La littérature, « work in progress » ?

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 07/06/2019 par Yôzô-san

« Le travail c'est du temps transmué en argent, l'écriture c'est le même temps changé en or » nous disait Christian Bobin dans L’épuisement. Au vu du nombre de romans s’intéressant au monde du travail qui fleurissent sur les présentoirs de nos libraires depuis quelques années, il semblerait bien que ce dernier soit devenu "l’or" de bon nombre d’écrivains. Mais au fait, qu’en disent-ils ?

Work - Nick Youngson
Work - Nick Youngson Work - Nick Youngson

Saviez-vous qu’après le sommeil, le travail est l’activité la plus chronophage de notre existence ? Aujourd’hui, selon les études menées par le sociologue Jean Viard, malgré le chômage et des études toujours plus longues, nous passons en moyenne 10,5 années au travail sur l’ensemble de notre vie. Il est donc tout naturel que la littérature se soit saisie de ce sujet, étalant les vicissitudes de nos vies professionnelles dans les pages de nombreux romans.

Au moment des premières révoltes d’ouvriers et de mineurs au XIXe siècle, le travail a fait une entrée très remarquée dans la littérature, sous les plumes d’auteurs tels qu’Émile Zola, George Sand, Camille Lemonnier ou Elizabeth Gaskell pour n’en citer que quelques-uns. Mais à l’heure où les termes ‟burn-out” (reconnu maladie en mai dernier par l’OMS), ‟plan de restructuration” ou ‟risques psychosociaux” sont partout dans les médias, où en est-on de ce rapport que la littérature entretient avec le travail ?

 

Le travail c’est la santé ?

 

Alors que les premiers romans consacrés au travail et aux travailleurs ont très clairement mis l’accent sur l’impact physique de certains métiers sur ceux qui les exercent — comment oublier ces ouvriers aux corps brisés que Dickens met en scène dans Temps difficiles ? — force est de constater qu’avec l’arrivée des processus d’industrialisation, les auteurs vont de moins en moins insister sur ce point, comme si la mise en place des machines avait permis de résorber le mal-être physique des employés des aciéries ou des usines. Après les publication de La jungle d’Upton Sinclair ou du Quai de Wigan de George Orwell, on assiste durant le XXe siècle à une raréfaction de textes littéraires sur le sujet, bien que celui-ci refasse de temps à autre surface avec des auteurs contemporains comme Didier Castino (Après le silence) ou Édouard Louis (Qui a tué mon père).

Elle est pas belle mon usine ? Bethlehem Steel works – Joseph Pennell

En y regardant de plus près, avec l’arrivée d’ouvrages comme Ravages d’Anne Rambach ou Le temps qui reste de Marco Amerighi on observe en fait un  renouvellement de la façon d’aborder la souffrance physique des travailleurs avec des textes qui vont plus s’ancrer dans l’actualité abordant par exemple le scandale de l’amiante.

Les rois du management – Phiip (éditions Lapin)

Il n’aura échappé à personne que depuis la seconde moitié du XXe siècle, les regards se sont détournés des corps des travailleurs pour se porter sur leurs esprits. Avec le développement des sciences sociales, l’impact du travail sur la psyché va commencer à être étudié, aboutissant il y a quelques dizaines d’années à une prise de conscience du problème et donnant naissance à de nouveaux métiers comme psychologue du travail ou ingénieur en prévention des risques psycho-sociaux. Dès lors, la littérature sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de romans ou de bandes dessinées, va aborder les différentes facettes de ce problème. Lilian Robin (Tripalium), Grégoire Damon (Fast-food) ou du côté de la BD, Phiip (série Les rois du management) et Leslie Plée (Moi vivant vous n’aurez jamais de pauses ou Comment j’ai cru devenir libraire), s’intéresseront ainsi de très près aux techniques de management toxiques qui font ressortir ce qu’il y a de pire en nous ou parviennent à vider un métier de sa substance, tandis qu’Emmanuelle Lambert (La désertion) et Élodie Douard (La chair des vivants) se pencheront sur le harcèlement au travail. Témoin des évolutions de la sphère professionnelle, on verra même l’arrivée dans la littérature des « bullshit jobs » — ces métiers vides de sens produisant une nouvelle forme d’aliénation — avec des romans comme Avant tout, se poser les bonnes questions de Ginevra Lamberti.

Carte de désavoeux – Sandrine Deloffre

Autre sujet qui tient la dragée haute dans cette littérature du travail : le chômage de masse. Cette menace est même devenue l’un des nouveaux enjeux du roman noir, poussant les personnages dans des retranchements inattendus comme c’est le cas chez Westlake (Le couperet), Christian Roux (L’homme à la bombe) ou Pierre Lemaître (Cadres noirs).

En outre, si le romancier se tenait jusque-là quasi exclusivement du côté des masses besogneuses, on remarque depuis une petite dizaine d’années que la littérature s’intéresse aussi à la situation des cadres. Ainsi, des auteurs comme Sven Hansen-Løve ou Pascal Guillet

vont aux problèmes engendrés par le stress ou les rythmes infernaux imposés dans certains milieux  (finance, publicité, grosses multinationales etc…) comme c’est le cas dans Un emploi sur mesure ou Branta bernicla.

 

La littérature, laboratoire d’améliorations professionnelles

 

Employé du mois – copyright Dave Whelan

Si le travail est aussi présent dans la littérature actuelle, c’est qu’il fait partie intégrante de la vie des auteurs. Depuis la fin du XVIIIe siècle, exit l’auteur professionnel qui peut consacrer la totalité de son temps à son art grâce à sa fortune personnelle ou au soutien d’un mécène ! Hormis le cercle restreint de ceux qui caracolent en tête des meilleures ventes, la grande majorité des auteurs, comme le commun des mortels, sont bien obligés d’avoir une occupation professionnelle pour pouvoir manger et se loger. C’est ainsi que puisant dans ses propres expériences professionnelles, le romancier contemporain assume un rôle singulier en donnant naissance à une fiction parfois très ancrée dans la réalité sociale. Posture qui le relègue parfois à la marge de la littérature ainsi que le déplore Gérard Mordillat : «Dès que l’on écrit sur le travail, les commentateurs ne considèrent plus notre œuvre comme de la littérature. Écrire sur ce sujet, c’est être immédiatement exclu de la littérature, être mis dans un rayon B. ». En 2009, ce rôle de l’écrivain connait une forme de reconnaissance avec la création du prix du roman d’entreprise et du travail qui a pour but de récompenser « un romancier pour ses qualités littéraires et la lucidité de son regard sur le monde du travail ». Ce prix qui est remis chaque année dans les locaux du Ministère du travail est attribué par un jury atypique réunissant acteurs du monde du travail, journalistes, sociologues, représentants du MEDEF et des syndicats.

 

Si pour certains auteurs il s’agit d’un sujet comme un autre, pour bon nombre d’entre eux, il en va autrement. En plaçant le travail au centre d’un roman, loin de vouloir faire dans le dolorisme, l’auteur cherche à toucher du doigt une réalité parfois dure dans l’espoir de voir les choses changer.

Auteur, lanceur d’alerte, même combat ?

C’est ainsi qu’animé d’une volonté presque chatartique de dire ce qu’il a vécu et de s’assurer que le monde sache, afin que l’affaire ne puisse être étouffée, Marin Ledun écrira Les visages écrasés, un polar autour du management agressif qui a coûté la vie à plusieurs employés de France Télécom voyant dans la littérature « un moyen de dénoncer les travers de la société en touchant un public mille fois plus large que celui de l’écriture scientifique ». D’autres lui emboîterons le pas comme Philippe Claudel avec son roman intitulé L’enquête qu’il a écrit « Pour les suivants, afin qu’ils ne soient pas les prochains… », certain que « la littérature peut œuvrer là où le politique constate sa propre faillite » qu’elle a pour vocation de « montrer le monde au-delà de ce qu’il est, le monde tel qu’il pourrait être ».

Désireux d’agir, certains auteurs vont même se rassembler pour réfléchir ensemble sur l’avenir du travail. Que cela passe par le biais de publications collectives comme Au bal des actifs – Demain le travail, ou par la création de collectifs d’auteurs tel Zanzibar qui se donnent comme mission de penser aujourd’hui pour désincarcérer le futur.

 

Nul ne sait par avance l’impact que ces auteurs auront sur le travail de demain — qui aurait pu prédire l’impact qu’a eu Germinal sur l’ensemble de la profession des mineurs au point qu’ils aient envoyé une délégation assister aux obsèques d’Émile Zola —  mais une chose est sûre, la littérature s’est saisie du travail et ne semble pas prête à le lâcher…

 

 

Envie d’en savoir plus ?

Quelques classiques pour aller plus loin :

 mais aussi quelques romans contemporains :

et enfin quelques BD :

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