Danses macabres

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - Modifié le 07/07/2016 par Pseudo

Des squelettes espiègles qui dansent ensemble, chahutent de malheureux vivants accablés en les entraînant dans leurs farandoles ou leurs processions : tel est le motif initial de la danse macabre comme on peut l'admirer dans l’iconographie médiévale. Profondément philosophique et cathartique, la danse macabre rappelle à chacun la fragilité de l’existence et met les hommes sur un pied d’égalité face à la mort dans des scènes où la satire sociale est sous-jacente.

Danse macabre (frontispice) par Marcel Roux, 1878-1922. Coll. Bibliothèque municipale de Lyon. Numelyo.

« Danse macabre », « dance of death » ou encore « totentanz » : cette allégorie de la mort a fleuri dans toute l’Europe dès le XIIe siècle, dans un contexte où la mort se propage de façon fulgurante à la faveur des guerres, de la famine et des épidémies.

Ce thème universel et inspirant a traversé des siècles de productions artistiques sans cesser d’évoluer graphiquement, faisant éclore des œuvres singulières.

Loin d’être simplement morbides, souvent cocasses et ironiques, elles confondent l’angoisse des mortels par leur humour salvateur : un univers foisonnant dont voici quelques beaux spécimens anciens et modernes !

Tendance macabre

La danse macabre apparaît au Moyen-âge et connaît un grand succès : véritable effet de mode qui se répand comme une traînée de poudre dans l’édition. Dès les premiers textes imprimés, elle donne naissance à des chefs d’œuvre de la gravure.

Parmi les plus célèbres danses imprimées, la Danse macabre réalisée en 1485 par l’éditeur parisien Guyot Marchant est rapidement devenue un « best-seller ». Elle orne le texte 38 gravures sur bois d’une grande originalité en représentant des personnages de toutes catégories sociales confrontés à leur finitude.

Danse macabre des hommes. Un astrologue et un bourgeois BNF, Res Ye 189/Microfilm R 1760 Cop. © Gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France

Danse macabre des hommes. Un astrologue et un bourgeois. BNF, cote :  Res Ye 189. ©Gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France

La fameuse danse macabre illustrée par Hans Holbein le Jeune (1497?-1543), réalisée en 1524 et publiée à Lyon en 1538 sous le titre des Simulachres et Historiées faces de la mort fera office d’inspiratrice inégalée pour les suivantes. Elle doit son succès au réalisme et l’expressivité des sujets représentés dans des scènes de la vie quotidienne. Ce dossier thématique vous en dira davantage sur l’histoire éditoriale de ces deux célèbres danses.

Les simulachres et historiees faces de la mort, autant elegamment pourtraictes, que artificiellement imagînées par Vauzelles, Jean de (1495?-1557?), / 1538 Bibliothèque municipale de Lyon (Rés 357233)

Les simulachres et historiees faces de la mort…  par Jean de Vauzelles(1495?-1557?), 1538
Coll. Bibliothèque municipale de Lyon.

 

Non moins originale, celle que l’on attribue au graveur allemand Michael Wohlgemut (1434 ? – 1519), qui compte parmi les 2000 gravures sur bois ornant le Liber Chronicarum (dite Chronique de Numemberg) de Hartmann Schedel, édité en 1493. Elle offre un bel exemple de vitalité et de gaieté dans le motif de la danse macabre :

Danse des morts par Wohlgemuth, Michael, 1434-1519 Bibliothèque municipale de Lyon (A16ANO000662)

Danse des morts  par Michael Wohlgemut, 1434-1519. Coll. Bibliothèque municipale de Lyon. – © Numelyo

Une nouvelle “Tentation de l’os”

Si les danses macabres connaissent un premier âge d’or au Moyen-âge, comme autant de petits chefs-d’œuvre de la gravure, le XIXe siècle leur offre une seconde naissance. Un nouvel intérêt pour l’esthétique médiévale et ses symboles perce à travers le romantisme « noir » dans l’art, la littérature et la musique.

Tandis que Camille Saint-Saëns compose son poème symphonique de la Danse macabre (1874), une iconographie néogothique voit le jour : l’imaginaire macabre est de retour. De nouvelles danses macabres modernes apparaissent dans le dessin, l’illustration et la gravure, rivalisant avec leurs inspiratrices médiévales par leur expressivité et leur finesse.

 

Le travail de l’artiste Marcel Roux (1878-1922), graveur mystique et tourmenté, illustre bien ce retour en grâce du fantastique macabre. Sa Danse macabre éditée en 1905 constitue une belle série d’eaux-fortes que Colette E. Bidon (L’Oeuvre diabolique et apocalyptique de Marcel Roux : graveur lyonnais : 1878-1922, Paris : Nouvelles de L’estampe, 1989) qualifie justement de « funèbres et burlesques », proches de l’univers d’Edgar Allan Poe.

 

La Fête (Ceux qu'elle surprend) par Roux, Marcel, 1878-1922 Bibliothèque municipale de Lyon. Cote : F20ROU00894. Numelyo

Titre de la série : Danse macabre. La Fête (Ceux qu’elle surprend) par Marcel Roux, 1878-1922. Estampe, technique : taille douce, eau-forte. Coll. Bibliothèque municipale de Lyon. Numelyo.

 

Marcel Roux (Ceux qui la reconnaissent trop tard)

Titre de la série : Danse macabre. Métamorphose (Ceux qui la reconnaissent trop tard) par Marcel Roux (1878-1922). Coll. Bibliothèque municipale de Lyon. Numelyo.

 

Autre pourvoyeur de squelettes, digne héritier d’Holbein et précurseur du Jugendstil, le dessinateur allemand Joseph Kaspar Sattler publie en 1894, Ein moderner Totentanz (“Une Danse macabre moderne”).

Ce portfolio de seize planches (photogravures) édité à Berlin par Stargardt, constitue une série très moderne, d’une grande finesse tant dans son propos philosophique et allégorique que par sa technicité. Le travail macabre de Sattler est remis à l’honneur par Vincent Wackenheim dans son récent ouvrage, Joseph Kaspar Sattler ou la Tentation de l’os dans lequel est rééditée la totalité de la série.

 

Première de couverture. Vincent Wackenheim, Joseph Kaspar Sattler ou la Tentation de l’os, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2016

Première de couverture. Vincent Wackenheim, Joseph Kaspar Sattler ou la Tentation de l’os, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2016.

 

Beaucoup d’autres dessinateurs, peintres et graveurs marqués par les atrocités des guerres mondiales qui ont ponctué le XXe siècle se sont appropriés l’iconographie macabre.

L’exposition Dernière danse. L’imaginaire macabre dans les arts graphiques organisée par les musées de la ville de Strasbourg, dévoile une production riche et variée issue de ses collections. Elle met à l’honneur les œuvres macabres d’artistes comme Edvard Munch, Alfred Rethel, Otto Dix, Tomi Ungerer mais révèle aussi des danses plus méconnues comme celle de Joseph Sattler ou encore de l’artiste allemand Walter Draesner, dont on peut redécouvrir l’étonnante danse macabre en papier découpés (Ein Totentanz éditée en 1922 à Berlin et Leipzig) par la publication à l’occasion de l’exposition, de Noirs Desseins. Une danse macabre d’après Walter Draesner.

 

Première de couverture. Noirs desseins. Une danse macabre d’après Walter Draesner, Les éditions des Musées de Strasbourg, 2016.

Variations graphiques

Le domaine de la bibliophilie n’est pas en reste de trésors lugubres. La danse macabre de Pierre Mac Orlan (1882-1970) (La danse macabre, éd. le Dilletante, 1991) est parue en tirages limités (325 exemplaires dont 285 sur vélin) chez l’éditeur Simon Kra en 1927. Elle est brillamment illustrée de 20 dessins de l’artiste peintre trop peu connu, Yan Bernard Dyl.

S’inscrivant pleinement dans le mouvement Art déco, les aquarelles de Dyl enluminent brillamment le texte de cette édition rare par une danse macabre géométrique résolument moderne.

Première de couverture. La Danse Macabre de Pierre Mac Orlan, illustrée par Yan B. Dyl. Ed. Simon Kra, 1927. In-folio, sur papier vélin

Première de couverture. La Danse Macabre de Pierre Mac Orlan, illustrée par Yan Bernard Dyl. Editée chez Simon Kra, 1927. In-folio, sur papier vélin.

 

Plus récemment, la danse macabre est apparue dans l’illustration contemporaine et la bande dessinée. L’exposition Dernière Danse des musées de Strasbourg valorise certaines variations pop et décalées de ce thème intemporel.

Une occasion de découvrir (ou redécouvrir) le « club de la mort » de Winshluss, compilation d’historiettes sarcastiques où les personnages – éternels perdants – côtoient de trop près la Faucheuse, ou encore La danse des morts de Pierre Ferrero, très librement inspirée de la danse macabre d’Hans Holbein.

Première de couverture. Welcome to the death club de Winshluss, éd. 6 pieds sous terre, 2002

Première de couverture. Welcome to the death club, de Winshluss, éd. 6 pieds sous terre, 2002

L’italien Dino Battaglia, auteur majeur dans le domaine de l’illustration et de la bande dessinée, s’est lui aussi soumis à l’exercice de style. Dès les années 1970, il réalise dans la revue Linus de remarquables adaptations d’œuvres littéraires. Totentanz, que l’on trouve aujourd’hui dans l’album Le Golem, paraît en avril 1970, sous la forme d’une fable et rend hommage aux premières danses macabres pariétales.

Première de couverture Totentanz- Dino Battaglia, Milano Libri Edizioni

Première de couverture. Totentanz – Dino Battaglia, Milano Libri Edizioni.

La danse macabre à l’écran

Si l’allégorie de la danse macabre s’est déroulée en fil conducteur dans les arts graphiques au fil des siècles, fascinant des générations d’artistes par sa portée universelle, elle s’est parfois invitée à l’écran, au cinéma et dans l’animation.

Le film de Jean Renoir, La règle du jeu (1939), offre un bel exemple de danse macabre cinématographique. Si la volonté initiale de Renoir était de réaliser un « drame gai », le film dépeint en définitive une société en proie au chaos se cachant derrière l’étiquette voulue par « la règle du jeu » de la bonne société : le mensonge et la dissimulation.

Initialement inspiré des Caprices de Marianne de Musset et des pièces de Beaumarchais, Renoir tisse un drame à la fois léger et tragique dans lequel se nouent et se dénouent des intrigues amoureuses adultères. Les personnages, de toutes conditions sociales, se côtoient dans le huis clos d’un château de Sologne.

La danse macabre s’invite au milieu du film, lors d’une représentation théâtrale où tous sont présents : aristocrates, domestiques, ingénieurs, militaires, braconniers. Cette société symbolique, réunie dans un salon, assiste – au son du poème symphonique de Saint-Saëns – à un spectacle macabre prémonitoire :

Renoir s’empare avec une habileté teintée d’ironie le thème de la danse macabre cherchant à montrer la tragédie qui s’annonce dans la petite histoire comme dans la grande.

 

Mais la danse macabre au cinéma n’est pas le domaine exclusif de la tragédie, on la trouve aussi dans des formes beaucoup plus légères :

Les Silly Symphonies, série de courts métrages d’animation assez populaires développés par les studios Disney dès 1929, en même temps que s’affinait le personnage de Mickey sous la plume d’Ubbe « Ub » Iwerks, un des principaux associés de Walt Disney.

Ces petits films musicaux avait une vocation tant divertissante qu’expérimentale : le premier d’entre eux sorti en 1929, The Skeleton Dance, est aussi la première danse macabre animée !

 

Bibliographie

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