La danse au cinéma

Votre vie n’est pas une comédie musicale, mais la réplique « On ne laisse pas Bébé dans un coin » vous rappelle vaguement quelque chose ? Alors restez donc un peu, et mettez-vous à l’aise.

- temps de lecture approximatif de 15 minutes 15 min - par MS

La danse et le cinéma, deux arts faits pour se rencontrer : le principe du cinéma, les images en mouvement et celui de la danse, les corps en mouvement…tout est dit. Un long mariage qui dure depuis plus de cent ans, avec beaucoup d’enfants…pour le meilleur et pour le pire ! Mais trève de métaphore conjugale, parlons sérieusement : le sujet est vaste, nous évoquerons donc ici uniquement la danse dans le cinéma de fiction occidental. Il sera forcément question de comédie musicale, mais pas seulement. Il sera aussi question de films de danse et de danse dans des films qui ne sont pas de danse (vous me suivez toujours ?). Bref, de tout cela, un peu. En attendant, comme dirait Gideon dans All the jazz : « it’s showtime, folks » !

black swan trailer natalie portman
black swan trailer natalie portman

Petit échauffement : quand la danse s’invite dans les films non musicaux. Florilège très sélectif… et très subjectif

La danse au cinéma, ce n’est pas que des films musicaux et des films de danse. En vérité, la danse s’invite partout, depuis toujours. Les séquences dansées s’imposent dans le déroulement de la narration, sont justifiées par elle et viennent s’insérer où on les attend – parfois – le moins, pour – parfois –  devenir « cultes ».

120 ans d’histoire du cinéma et des dizaines de milliers de films plus tard, ce sont donc fatalement dans ces films-là, tous genres confondus, que les moments dansés s’avèrent être les plus nombreux : simplement parce que la danse est présente dans la vie des hommes souvent de cette manière incongrue, fugace ou momentanée, car liée à un instant particulier et que le récit cinématographique va retranscrire de la même manière.

Le cinéma n’aime rien tant que raconter des histoires et la vie de nos semblables. Ainsi, lorsque la danse apparaît au cinéma, il y est souvent question d’être ensemble, de partage…mais aussi de rire : le potentiel comique de la danse, volontaire ou involontaire, est infini.

A défaut de pouvoir tout citer et tout montrer, voici quelques extraits de ce que peut produire la danse lorsqu’elle s’invite dans un film.

Tout d’abord, dans sa plus simple expression, ce déplacement du corps en rythme, s’impose comme une évidence (et pourtant le spectateur ne peut empêcher qu’un sourire se forme au coin des lèvres) dans la scène d’ouverture de ce film qu’on ne présente plus :

https://youtu.be/S0FphcAh3T8

Saturday night fever de John Badham, 1977

On peut danser seul…

https://youtu.be/8VlCF2s8aDQ

Beau travail de Claire Denis, 2000 

…ou en groupe :

Bande à part de Jean-Luc Godard, 1964

https://youtu.be/ufs4mbXrf3M

Rabbi Jacob de Gérard Oury, 1973  

Kickboxer de Mark DiSalle et David Worth, 1989

https://youtu.be/vJYsCabzG5k

Bande de filles de Céline Sciamma, 2014

On danse aussi… dans sa tête :

Wayne’s world de Penelope Spheeris, 1992

…ou dans des galaxies lointaines, très lointaines :

https://youtu.be/k1sF9veTzuU

Star Wars, épisode VI : le retour du Jedi de Richard Marquand 1983

Avec ses cheveux :

Death Proof (Boulevard de la mort) de Quentin Tarantino, 2007

…mais on peut aussi exécuter un petit pas improvisé, devant un public :

The big Lebowski de Joel et Ethan Cohen, 1998

La cité de la peur de Alain Berberian, 1994

Une brève histoire

Quand remonte l’apparition de la danse au cinéma ? A vrai dire, à ses débuts. En 1895, Les frères Lumière projettent pour la première fois, en séance publique, leurs « vues ». Le cinéma est né.

Premières apparitions et cinéma muet

Très vite, la danse devient un sujet de prédilection. Les opérateurs des frères Lumière se passionnent pour les danses tyroliennes, javanaises ou encore égyptiennes, tandis que la moitié des films réalisés par la Gaumont, entre 1900 et 1902 sont des films de danse.

La danse serpentine, inventée par une des pionnières de la danse moderne, l’américaine Loïs Fuller en 1892, est reprise plusieurs fois en film, notamment par les frères Lumière, en 1896, Méliès ou encore Alice Guy Blaché en 1897, première réalisatrice de l’histoire du cinéma.

https://youtu.be/QuhgXkzCooQ

Danse serpentine d’Alice Guy Blaché, 1897, exécutée par Mme Bob Walter 

Les premiers films sonores comme The jazz singer d’Alan Crosland en 1927 ont été des musicaux : simplement parce que les derniers muets l’étaient déjà eux-mêmes, la projection du film étant accompagnée d’une musique jouée en direct. Par ailleurs, beaucoup de scènes des films muets se passent dans un contexte musical : café-concert, bals, fêtes foraines, représentation d’opéra : pour exemple, Charlot danseur, film de 1914, 6e court-métrage de Charlie Chaplin, où son personnage de vagabond se cherche encore, ici sans moustache.

Tango Tangles (Charlot danseur) de Charles Chaplin, 1914

Les années 30 à 50

A partir des années 30 commence l’âge d’or de la comédie musicale, nouveau genre cinématographique qui apporte du rêve aux américains traumatisés par la crise de 1929.

Les grands studios d’Hollywood misent chacun sur leurs artistes phare : Warner avec Busby Berkeley, RKO avec le duo Fred Astaire et Ginger Rogers, MGM avec d’abord Judy Garland dans le Magicien D’Oz en 1939, premier film dansé en couleur et plus tard Gene Kelly, puis Astaire. Très peu de films de et sur la danse à cette période qui ne soient pas une comédie musicale : le genre règne en maître absolu dès qu’il s’agit de danser – et chanter- à l’exception notable du chef d’œuvre Les chaussons rouges de Michael Powell, un des premiers films sur le milieu de la danse, en l’occurrence du ballet. Il aura une grande influence sur des films comme The Phantom of Paradise de Brian de Palma et Black Swan de Daren Aronofsky.

Les chaussons rouges de Michael Powell, 1949 

Par ailleurs, le rôle des dessins animés musicaux est lui aussi très important : le public raffolait autant de la Betty Boop érotique et drôle des frères Fleischer que des Silly Symphonies de Walt Disney. Bon nombre des long-métrages qu’il crée par la suite laissent une très grande place à la musique et à la danse : Blanche-Neige, le Livre de la Jungle, Cendrillon, la Belle et la Bête, etc.

Toutefois, il est important d’évoquer aussi le statut des  artistes afro-américains, quasiment totalement écartés des films de « blancs », ou employés au mieux comme faire-valoir de l’enfant-star Shirley Temple, comme ce fut le cas pour le grand danseur de claquettes Bill Robinson, alias Bojangle. Dans les années 30, on les évoque souvent, mais on les voit peu. Cependant, certains cinéastes ont tenté de lutter contre cet état de fait et il existe quelques exceptions. Parmi celles-ci, l’apparition de LeRoy Daniels dans Tous en scène ou des Nicholas Brothers dans Le pirate, deux films de Vincente Minelli.

Hellzapoppin, (the Harlem Congeroo Dancers, non crédités) de H.C. Potter, 1941

Renouvellement du genre : les années  60

De nouvelles tendances musicales émergent, le rock en premier lieu – Elvis Presley dans sa myriade de films – et avec elles la contre-culture et puis …c’est la guerre du Vietnam. Les temps changent, l’insouciance décomplexée de la comédie musicale aussi : elle effectue un virage radical qui signera la fin du genre, malgré quelques réussites mythiques comme les demoiselles de Rochefort en 1967 en France ou  West Side story en 1961, lequel se caractérise notamment par un retour du drama.

Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy, 1967

Les années 70 : des réussites isolées

L’émancipation des films musicaux s’accroît : les thématiques se font plus graves, parfois tabous avec le génial Bob Fosse, notamment dans Cabaret en 1972 et All that jazz en 1979 : là se fait la bascule entre la comédie musicale et le film musical. Les dialogues ne sont plus chantés, et on ne danse plus sous la pluie autour d’un réverbère pour exprimer son bonheur. Les numéros se déroulent sur scène, ou tout du moins sous la forme d’une représentation, donc intégrés dans le récit comme tel. Les sujets sont aussi plus adultes, ou désireux d’évoquer des problèmes sociaux, politiques ou moraux. La danse, libérée en 1966 de l’autocensure de Hollywood (suite à l’instauration du code Hays dans les années 40) est alors beaucoup plus sexualisée.

Le genre de l’opéra-rock, s’il est éphémère, engendre tout de même des œuvres devenues  incontournables comme le très déjanté Rocky Horror Picture Show.  Enfin, dans le genre « musical de collège » typiquement américain, Grease en 1978 se démarque avec sa grande créativité et son second degré ravageur.

The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman, 1975

Cabaret de Bob Fosse, 1972

La danse dans le cinéma des années 80 à aujourd’hui

La comédie musicale au sens strict du genre n’est plus à la mode :  les productions marquantes sont souvent des prototypes comme les Blues Brothers de John Landis en 1980.

Le glissement amorcé dans les années 70 vers ce que l’on va nommer le film de danse, se confirme : Fame, Footloose, Flashdance, Dirty Dancing, Ballroom dancing, la série des Sexy Dance et Save the last dance dans les années 2000 sont pour la plupart d’importants succès publics.  Parallèlement, des films comme Le bal, Black Swan, Billy Elliot, Tango ou The desert dancer proposent d’autres pistes d’exploration de la thématique.

Néanmoins plusieurs cinéastes expérimentent à nouveau le genre de la comédie musicale au tournant des années 2000 : Woody Allen avec Tout le monde dit I love you en 1997, Lars von Trier avec Dancer in the dark en 2000, Baz Luhrmann avec Moulin Rouge en 2001, Rob Marshall avec Chicago en 2002 ou plus tard Burlesque de Steve Antin en 2010. Les numéros sont soignés, les films dans leur ensemble souvent réussis, même si, du fait de la non-spécialisation des acteurs dans ce genre de film – à la différence d’un Gene Kelly ou d’un Fred Astaire – on ne retrouve pas le niveau  de danse de leurs aînés, en partie pallié par la technique du cinéma (doublure, montage, etc.)

Footloose d’Herbert Ross, 1984

Ballroom dancing de Baz Lurhmann, 1992

Billy Eliot de Stephen Daldry, 2000

Comment est filmée la danse : évolutions, contraintes, particularités techniques

La rencontre danse et cinéma a lieu dès les débuts de ce dernier, elle en est un sujet de prédilection. Pour autant, cette rencontre n’allait pas forcément de soi : si la caméra est maîtresse du mouvement, pourquoi les corps danseraient-ils, et si les corps dansent, comment la caméra doit-elle bouger ? Lequel des deux arts prendra le dessus ?

Busby Berkeley

Après la pléthore de films musicaux de qualité inégale qui accompagne les débuts du parlant, le genre, un temps boudé, revient en grâce en 1933 avec le réalisateur et chorégraphe Busby Berkeley.

Busby, c’est l’homme aux « girls», le virtuose de la caméra qui invente une nouvelle façon de filmer les ballets. Chez Busby, le cinéma prime sur la danse. En effet, peu lui importe que les filles sachent danser pourvu qu’elles soient belles. Il exploite l’idée technique apparue dans les années 1890 de « danse à la chaîne », avec une répétition collective des mêmes numéros – marche d’inspiration militaire, lancer de jambes et pas de claquettes simples : le mouvement de caméra fait le reste. Il délaisse les trois ou quatre caméras fixes en différents points du studio et se contente d’un seul appareil qu’il met sur un rail ou sur une grue, lui donnant ainsi une très grande mobilité. Il démultiplie aussi l’image grâce aux trucages kaléidoscopiques : ses rosaces de « girls» sont restées célèbres. Son style est vite devenu désuet, néanmoins, l’histoire du cinéma est truffée d’hommages et de clins d’œil à son travail et à son style.

Ballets de Busby Berkeley sur une musique d’Artie Shaw

Fred Astaire

«Can’t act. Slightly bald. Also dances» (« ne sait pas jouer la comédie. Un peu chauve. Danse aussi »), est le retour laconique d’un anonyme des studios de la RKO après qu’un dénommé Fred Astaire ait effectué son bout d’essai en 1933, après une carrière déjà bien remplie de danseur, chorégraphe et metteur en scène à Broadway.

Il est finalement engagé pour Carioca et entame alors une carrière sans précédent. La grandeur de Fred Astaire tient, bien sûr, à ses qualités de danseur : élégant, gracieux, délié, maître de la vitesse. Il ne marche pas, il flotte dans les airs. Avec le chorégraphe Hermes Pan, il impose très vite sa vision de la danse filmée, c’est-à-dire en plan large, avec de longues séquences sans coupure. Car il comprend très tôt le problème. Dès les années 30, il insiste sur le fait qu’il ne faut pas sacrifier la danse. Fred Astaire refuse sur ses tournages tout élément susceptible de dénaturer la perception de la danse, et impose des conditions particulières à ses contrats. Il interdit ainsi les gros plans sur les corps des danseurs, les plans sur d’éventuels spectateurs et les cadrages extravagants comme ceux de Busby Berkeley par exemple… Il contrôle donc le tournage, la réalisation et le montage de ses scènes de danse, pour respecter minutieusement la fluidité des enchaînements grâce à des raccords parfaits entre les plans. Il exige généralement une “prise de vue frontale en légère contre-plongée pour reproduire la vision idéale du spectateur assis dans le fauteuil d’un théâtre de Broadway”.

Ses quelques règles visent à mettre en valeur son talent de danseur (et celui de ses partenaires), avant celui du cinéaste pour les mouvements de caméra. Ainsi, la danse est mise sur un piédestal dans ses films et enregistrée telle que l’aurait vue sur scène un spectateur de musical.

Carefree (Amanda) de Mark Sandrich, 1938

Gene Kelly

Si Astaire dans sa danse incarne la grâce et la fluidité du chat, Gene Kelly, que l’on compare toujours par opposition à son illustre aîné, c’est l’énergie explosive, bondissante et joviale. Avec son complice chorégraphe et réalisateur Stanley Donnen, ils révolutionnent cette vision un peu « bridée » de la danse qui ne fusionne pas avec les potentialités du cinéma. Au milieu des années 1950 ils instaurent de plus en plus de tournages en extérieur et expérimentent d’autres façons de filmer la danse, comme l’explique l’acteur lui-même : « Quand Fred Astaire dansait, il mettait la caméra devant lui et filmait presque toute la scène en plan général. Je voulais adopter un autre point de vue. Tout changer, utiliser la caméra en fonction du rythme de la musique et de la danse. […]. J’ai essayé de revaloriser les numéros de danse en me servant des possibilités techniques que la caméra m’apportait. »

Un américain à Paris de Vincente Minelli, 1951

All that jazz de Bob Fosse

Peut-être le premier film musical qui sent la sueur, l’alcool, les odeurs sexuelles, l’hôpital…, bref ! Le réalisme entre dans le musical avec Fosse. Ici, danser exprime l’urgence du corps à exister avant de mourir. Les numéros de danses sont tous empreints d’une grande créativité, à commencer par le premier, qui filme en plongée une audition avec la foule de danseurs, la transpiration, l’angoisse, la fatigue, l’essoufflement, la déception… Jusqu’au dernier numéro, avec Gideon lui-même, dans une séquence fantasmagorique débridée où il fait ses adieux.

All That Jazz contient toute la technicité et l’ingéniosité développées par Fosse au fil de sa carrière. La qualité et la cohérence de son travail de chorégraphe et de cinéaste sont souvent commentées. Alain Masson, dans son ouvrage « La comédie musicale »  (Stock, 1981) reconnaît ainsi l’inventivité de l’œuvre de cet ancien danseur : « À l’écran, il avait […] une facilité remarquable, accompagnée d’une précision astairienne : ce sont des qualités qui ne vont pas souvent de pair. Les films qu’il a chorégraphiés laissent une impression d’unité […]. Sa capacité d’invention à partir d’un geste quotidien, l’équilibre qu’il maintient entre l’intérêt dramatique et le jeu avec l’espace, la vivacité avec laquelle le mouvement stylisé échappe à l’expression ou y revient font de lui l’un des meilleurs successeurs de Gene Kelly. ».

All that jazz de Bob Fosse, 1979

Tango de Carlos Saura

Le cinéaste, après avoir exploré le flamenco dans son film documentaire éponyme, rend un vibrant hommage au tango, dans un film à la fois sensuel et mental. Visuellement très graphique, Saura fait évoluer les danseurs dans des séquences pour la plupart sur fonds monochromes rouges, roses, jaunes, oranges et verts pomme. Cette mise en scène d’un double jeu avec la réalité accentue le mystère inhérent au tango. Plans larges, Plans serrés sur les visages et aussi plans sur les pieds. La pureté du mouvement, l’intensité dramatique entre les tangueros, les jeux de jambes virtuoses, les trois éléments essentiels de cet art argentin sont montrés dans une alternance qui maintient le spectateur dans une forme de fascination hypnotique.

https://youtu.be/YUhYnD3yOGI

Tango de Carlos Saura, 1995

« L’effet clip » du genre musical

Dès les années 70 puis de manière très accentuée à partir des années 80, avec Saturday night fever, Fame, ou encore Flashdance, le découpage du montage morcelle la danse, aussi bien dans le temps que dans l’espace, avec des résultats plus ou moins heureux. Ce type de montage est parfaitement validé s’il s’accorde au style de musique et de chorégraphie, comme dans Hair de Milos Forman, où chacun bouge à sa façon, dans un style très libre et déstructuré. Mais plus le cadrage et le montage sont morcelés, saccadés et se rapprochent de l’esthétique « clip » dans les séquences de danse, plus on prend le risque de perdre en cohérence, en vue d’ensemble…mais aussi de gagner en dynamique. Cette manière de filmer est très controversée, voire décriée par bon nombre de spécialistes et de critiques de cinéma. Néanmoins, un article de Laurent Jullier et Julien Péquignot dans la revue Kinephanos  revient longuement sur ce concept en affirmant que le « lien automatique entre effet-clip et « mauvaise qualité » (faillite esthétique, artistique, figurale ou éthique) est indéfendable. »

Sexy dance d’Anne Fletcher, 2006

Black Swan de Darren Aronofsky

Avec Black Swan, écho contemporain des Chaussons rouges de 1948, Aronofsky prend le parti de dépasser les limites de la réalité pour proposer une ambiance troublante de thriller fantastique. Dans cette histoire d’appropriation du rôle par la danseuse, Natalie Portman semble être complètement devenue Odette, le cygne noir du ballet Le lac des cygnes. La blancheur immaculée de son teint est en contraste total avec ses yeux au maquillage rouge et noir inquiétant…à moins que tout ceci ne soit qu’une hallucination, dans un jeu complexe entre réalité et fiction. La caméra tourne autour de l’actrice, la cadre en plan serré, ne la quitte jamais, accentuant ainsi l’impression de perte de repères, dans un tourbillon qui n’en finit plus. Le spectateur peut ressentir le trouble du personnage, il est au plus près de son tourment, la voit basculer et perdre la raison, devenir le cygne noir, puis revenir à elle, peut-être.

Black Swan de Darren Aronofsky, 2011

De quoi parlent les films de danse ? thèmes récurrents, thèmes différents

L’immense potentiel d’expressions des idées et des sentiments que la danse peut faire passer dans un film n’a pas échappé aux cinéastes. Cela tient en partie au fait que la danse, tout comme le chant, permet souvent de traduire plus facilement les émotions d’un personnage que dans un film « réaliste » non dansé. Les 4/5e des solos dansés (ou chantés) au cinéma s’apparentent à des monologues intérieurs : c’est la raison pour laquelle la comédie musicale touche le spectateur. Le personnage est en prise directe avec lui, il exprime ses sentiments sous une forme que chacun peut appréhender. La danse est un moyen d’expression universel, elle symbolise aussi la libération du carcan psychologique dans lequel le “parlé-bougé” peut enfermer le personnage.

La danse au cinéma oscille en premier lieu, depuis toujours, entre l’hymne au pur mouvement dans les numéros collectifs et la métaphore de la rencontre, et plus généralement de la relation amoureuse : mais il est finalement toujours question du lien entre les individus et les communautés. Car derrière ses apparences pailletées, la comédie musicale est un genre extrêmement politique.

West side story de Jerome Robbins et Robert Wise, 1961

Dirty Dancing d’Emile Ardolino, 1987 

La vie d’une troupe dans les coulisse d’un spectacle est retracée dans les chaussons rouges de Michael Powell ou Tous en scène de Vincente Minelli : longues tournées excluant toute vie privée des artistes de la compagnie, mais qui peut permettre en son sein d’éventuelles rencontres.

Concours d’entrée, sélection des meilleurs, rêves accomplis ou brisés, souvent dans un contexte de crise économique sont les ressorts dramatiques de Fame, Street dancers, Dance with me, Sexy dance, Hairspray, Steppin’. Il est également question de se libérer d’une société trop rigide, restrictive, d’un corps qui lui-même emprisonne le danseur. Le jugement de l’autre est essentiel mais le plaisir de danser reste primordial. Souvent le parcours de l’aspirant sera semé d’embûches, jusqu’à atteindre une certaine forme de reconnaissance, dans l’achèvement de la perfection chorégraphiée : Flashdance en est l’exemple le plus symbolique.

Par ailleurs, les films musicaux abordent parfois, sous couvert de « l’entertainment » des sujets plus graves : la recherche du bonheur, l’accomplissement de soi…voire réellement tragiques : la guerre du Vietnam dans Hair; la montée du nazisme et l’ambiguïté sexuelle dans Cabaret; la maladie et la mort dans All that jazz; la difficulté de se sortir de sa condition sociale dans Saturday night fever; les préjugés sociaux et le passage à l’âge adulte dans Dirty Dancing; la lutte contre le poids des interdits et de la religion dans Footloose

Enfin Le bal d’Ettore Scola, se fait le reflet muet de cinquante ans d’histoires politiques et sociales en France, à travers les yeux des danseurs de salon.

Le bal d’Ettore Scola, 1983

Bref, sous le vernis enjoué du divertissement, la danse au cinéma peut porter en son sein bien plus de profondeur qu’on ne lui en supposerait parfois et se révéler, en tant qu’art mouvant et visuel, comme un puissant vecteur de transmission d’idées loin d’être superficielles.

 

Pour aller plus loin

 Danse, cinéma / sous la direction de Stéphane Bouquet

Filmer la danse / sous la direction de Jacqueline Aubenas; Chantal Akerman, Marie André, Pierre Barré…[et al.]

Kino-Tanz, l’art chorégraphique du cinéma [Livre] / Dick Tomasovic

La comédie musicale [Livre] / Michel Chion

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