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Une journée moyenne

Les écrivains en confinement

- temps de lecture approximatif de 4 minutes 4 min - par AudreyB

Un nouvel épisode de notre série qui donne la parole aux auteurs d'Auvergne-Rhône-Alpes.

Après Archipel littéraire et Dans le lazaret lyonnais, c’est au tour d’une nouvelle artiste de se livrer.

Judith Wiart est née au Havre en 1970 et vit à Lyon depuis 1984 où elle enseigne le français dans un lycée professionnel et à l’Inspé. Elle co-gère la revue littéraire N.A.W.A, publie régulièrement dans des webzines, participe à des lectures publiques et écrit quotidiennement dans son blog La Mare Rouge. Son premier recueil de prose courte Le jour où la dernière Clodette est morte sortira aux Éditions Le Clos Jouve en mai 2020. Elle a aussi publié un livre d’artiste écrit à quatre mains avec l’artiste et photographe Judith Lesur : PING-PONG.


“Au réveil, café, mon amoureux me raconte son dernier rêve qui met en scène Matzneff et un pangolin en plastique dans un décor vénitien.

J’ouvre ma boîte académique. Elle ressemble à une grosse dondon gavée de “ressources et dispositifs numériques” envoyés par le ministère, le rectorat, le lycée, l’université, les maisons d’édition de manuels scolaires, en vue d’assurer la continuité pédagogique du pays.

Je passe une partie de la matinée à rassurer mes élèves au téléphone : des tas de gens ont raté des journées entières, des mois, des années d’école et s’en sont très bien tirés. Qui ?  Einstein, Abraham Lincoln, Carson Mc Cullers, Steve Jobs, Karl Marx, Beyoncé… Et si vous alliez faire un gâteau ? Si vous écriviez une histoire pour votre petite sœur qui s’ennuie ? Si vous inventiez une machine qui ne sert à rien ? Si vous preniez des clichés avec votre portable pour créer votre roman-photo du confinement ? Vous êtes toujours aussi bizarre, madame. L’école nous manque.

Je suis dans la file d’attente du Super U. Pas la file à l’intérieur du magasin mais, l’autre, à l’extérieur. Je porte un masque. J’exécute des mouvements de mâchoire réguliers pour le remettre en place parce que je ne dois pas le toucher. J’ai une pensée pour le personnel soignant qui passe des journées avec ce truc sur le visage. Je ne vois pas tout de suite ma copine Véro qui est au téléphone, et porte, elle aussi, un masque chirurgical. Elle a couvert son smartphone d’un sac plastique de congélation. On a toutes les deux le même réflexe de s’approcher pour s’embrasser parce qu’on ne s’est pas vues depuis longtemps et le même réflexe presque simultané d’aussitôt sauter en arrière.

La jeune caissière que je connais bien est en sueur derrière son masque. Elle essuie régulièrement son front avec la manche de son sweat.

Je croise mon ex-mari dans la rue, il me fait signe sur le trottoir d’en face. Un masque à gaz couvre le bas de son visage. Je suis un peu surprise ; il est mort, il y a trois ans. Mais bon, les rues de la Croix-Rousse ressemblent de plus en plus à un décor de film de zombies : on y voit errer des silhouettes marchant au milieu de la chaussée, l’air hagard, à côté des zombies-joggeurs qui courent dans le rayon maximal d’un kilomètre autour de leur domicile dans la limite d’une heure quotidienne. Mon ex-mari est finalement mon ex-beau-fils qui vit dans le quartier et qui n’a pas confiance dans les masques en papier ou en tissu à fabriquer soi-même. Sa voix m’arrive comme celle d’un scaphandrier à travers son casque.

Retour de mon déplacement bref. Je passe devant la paroisse Saint-Augustin. J’en viendrais presqu’à regretter les assemblées semestrielles de co-propriétaires dans la salle de catéchisme.

Je retrouve mon chat. Je ne sais pas s’il est heureux ou fâché de la situation. Quand je lui ai appris que le confinement était reconduit d’un mois, il m’a regardé avec son habituel air impénétrable, a haussé les épaules, a bâillé puis m’a tourné le dos pour aller se coucher sur le lit.

Je fais connaissance avec le petit voisin d’un an et demi dans l’immeuble en vis-à-vis. Il prend l’air tous les jours à la fenêtre à l’heure du goûter, assis sur une chaise haute. Il me tend ses boudoirs, me montre ses dessins, m’envoie des baisers de loin, me souris, penche la tête à droite comme un mini-Clooney. Puis sa maman vient le chercher pour le bain. Nous sommes séparés jusqu’à demain 16 heures.

Depuis le début du confinement, les sons du dehors parviennent à moi plus clairs, plus précis, comme issus d’un casque d’ornithologie. Parce que la ville s’est tue soudainement et que le bruit de fond, auquel on ne prête pas attention en temps normal, n’existe plus – il a laissé place à un silence de mois d’août en avril – je distingue très nettement de mon balcon le chant des grenouilles de la mare de l’Inspé, celui des oiseaux de la cour intérieure, le chuintement des stores qui roulent sur la peau des immeubles, les voix de mes voisins, les pleurs des bébés, les rires des enfants, les disputes conjugales et, depuis peu, les râles d’amour, de plus en plus fréquents. En temps de crise majeure les hommes se sentent menacés dans leur survie et ont tendance à multiplier leurs relations sexuelles pour s’assurer une descendance, prétend le dernier Psychologie magazine.

Aujourd’hui, mon fils m’apprend à jouer à Call of duty, Black ops 2, mode zombie. Avec lui, je regarde des vidéos scientifiques sur e-penser : les trous noirs, la relativité restreinte, pourquoi les feux rouges sont rouges, fusion thermonucléaire et bombe H.

J’écris, je télé-travaille, je skype, je corrige des copies, je visionne Idiocracy, Les chasses du comte Zaroff, Psychose II, je lis J.P Donleavy, je découvre Andreï Dmitriev, je relis Montaigne et Nikos Kazantzaki, je fais des exercices d’abdos-fessiers, je cuisine pour mon clan rapproché, j’envoie mon dernier manuscrit à des éditeurs.

Qu’est-ce qui est en train de se jouer dehors ? La fin du monde ou le début d’une nouvelle ère ?

Suis-je en train de réussir ou de foirer mon confinement ?

Je n’en sais fichtre rien.”


Son blog La Mare Rouge

Ses textes pour la revue N.A.W.A.

Une interview-lecture sur Radio Canut Wiart dans tes oreilles

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