Football et extrêmes droites

Le stade de la cohabitation

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - par simon.magron

Les références aux extrêmes droites dans le football moderne ne se comptent plus. Parfois, elles sont l’étendard de fierté, comme pendant le derby Lazio – Roma du 6 janvier 2005, où le laziale Paolo Di Canio leva le bras en l’air pour célébrer un but, à la gloire de l’ancien dictateur Mussolini. D’autres fois, elles sont l’objet d’insultes, comme les « vichystes » que l’on peut entendre chez certains groupes de supporters visant des clubs réputés pour tolérer des groupuscules à l’idéologie politique ambiguë, comme l’OGC Nice ou l’Olympique lyonnais. De ce fait, comment les extrêmes droites se servent-elles du football pour se refaire une santé ? Pourquoi se servir des stades pour s’exprimer politiquement, en allant des insultes racistes à, parfois, des démonstrations de sympathie pour le IIIe Reich ?

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2372852188_3f874da418_c Source : Flickr

Hooligans et néonazis : une séduction réciproque

Récemment, les comportements de différents acteurs du football ont défrayé la chronique. Le 15 octobre 2019, au lendemain du match Bulgarie-Angleterre, gagné très largement par les anglais (0-6), le sélectionneur bulgare Krasimir Balakov avait été interrogé sur les cris de singe et les saluts nazis de certains supporters dans le stade de Sofia : il créa une vive polémique, en minimisant la gravité de ces attitudes.

Malgré le souci de la stabilité de son régime démocratique et une attention toute particulière portée à l’endiguement des idéologies proches du nazisme, l’Allemagne n’a pu éradiquer la présence de groupuscules d’extrême droite et des partis politiques ultras.

C’est dans le Land de la Saxe que les manifestations de ces groupes sont les plus récurrentes. Pour cause, la région rassemble plusieurs éléments qui constituent ce que les spécialistes en la matière qualifient de « terreau fertile » à l’expansion des mouvements d’extrême droite. Le premier facteur est le fort chômage, symptomatique d’une économie précaire. Le Land détient un taux de chômage important (6%, le plus élevé outre-Rhin) et le 12ème PIB par habitant du pays, sur seize Länder. Le deuxième facteur est le taux d’immigration en récente expansion. La sociologue allemande Helgard Kramer rappelle qu’en ex-RDA (Allemagne de l’Est), « il n’y a jamais eu plus de 1 à 2% d’étrangers », et qu’une ville comme Chemnitz en compte désormais 4,5 %. (source France 24)

Chemnitz, qui a fait parler d’elle, encore en mal, le 9 mars 2019, après que les supporters du Chemnitzer FC, club de D4 allemande, aient rendu hommage à Thomas Haller, un ancien supporter connu des services de renseignement. Il avait notamment fondé le mouvement Hooligans-Nazis-Rassisten.

La progression de la mouvance d’extrême droite n’est ainsi pas vraiment une surprise en Allemagne. Le parti ultra-nationaliste AFD (« Alternative für Deutschland ») est en pleine croissance et détient 91 sièges au Bundestag, le Parlement fédéral allemand. Particularité de ce phénomène outre-Rhin : la politisation d’une frange de hooligans. Plutôt habitués des bagarres entre supporters, avec comme terrain de combat les stades de foot et leurs alentours, certains militants d’extrême droite voient les organisations hooligans comme un nouveau vivier : ils y trouvent plusieurs similitudes avec leurs propres groupes, notamment l’aspect radical et très organisé de ces structures, comme le souligne Pascal Thibaud dans cet article consacré à l’AfD pour la revue Contretemps.

Une partie des hooligans et militants, dont certains néo-nazis, ont surtout trouvé un ennemi commun en ce qu’ils appellent « l’islamisation de l’Occident ». Lors d’un rassemblement à Cologne en 2014, ceux-ci marchant côte à côte ne s’en cachaient pas dans leurs slogans : « Ici ce sont les barbus d’Allah qui gouvernent », « Nous ne voulons plus de ces sales porcs de salafistes ».

De nombreux acteurs voient la stratégie de ces mouvements comme une technique opportuniste de propagation dans la société. Un ancien membre d’un groupuscule nazi, interrogé par France 24, résume très bien la situation : « Les néo-nazis veulent mobiliser pour leur cause et faire de l’agitation. Les mouvements néo-nazis sont de plus en plus interdits, et l’extrême droite a connu récemment plusieurs défaites électorales, donc ils se servent de ce nouveau potentiel ».

« Ho.Ge.Sa » pour « Hooligans Gegen Salafisten » («Hooligans contre les Salafistes »)
Source : Wikimedia Commons

Olaf Sundemeyer, journaliste allemand spécialiste de l’extrême droite, évoque quant à lui le danger de la décomplexion, ainsi que la légitimité de plus en plus accrue du sentiment d’appartenance aux mouvements néo-nazis : « L’histoire allemande est ce qu’elle est, donc en Allemagne, on ne peut pas exprimer son racisme comme ça, cela conduit forcément à l’isolement social. Mais si ce mécanisme est rompu, alors là, on fait face à quelque chose de dangereux, de très dangereux ». Le milieu hooligan déplore l’amalgame désormais intériorisé par une partie de la population, et l’effet de caisse de résonance : « Le citoyen lambda pense que tous les hooligans et les crânes rasés sont nazis, car c’est l’image qui est véhiculée dans les médias, et c’est exactement ce que voulaient ces types ». (Les néonazis allemands recrutent chez les hooligans)

Outre-Rhin, les réactions de ripostes politiques ont parfois été jugées trop laxistes lorsqu’il fallait contenir cette propagation : des membres du « bureau d’information contre l’extrême droite » à Dresde, capitale de la Saxe,  font alors référence à l’ancien président de la Saxe Kurt Biedenkopf (1999-2002), qui affirmait pendant son mandat que le Land était immunisé contre les néo-nazis. Selon Grit Hanneforth, ces derniers ont profité de cet évitement pour agrandir leurs structures.

En France, le hooliganisme d’extrême droite s’active par tous les moyens

Les moyens d’expression des hooligans d’extrême droite relèvent en partie de la lutte discrète, c’est-à-dire de l’infra-politique. L’infra-politique, concept développé par l’anthropologue James C. Scott peut se caractériser comme « la lutte circonspecte menée quotidiennement par des groupes subalternes se situant, tels des rayons infrarouges, au-delà du spectre visible ». Autrement dit, l’infra-politique s’oppose à la révolte dite « spectaculaire », à toutes les formes de résistance publiques et déclarées. Dans le cas des mouvements représentant une « résistance » par les hooligans néo-nazis, cette lutte est la partenaire silencieuse de formes de résistances « bruyantes ».

On peut notamment le constater en France à travers le comportement des « Zouaves », un « groupuscule de combat » selon les services de renseignement, monté en avril 2018 par des anciens membres du GUD (« Groupe Union Défense » organisation étudiante d’extrême droite, très influente notamment dans les années 1970, auto-dissout en 2017).

Source : tess parks, Flickr

L’ennemi que combattent les « Zouaves » est l’ennemi traditionnel de l’extrême droite : l’immigré. Ainsi, ils luttent, à l’instar de leurs homologues allemands, contre ce qu’ils appellent la « colonisation de l’Occident ». Dans les deux pays, ces groupuscules n’hésitent pas à invoquer la théorie du « grand remplacement » pour justifier la nécessité d’une lutte par des actes forts. De ce fait, les Zouaves, tout comme les autres membres des GUD de chaque ville, considèrent leurs actes comme une résistance au système. Les ennemis spécifiques des hooligans néo-nazis sont également les populations aisées et les « antifas » (militants antifascistes radicaux). Les actes de plusieurs groupuscules d’extrême droite radicale rassemblés durant l’acte III des Gilets Jaunes sur les Champs-Élysées le 1er décembre 2018 sont caractéristiques d’une résistance publique, mais aussi discrète, relevant de l’infra-politique.

Dans les signes de révolte « bruyante », on peut relever des formes qu’on pourrait qualifier de « conventionnelles » pour des hooligans : installation de barricades et affrontements musclés avec les forces de l’ordre. La lutte discrète, « non conventionnelle », vient compléter ces actions. Elle est caractérisée par la gestion intra et inter-groupes, qui se fait à l’abri de toute surveillance. En effet, le groupe des Zouaves est souvent accompagné d’autres mouvances, comme la « Milice », composée ni plus ni moins de… hooligans de l’ancienne tribune Boulogne du Paris-Saint-Germain. Étaient présents également lors de cet acte III d’autres individus habitués des rixes politiques d’extrême droite, comme l’ancien responsable du GUD Paris et ex-membre du « Blue Wolves » et des « Infâmes », des groupes de hooligans du Paris Football Club, autre club de la capitale (source : Christophe-Cécil Garnier Co-auteur de Supporter: un an d’immersion dans les stades français.)

De ce fait, la capacité de ces groupes à se rassembler, communiquer, et s’organiser, constituent des marques de lutte infra-politique, car même si certains de ces groupes sont l’objet de surveillance par les services de renseignement, leur gestion se fait globalement en dehors des radars étatiques.

La tribune Boulogne : illustration d’un mariage dangereux

Initialement un virage du Parc des Princes constitué de 6 000 places et composé en grande majorité d’ultras, la tribune Boulogne devient le QG de skinheads néo-nazis à partir du début des années 1980. Elle acquiert une bien triste notoriété par certains chants racistes ponctués de violence verbale et physique à l’encontre de personnes de couleur, des affrontements avec des supporters adverses et les forces de l’ordre ou des graffitis d’extrême droite. Tandis qu’une partie du kop déplore ces actes, une autre partie laisse paraître sa joie, par l’intermédiaire du slogan « plus nous sommes craints, plus nous existons ». Le sociologue Alain Ehrenberg qualifie ce phénomène de « rage de paraître ».

Si ultras et hooligans cohabitent au sein du kop, il faut noter la différence entre ces deux mouvements. Un ultra a pour centre d’attention le football, en participant parfois à des affrontements physiques. C’est l’inverse pour le hooligan : sa priorité est l’affrontement physique. À l’instar des « hools » d’Europe de l’Est, le football est secondaire.

Source : Néric Blein Flickr

Cette minorité visible de supporters d’extrême-droite avait pour habitude de faire des saluts nazis pendant que retentissait la Marseillaise, ou de traiter de « juifs » les adversaires qui gardaient la balle trop longtemps. Le summum de la violence antisémite fut atteint lors d’un match contre l’Hapoel Tel Aviv en 2006, lorsque des hooligans de la tribune Boulogne prirent à partie un supporter juif, avec des insultes antisémites et des menaces d’agression physiques. La situation dégénéra par la suite, impliquant les coups de feu d’un policier antillais, traité à son tour de « sale nègre » (source : France Football).

D’aucuns se sont également demandé si la tribune Boulogne n’était pas aussi un haut lieu de récupération politique de l’extrême droite. Le Front National (actuel RN) contestait toute affinité avec les membres de la tribune, qualifiant dès le début les hooligans nazis de « voyous », et les considérant comme nuisibles à son image. Certains groupes politiques, comme le Klan ou le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR, rebaptisé Troisième Voie) comptent des fans parisiens dans leurs rangs, mais leur stratégie d’infiltration n’est pas davantage avérée. Dans les années 1980 et 1990, d’autres groupuscules d’extrême droite ont tenté de s’introduire dans la tribune Boulogne, sans réellement parvenir à faire adhérer les autres supporters à leur cause. En septembre 1993, une dizaine de militants du Parti nationaliste français et européen (PNFE) tentèrent de distribuer des tracts en faveur d’une « France blanche » dans la tribune, mais les « anciens » (Commandos pirates Paris, CPP) s’y opposèrent. 

La tribune Boulogne fut fortement impactée par la dissolution des Boulogne Boys (première association créée dans la tribune) après l’affaire de la banderole anti-Ch’tis déployée le 29 mars 2008 au Stade de France lors de la finale de Coupe de la Ligue entre le PSG et Lens. Aujourd’hui, la tribune Boulogne tente de renaître, par l’intermédiaire de groupes ultras, qui se disent apolitisés, et réunissant des supporters blancs et de couleur. Le club tente d’éviter de nouveaux affrontements avec la tribune Auteuil, qui étaient très récurrents par le passé, du fait notamment de l’affrontement idéologique entre nationalistes blancs (Boulogne) et partisans du cosmopolitisme (Auteuil).

Le football, pain béni pour la fachosphère 

Si le FN a fermement réfuté entretenir des liens avec les hooligans de la tribune Boulogne, le parti créé par Jean-Marie Le Pen n’hésitera cependant pas à utiliser le football à des fins politiques. Tout comme les médias alternatifs d’extrême droite formant la « fachosphère » (Fdesouche, Altermedia…) non plus. Ceux-ci reprennent les codes des sites d’information tout en pratiquant abusivement la reprise d’articles parus dans d’autres médias, les sélectionnant avec soin et les réadaptant très légèrement pour qu’ils collent à leur propos. Par exemple, lors d’un accident de voiture survenu à Montpellier dans la soirée la victoire de l’Algérie contre la Côte d’Ivoire en 1/4 de finale de la CAN 2019, plusieurs sites d’extrême droite ont immédiatement mis en avant le contexte de liesse des supporters algériens qui aurait mené à cet accident. Une version des faits qui a été contestée par les médias traditionnels.

Cela permet de faire fonctionner ces sites sans de gros besoins de main-d’œuvre, et de publier à un rythme très rapide. La « fachosphère » est donc attractive par son caractère dissident, non-institutionnel et « anti-système ». Utiliser le football est donc une aubaine pour elle, car son discours rejoint parfaitement celui de certains hooligans d’extrême droite, qui dénoncent le « foot-business », et l’impact du système capitaliste qui, selon eux, enlève « l’amour du club ». De plus, les hooligans défendent traditionnellement une vision belliqueuse et viriliste du football, ainsi il s’agit pour eux d’un réel enjeu de faire front à toute velléité progressiste.

La principale stratégie de communication des groupes ou sites Internet de la « fachosphère » peut être définie par une forme de « gramscisme numérique » : l’expression est inspirée des thèses du philosophe et écrivain italien Antonio Gramsci, qui relatait les stratégies des groupes politiques dans le but selon lui d’agir dans le champ idéologique et culturel. Pour Stéphane François, qui a écrit « Fachos 2.0 ou comment les idées d’extrême droite se répandent jusque chez vous » ce phénomène est aujourd’hui extrêmement présent sur Internet. Il s’agit donc pour lui d’une édulcoration et une banalisation des thèses de l’extrême droite sur internet, afin de les rendre acceptables auprès de l’opinion publique. L’intérêt pour un sport pratiqué par près d’un habitant sur 30 en France pour sensibiliser le plus de personnes possibles, semble évident.

De ce fait, que ce soit le FN/RN ou les médias alternatifs, personne à l’extrême droite ne manque l’occasion de parler de ballon rond. Au-delà d’affaires (affaire de la sextape, affaire Zahia) qui sont passées de la vie privée à des enjeux de débats nationaux mêlant islam et/ou immigration, la très grande majorité des articles sur ces sites a pour thème l’islam radical, l’immigration afro-maghrébine et/ou les banlieues. De quoi constituer une véritable bulle de filtres autour de l’insécurité et du danger terroriste.

Les frontières entre le hooliganisme et l’extrême-droite sont parfois poreuses. Les ripostes politiques à ces rapprochements sont difficiles à mettre en place, car ces derniers se font souvent en dehors des radars, et parfois de manière clandestine. On ne peut cependant pas conclure trop hâtivement sur les origines de ces rapprochements, tant les contextes sont différents par pays et par période. Plusieurs enjeux de débat public subsistent, ce qui rend l’analyse extrêmement complexe, délicate mais toujours nécessaire.

Pour aller plus loin

Nicolas Hourcade, « L’engagement politique des supporters « ultras » français. Retour sur des idées reçues », dans « Politix. Revue des sciences sociales du politique », vol 13, n°50, 2000

Les héritiers du IIIe Reich, l’extrême droite allemande de 1945 à nos jours / Patrick Moreau, Editions du Seuil, 1994

Comment les élites construisent le problème musulman / Abellali Hajjat, Marwan Mohammed, Editions de la Découverte, 2013

La fachosphère : comment l’extrême droite a remporté la bataille du net / Dominique Albertini, David Doucet, Editions Flammarion, 2016

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