Toiles sur canapé

- temps de lecture approximatif de 11 minutes 11 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

Ils nous ont séduits : médiatiques, reconnus, alternatifs... , voici une sélection de 6 films choisis par 6 bibliothécaires, conçue comme un voyage filmique dans toute sa diversité : esthétique, aventureuse, émotionnelle. De Tokyo à Hong-Kong, et de l'Afrique à l'Allemagne en passant par les Etats-Unis autant d'escales auxquelles nous vous invitons...

© Pixabay
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Frozen River de Courtney Hunt
Frozen 1
Ray vit dans une caravane. Abandonnée par son mari, elle élève ses deux fils et fait son possible pour payer les dernières traites d’une future maison en kit. Lila, elle, est une jeune indienne Mahawk. Par la force des choses, et malgré le danger, les deux femmes vont s’associer pour faire passer la frontière à des candidats à l’immigration en traversant en voiture la rivière gelée qui sépare le Canada des Etats-Unis.
L’énergie et le naturel de Mélissa Léo font merveille pour dessiner le portrait de cette femme volontaire, acculée à la rébellion afin d’offrir une vie digne à ses enfants.
Evitant le pathos, la réalisatrice met en évidence l’absurdité et le fatalisme vécus par les populations les plus fragiles, la dépendance des plus démunis à l’égard de ceux qui le sont à peine moins.
La rivière n’est peut-être pas la seule “frontière gelée” du film. Les rapports hommes/femmes, le dialogue inter-communautés, les relations entre générations, l’accès à une vie meilleure ressemblent eux aussi à des barrières infranchissables.
A la fois thriller et film noir, chronique sociale et film d’aventure, Courtney Hunt se joue d’une autre limite : celle des genres.

Autre suggestion : La multiplicité des thèmes, la présence forte de la frontière, un certain fatalisme, l’évolution de la relation des principaux protagonistes vers un apprivoisement mutuel m’évoquent de façon toute personnelle un film d’un tout autre genre : le magnifique L’éternité et un jour, de Théo Angelopoulos.
Ce très beau film poétique nous parle de l’amitié entre un homme et un petit garçon, de la mort, l’homme vivant son dernier jour avant de rentrer à l’hôpital pour ne plus en sortir, de l’amour et des regrets, du bilan d’une vie en somme.

Les visiteurs d’Elia Kazan

Visiteurs

En 1972, Elia Kazan sort les Visiteurs, un film à petit budget tourné en Super 16 mm couleur. Ecrit par son fils Chris, ce film, loin des grosses machines hollywoodiennes qui ont fait la réputation de Kazan ( Un tramway nommé désir, Baby Doll, Un homme dans la foule, …) étonne par l’économie de ses moyens et la présence d’acteurs inconnus (mais tout le monde reconnaîtra le prometteur James Woods).
Déconcertant, le film relate l’histoire d’un homme, Bill Schmidt, coulant des jours heureux avec sa femme et son fils quand Tony et Mike, deux anciens compagnons du Viêt Nam, s’invitent chez lui.
Très vite, une sourde menace imprègne la maison : que cache cette visite impromptue ? Bill Schmidt aurait-il des choses à se reprocher ?
Le climat, pesant, renforcé par une photographie granuleuse et froide, révèlera des comportements violents, des règlements de compte cruels que seul un cinéaste comme Kazan pouvait filmer avec autant d’intensité.
Après coup, le film fait froid dans le dos et l’ambivalence des personnages, leur culpabilité soudain percée à jour laissent un goût amer au spectateur.
Kazan, ça gratte là où ça fait mal.

A consulter :

Tokyo : (“Shaking Tokyo” de Bong Joon-Ho, “Interior design” de Michel Gondry, “Merde” de Léos Carax)

images

Tokyo était le seul paysage possible pour ces trois contes urbains à trois caméras. Métaphores du mal d’être ? Ils produisent, en tous cas, un triptyque pour le moins étrange…
Des trois portraits : le seul qui semble inspiré du réel dépasse la fiction :
Un hikikomori (personne s’isolant volontairement du monde) vit retranché depuis plus de dix ans dans son appartement lorsqu’une secousse sismique et une livreuse de pizza bouleversent sa vie.
Une jeune femme désœuvrée et délaissée par son compagnon se transforme en un objet incontournable qui trouvera forcément sa raison d’être…
“Merde”, la créature de Léos Carax, échappée d’un autre monde, transgresse toutes les lois du nôtre et terrorise la ville…

Tous nous entrainent sur le terrain de l’incompréhension, de l’impossibilité à vivre cette ville, voire l’impossibilité d’exister tout simplement. Pour enrayer la folie qu’elle génère et fuir, tous trois s’engouffrent dans des échappées (subies ou choisies) via le séisme de l’état amoureux, la transformation, la mort…
L’univers du film oscille entre la poésie et la monstruosité et nous renvoie à notre adaptabilité ou son contraire. C’est parfois doux, presque drôle, jamais vraiment tragique…Ces trois regards posés sur le Singulier composent une bizarrerie cinématographique…dont Tokyo n’est pas forcément la vedette,… l’inspiratrice probablement, comme le sont l’univers de la bande dessinée (Gabrielle Bell) et de la photographie (avec l’album “Tokyo nobody” de (Masataka Nakano).

Autre trio curieux : 3 extrêmes : (“Nouvelle cuisine” de Fruit Chan ; “Coupez” de Park Chan-wook et “La Boîte” de Takashi Miike) : ces trois opus fantastiques relèvent plus des contes cruels, proches du gore parfois.
Cette trilogie est aussi déjantée, acide et esthétisante que Tokyo. Il s’agit là aussi de trois personnages hors normes : une star de la tv qui refuse de vieillir, un figurant fou aux exigences ubuesques et une romancière qui cultive le mystère de son passé tragique…un délire visuel au cœur de l’incongru exotique !

Election 1 & 2 de Johnnie To

Election

Depuis quelques années, le prolifique réalisateur hongkongais Johnnie To est le chouchou des cinéphiles français. Formé à la télévision Hongkongaise, To est un cinéaste virtuose, et inspiré, à l’aise dans tous les genres cinématographiques, mais c’est au travers des films policiers qu’il est reconnu et apprécié, pour ses recherches stylistiques, et sa direction d’acteurs toujours parfaite. Il s’attaque régulièrement aux codes du genre, ralentissant les scènes de gunfights jusqu’à l’immobilité, s’imposant des contraintes de temps, ou par l’absence total d’armes à feu dans un film policier.
Un coffret regroupant deux de ses films les plus connus donne la possibilité de découvrir celui qui a renouvelé le polar Made in Hong Kong.

Election 1 & 2 narre les agissements de deux membres des triades hongkongaises pour être élu parrain pour un mandat de deux ans. Dans Election 1, le charismatique et séduisant Simon Yam interprète Lok, face au chien fou Big D, joué par Tony Leung Ka Fai. L’un semble respecter les codes de conduite et la tradition, l’autre ne pense qu’au pouvoir qui semble à sa portée. Dans le second opus, Lok tente de se faire réélire, face à un jeune loup, plus businessman que truand.
Les deux épisodes reposent sur des scénarios plus aboutis que d’habitude, permettant au cinéaste de poser des questions de portée plus politique et sociale que dans ses autres films. Il est ainsi facile d’y voir une métaphore de la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine, et l’influence de la nouvelle gouvernance sur les mafias locales.
Dans les deux Election, Johnnie To s’amuse à dépasser les limites du genre, et si les deux films sont nettement moins stylisés que ses autres œuvres ils gagnent en efficacité et en réalisme : montage et mise en scène ultra précis, interprétation parfaite et musique hypnotique, en font une œuvre fascinante.
Le titre original est le terme chinois utilisé pour ce qu’en Occident l’on nomme les triades, soit une Société noire.

Pour continuer l’exploration : The Mission, c’est le film qui révéla To aux cinéphiles européens, dans lequel des petites frappes engagées comme garde du corps se prennent pour de dangereux malfrats.

Police Tactical Unit, décrit comme un polar poétique par les Inrockuptibles, le film suit au cours d’une nuit, dans les rues d’Hong Kong, une brigade policière à la recherche d’un pistolet égaré par l’un d’entre eux.

Exilé, est un western urbain réalisé à Macau dans lequel Johnnie To rend hommage, entre autres, à Sergio Leone.

Pingpong de Matthias Luthardt

Pingpong
L’inspecteur Derrick, personnage de la série allemande éponyme et occasionnellement bon somnifère, peut remballer son imperméable : en passe de se libérer de son image poussiéreuse, le cinéma allemand vit une forme de “renouveau”, impulsé par des réalisateurs de talents qui font des films d’une grande force, comme “Pingpong” de Matthias Luthardt.

Au départ, un synopsis basique : l’arrivée impromptue d’un neveu dans une famille issue d’un milieu “favorisé et traditionnel” allemand.
Sauf que, ce jeune neveu adolescent à la beauté insolente déstabilise les 3 membres de cette jolie famille : par le poids de son chagrin (le suicide de son père), par son aura mystérieuse, fragile et sensuelle. Ce trouble, Matthias Luthardt va l’instiller, l’imprimer, l’intensifier, l’air de rien, dans chaque plan pour au final générer une sensation de malaise étouffante.

Dans ce huis clos (4 personnages, une maison avec piscine et un chien), les rapports s’enveniment, à l’image des guêpes au bourdonnement omniprésent, et s’empoisonnent, à l’image du lac toxique. Le drame sous jacent gagne du terrain, implacablement. Un drame que l’on redoute mais que l’on se surprend à attendre : Matthias Luhtardt a édifié un suspense redoutable dans ce jeu [de ping pong] des relations humaines, dont parfois il joue (voir la “scène de la douche”, où l’on est surpris de voir…un chien). Le tout servi par une esthétique dépouillée mais extrêmement éloquente : une image imperceptiblement vacillante et sans artifices (caméra à l’épaule, lumière crue et naturelle, absence de musique mais des motifs sonores riches) pour mieux percer l’intimité des personnages, exploser le vernis d’un monde chancelant.
Au final, sous ses allures de cinéma d’auteur contemplatif se cache en réalité un cinéma sans ostentation, sans esthétique exagérée, qui vous aimante au moyen de tous ces micros évènements, puis vous laisse sans voix, un peu sonné. Subtil mais toxique.

Dans la même veine , “Montag” de l’allemand Ulrich Köhler est construit sur le même mode de progression : celui d’une tension sourde, un peu plus surréaliste, augurant l’implosion d’un couple, au moyen d’une esthétique assez proche. Surprenant.

Johnny Mad Dog de Jean-Stephane Sauvaire

Mad dog
Avec Johnny Mad Dog, adapté du roman Johnny chien méchant de Emmanuel Dongala, Jean-Stéphane Sauvaire nous invite à une plongée saisissante dans l’enfer d’une guerre civile en Afrique.

Johnny Mad Dog, 15 ans, est le chef de bande d’une troupe d’enfants soldats aux surnoms évocateurs (No Good Advice, Small Devil, Young Major …). Armés jusqu’aux dents, ils hurlent, traumatisent, battent, violent, pillent, et tuent avec une sauvagerie extrême. De loin, la petite troupe, étrangement accoutrée, pourrait passer pour un défilé de carnaval. De près, ils font peur, ils ne sont que vociférations et violence. Ils représentent l’incarnation parfaite des “chiens fous” du titre mais une bande de chiens, errants, abandonnés et redevenus à l’état sauvage. Ils ne connaissent plus de limites, ne ressentent plus rien et semblent avoir perdu tout repère moral et social.

Face à cette jeunesse déshumanisée, le monde des adultes est en faillite. Humiliés, rabaissés au rang de victimes, ils fuient la guerre et le chaos. Les adultes font également figure de bourreaux. Plusieurs scènes montrent comment les rebelles endoctrinent et instrumentalisent les jeunes. Une lueur d’humanité se fait jour cependant lorsque Johnny Mad Dog est confronté à des personnages féminins. Son regard change, il semble s’humaniser. Fort heureusement, le scénario évite le piège d’une histoire d’amour rédemptrice. La violence est omniprésente, brute et sans concession, elle prend à la gorge dès l’ouverture du film. La manière de filmer comme le rythme du montage, participe de la sensation de tension et de malaise, ressentie.

Cette ultra-violence a été reprochée au film ; pour autant, le réalisateur n’en fait jamais l’apologie. Ce qu’il montre des enfants soldats (le processus d’endoctrinement notamment et donc la responsabilité des adultes), le parti-pris du réalisme emmène plutôt son propos du côté de la dénonciation. Il évite cependant, de tomber dans la surenchère pédagogique et le discours moralisateur. Jean-Stéphane Sauvaire donne à voir une situation réelle et cette immersion au cœur de la guerre, aux côtés de ces enfants soldats, confère au film un caractère documentaire.”Johnny Mad Dog” bouscule et dérange, on n’en sort pas indemne. En exposant une réalité jusqu’à présent peu montrée, il provoque une prise de conscience et suscite la réflexion.

Dans Mon nom est Tsotsi, Gavin Hood brosse lui aussi le portrait d’une jeunesse africaine contemporaine en proie à la violence. Mais alors que “Johnny Mad Dog” prend le parti de la radicalité, “Mon nom est Tsotsi” joue la carte de l’émotion.

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