisible aux tourbillons, le flot des cordes épouse le relief du fleuve, ondule ou gronde, se ride ou s’étale. Et le long du cours défilent des chasseurs, une noce paysanne, jusqu’à l’emballement qui précipite la rivière dans l’Elbe.

- Autre exemple magnifique de musique liquide, le prélude de L’Or du Rhin de Richard Wagner. Un grondement sourd des profondeurs du silence, s’étire, se met à ondoyer et à chanter doucement.. C’est comme un long ruban qui s’étoffe et se met à vibrer vers la lumière. Et c’est la source du monde selon Wagner. Le chant du Rhin inaugure l’Anneau du Nibelung et le clôturera 4 opéras plus tard, engloutissant le monde des dieux.

- En 1877, Franz Liszt achève son cycle des Années de pèlerinage pour piano, où figure le célèbre Jeux d’eau à la villa d’Este. Ce chef d’œuvre de coloration impressionniste fait couler irisations perlées, arpèges cristallins et trilles frémissants qui donnent à toute la pièce une ondulation charmante.

- A l’aube de la modernité musicale qu’il inaugure en France aux côtés de Debussy, Maurice Ravel écrit en 1901 Jeux d’eau, sous-titré Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille. Papillonnements fantasques et gracieux composent une irrésistible rêverie enfantine.

A lire : Les musiciens français et la nature

- La Mer de Claude Debussy (1905) peut s’écouter comme un tableau impressionniste. Par touches, par vagues, la Mer fait entendre une grande variétés de traits musicaux. L’oeuvre déploie toute une palette de timbres pour suggérer la houle, le calme plat, les oiseaux ou le vent. C’est une successsion et une surimpression d’images qui composent une marine animée, de l’aube étale au soir tumultueux.

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Courbet : “Tempête de neige sur la mer

Debussy ne cherche pas à « décrire » ou imiter l’eau, mais à produire des associations poétiques issues du jeu des sensations. Dans la pièce pour piano Reflets dans l’eau le soleil miroitant sur l’eau produit des éclairs, des impressions fugitives. Comme l’écrit le musicologue Jacques Viret, Refletsne donne pas dans le pittoresque aquatique mais explore la qualité liquide” d’une musique faite de sons et de timbres autant que de notes.

A lire : Debussy, poète des eaux, de Francesco Spampinato.

Avec Debussy, on passe insensiblement de la description à l’analogie, du programme à la suggestion. L’imaginaire est stimulé par une musique coloriste qui joue des timbres comme des notes et s’affranchit des découpages classiques.

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Turner : “Mer orageuse”
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Lichtenstein : “Seascape”

Imiter, transcrire : l’hydrophysique des modernes 

Au vingtième siècle, la musique contemporaine s’empare aussi des phénomènes naturels. Mais à la suggestion picturale qui prévalait jusqu’alors succède une exploration plus analytique des éléments. Une poétique nouvelle émerge, qui met en son les propriétés physiques de la matière, en retranscrit la structure ou le mouvement..

A lire : sur l’imitation dans la musique, Le sens de la musique


- Le 8è prélude pour piano de Maurice Ohana (1973) est une belle étude de timbres et de rythmes autour de la pluie. Le jeu de la concentration ou de l’éparpillement des gouttes donne matière à un tissu rythmique de notes qui tintent puis crépitent, s’écrasent ou dégringolent, se précipitent ou se raréfient…


- Comment l’oreille perçoit-elle ce
bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même…
(G. W.Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain)

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Morellet : “40 000 carrés”

Le poème symphonique pour 100 métronomes de Gyorgy Ligeti (1962) illustre étrangement ce phénomène. Cent métronomes sont lancés en même temps. Pluie de cliquetis dans laquelle l’oreille peut se noyer où pêcher des microrythmes de plus en plus distinctement, au fur et à mesure que le champ sonore s’assèche, et que, un à un, les métronomes s’arrêtent.

Signac : “Le Port de Portrieux, La houle”

- La poésie pointilliste de Jacques Lenot et sa science des timbres se prêtent à merveille à cet exercice de diffraction du ruissellement que l’on peut entendre dans Floris music (1998). La pièce associe 5 claviers : célesta, marimba, piano, clavecin et vibraphone. Chacun des instruments s’égoutte le long d’un contrepoint aux dissonances cristallines, et dans lequel l’élément liquide semble s’ouvrir comme un éventail de timbres cousins.

- Nuun (1996), de l’autrichien Beat Furrer, nous plonge dans une physique sensuelle. L’œuvre peut s’écouter comme un grand geste cinétique. Elle produit une mer d’instruments qu’on aurait brusquement agitée afin d’en observer la houle, les sursauts, ressac et autres clapotis. Dans cette agitation, des mouvements s’organisent, des ondes se rejoignent, se subjuguent et s’annulent, des formes émergent puis disparaissent. Progressivement, cette énergie se consume, les tangages s’aplatissent, les chocs se raréfient, et finalement l’eau retourne au murmure.

Retour à une perspective plus picturale et contemplative avec le japonais Toru Takemitsu dont les compositions convoquent sans cesse l’élément liquide. En témoigne le cycle Waterscape , soit une trentaine de pièces au long desquelles le compositeur parcourt cette « mer de la tonalité dans laquelle de nombreux accords(…) flottent librement, comme l’eau circulant dans l’univers ».

François : “Retenue d’eau”


Capter, manipuler : le ballet des gouttes électroniques 

Avec les techniques d’enregistrement et de traitement des sons, la musique électroacoustique capte l’élément liquide à la source et abolit la distinction entre bruit naturel et son artificiel. Une musique « mixte » devient possible, où la nature est re-produite, travaillée et hybridée en studio.

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Malphettes : “La goutte d’eau”


- L’œuvre de François-Bernard Mâche
se consacre à l’exploration des modèles naturels qui proposent au musicien un répertoire élémentaire de formes, de rythmes et de mélodies. La nature se recrée, se poursuit dans la musique, comme dans Amorgos (1979), pour instruments et bande. Dans cette pièce qui joue sur la dimension percussive de l’eau, s’installe un dialogue et un prolongement réciproque entre bruits d’eau et instruments.

A lire : Musique, mythe, nature et Musique au singulier, de F.-B. Mâche

- Dans sa pièce Gouttes d’eau (1985, in Mix03) , Pierre Henry compose une polyrythmie qui va en se complexifiant. L’oeuvre superpose des « lignes » de gouttes d’eau plus ou moins grosses, du « plic » cristallin à l’écrasement épais. Les timbres peuvent s’apparenter, selon le calibre de la goutte ou la surface qui les reçoit, à des percussions (peaux, métaux, xylophones). Ainsi se crée une musique entre l’organique et l’instrumental, un concert chamarré qui tinte, goutte, ruisselle et chante.

Andreu : Opéra de Pékin

- La création du monde (1984) de Bernard Parmegiani, chef-d’œuvre électroacoustique, propose rien moins qu’une génèse acoustique. D’une soupe primitive vont naître les briques de la matière sonore. Les sons se singularisent, se complexifient, et s’articulent. Dans Aquatisme : l’eau semble s’animer, s’accoupler avec d’autres sons pour produire des textures nouvelles qui établissent un continuum entre la machine et la matière.
Autre évocation liquide chez Parmegiani : Natura sonorum (1975)

- Retour au paysage maritime avec Sud de Jean-Claude Risset (1985). Ou comment écouter un bord de mer sur lequel se déploie tout un outillage d’optique sonore… Grossissement, déformation, diffraction, surimpression… Le grondement ou le bruissement de la mer sont modulés, criblés, s’infiltrent dans d’autres bruits et servent à construire des séquences où l’eau n’est plus un son mais un modèle pour construire d’autre sons.


A écouter encore : plongée dans l’univers humide de la grotte de Jeita (1970) par François Bayle


- et une passionnante exploration sonore de l’utilisation de la nature dans les musiques électro-acoustiques.

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McIntosh : “Ondulation”

 A la fin,

et à force de concrétude, pourquoi ne pas jouer de l’eau comme d’un instrument ? C’est ce que propose Tan Dun dans ses Water cadenzas (1998). La boucle est bouclée : l’eau qui s’insinuait dans les oreilles finit par éclabousser la scène..

- En bonus inclassable, une curiosité visuelle et musicale, le film « Regen » (La pluie, 1923, 12 mn) du hollandais Joris Ivens. Le compositeur allemand Hanns Eisler lui composa en 1941 une musique tout à la fois abstraite et pittoresque intitulée 14 façons de décrire la pluie

- Et puis en guise d’envoi, embarquons sur cette mélodie de Henri Duparc.  La vague et la cloche (1870) s’écoutent dans ce texte tourmenté, ballottées par la houle du piano.

« …parmi les vagues et le bruit / de la mer je voguais sans fanal dans la nuit / Morne rameur n’ayant plus l’espoir du rivage / l’océan me crachait ses baves sur le front… »


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2 thoughts on “Musique liquide, le chant de l’eau”

  1. Karine LELONG dit :

    Très belle découverte pour une néophyte comme moi. Enrichissante avec une ouverture artistique variée.

    1. GLITCH dit :

      Merci !

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