Voir comme un oiseau

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - Modifié le 12/12/2023 par J.E.

Artistes et scientifiques ont en commun de vouloir comprendre, imaginer et surtout représenter les mondes autres qu’humain. C'est là un point de convergence entre arts et sciences. Chacun avec les outils qui leur sont propres. Ces dernières années, les biologistes ont avancé en matière de connaissances et de représentations de la vision des oiseaux. Ce qui n'a pas tardé à être une source d'inspiration artistique.

Regard
Regard (CC) suburbandk. Source Flickr

La vie en ultraviolet

Jusqu’au début des années 70, la communauté scientifique pensait que les oiseaux avaient une vision similaire à la nôtre. Mais depuis, les connaissances se sont largement étoffées et l’on sait que les oiseaux ont un sens particulièrement aigu des couleurs. Leur vision est tétrachromatique alors que la vision des humains n’est que trichromatique.

Plus précisément, les yeux humains possèdent 3 cônes récepteurs qui leur permettent de percevoir un spectre de trois couleurs : le bleu, le vert, le rouge et leurs mélanges. Aux limites de ce spectre, les humains perçoivent le violet, fruit du mélange entre le bleu et le rouge.

La rétine des oiseaux possède 4 cônes récepteurs, le bleu, le vert, le rouge et les ultraviolets. Ultraviolet signifie “au-delà du violet” (du latin ultra : « au-delà de »), le violet étant la couleur de fréquence la plus élevée de la lumière visible pour les humains. Cette démultiplication des canaux récepteurs de couleurs offre aux oiseaux un spectre bien plus large que le nôtre. Non seulement ils voient les couleurs de l’arc en ciel, mais en plus ils ont accès à une partie du spectre des ultraviolets, invisible pour les humains.

Quand la technologie aide à simuler la vision des oiseaux

Cette extraordinaire capacité visuelle est source de frustration, pour nous, humains qui devons nous contenter de notre triste vision trichromatique. Mais cette frustration est aussi un vrai terreau de créativité scientifique. Ainsi, en 2019 deux chercheurs suédois, Cynthia Tedore et Dan-Eric Nelsson, ont tenté de modéliser cette sensibilité aux ultraviolets. Pour cela, ils ont développé une caméra multispectrale dotée de filtres spécialement conçus pour imiter ce qu’un oiseau peut voir. Ils ont notamment posé leur caméra dans des environnements forestiers très denses, à différents endroits du monde, pour comprendre comment les oiseaux les percevaient. Résultat : quand nous ne voyons que des amas de vert, eux semblent percevoir très distinctement ce qui compose cet amas vert.

Pour les oiseaux, la face supérieure des feuilles – la face adaxiale – apparaît sous l’action des UV comme étant bien plus claire qu’elle ne l’est à nos yeux. La partie inférieure des feuilles – ou face abaxiale – leur semble quant à elle très sombre. De quoi créer un contraste important au sein du feuillage, et leur permettre ainsi d’en distinguer très nettement le relief. Une vision tridimensionnelle très performante.

Voici un exemple du rendu de la caméra multispectrale des chercheurs :

image de droite prise avec la caméra multispectrale. Crédits de Cyntia Tédore

Vous retrouverez plus de vues détaillées sur les pages de la revue Nature dans laquelle les deux scientifiques ont publié les résultats de leur recherche :

Évidemment, il est impossible pour nous de voir véritablement comme un oiseau, nous en sommes physiologiquement incapables. Le travail des chercheurs n’est qu’une simulation. Mais grâce à la caméra, il est tout de même possible d’envisager la vision des oiseaux et de prendre conscience des nombreuses nuances et contrastes qu’ils perçoivent. Quand nous ne voyons qu’une masse de feuilles vertes, les oiseaux perçoivent probablement un labyrinthe multicolore et complexe.

Pourquoi ? Les deux chercheurs supposent que cela leur permet de se déplacer avec agilité dans un environnement fait de branches et de feuilles. Ils peuvent également localiser plus facilement leurs proies.

Une vision du monde qui inspire

Cette vision du monde si différente de la nôtre a inspiré les auteurs de bande dessinée Camille Royer et Geoffey le Guilcher. Dans leur BD documentaire La femme corneille, ils relatent la passion d’une jeune parisienne, Marie-Lan, pour ces oiseaux.

Son intérêt pour eux l’a amenée à étudier avec assiduité le comportement des corneilles du Jardin des plantes de Paris. Elle les photographie, cartographie leur territoire, les prénomme, identifie les liens qui unissent les différents individus… Pour illustrer ce travail éthologique passionnant, les auteurs utilisent de manière récurrente la couleur violette comme un clin d’œil à la capacité de perception des UV des oiseaux. Et lorsque le travail de recherche de Cyntia Tedore et Dan-Eric Nelsson est abordé, la dessinatrice tente sur plusieurs pages une jolie représentation graphique de celui-ci. Comme on peut l’observer ci-dessous, elle s’est clairement inspirée des photos prises par la caméra multispectrale des chercheurs :

Autant de visions du monde que d’espèces animales

Mais il n’y a pas que la perception des couleurs qui fait que notre vision est très différente de celle des oiseaux et plus largement du monde animal. L’acuité visuelle, le champ de vision, la vision nocturne ou diurne, sont des capacités qui diffèrent énormément d’une espèce animale à l’autre. Il y a sans doute autant de perceptions du monde qu’il y a d’espèces.

Dans le documentaire Œil pour Œil, le spécialiste de la vision des rapaces, Simon Potier, rappelle que chaque vision s’adapte au type de comportement d’une espèce. Ainsi, le lapin comme de nombreuses proies, a les yeux positionnés sur le côté. Un positionnement bien spécifique qui lui permet d’avoir un champ de vision proche de 360°.  Certains rapaces, comme le vautour fauve, ont une acuité visuelle particulièrement développée. Elle leur donne la capacité de voir un petit objet de très loin. Pratique quand on chasse de très haut !

Une source d’inspiration artistique

Avant la BD de Camille Royer et Geoffrey le Guilcher, l’illustrateur Guillaume Duprat avait déjà représenté la vision des animaux dans son très beau documentaire jeunesse Zooptique.

Le projet artistique de cet illustrateur est particulièrement intéressant puisqu’il essaie de traduire à travers son art la diversité des représentations du monde, qu’elles soient humaines ou non-humaines. Dans Zooptique, il illustre la vision de 25 animaux différents en train d’observer un même paysage. Pour cela, il se base sur les connaissances scientifiques en matière d’optique, propres à chaque espèce représentée. Le résultat est surprenant et est assurément une ouverture à la grande diversité des visions du monde qui peuple notre planète.

D’autres artistes comme les irlandais Anne Cleary et Dennis Connolly ont fait de la perception visuelle animale la base de leur travail. En 2018, ils ont créé la School of looking, autrement dit l’école du regard. Leur objectif est de :

se concentrer sur l’œil et la perception visuelle afin de créer des projets artistiques multidisciplinaires, innovants, réunissant les sciences, la technologie et les personnes.

School of looking

De cette volonté, ils ont notamment développé des casques virtuels qui simulent le champ de vision d’une girafe, d’un cheval ou encore d’un requin marteau. Ce dernier, notamment, est réputé pour avoir vision stéréoscopique (en relief) particulièrement développée.

Casque requin marteau d’Anne Cleary et Dennis Connolly

Au delà du regard, l’ouïe, l’odorat

Ainsi, la diversité des regards inspire, fascine. Sans doute cela vient-il du fait que chez l’humain, la vue est le sens prédominant. Mais dans le monde animal, la diversité de perception va bien au-delà du regard. L’odorat, l’ouïe peuvent nettement prendre le dessus. C’est le cas de l’odorat chez le chien ou de l’ouïe chez la chauve-souris. Cette dernière peut percevoir les ultrasons jusqu’à 212 000 Hz quand l’humain ne va pas au-delà de 28 000 Hz.

Si aujourd’hui, comme nous l’avons vu, les scientifiques et les artistes arrivent à représenter, même approximativement, la vision de différentes espèces animales, l’exercice est en revanche beaucoup plus complexe quand cela concerne les différents mondes sonores ou olfactifs.

Dans son très bon livre Une histoire naturelle du silence, l’écoacousticien Jérôme Sueur rappelle que sur les 8,7 millions d’espèces terrestres, 4,6 millions sont capables d’entendre. Chacune avec des organes récepteurs qui n’ont rien à voir avec nos oreilles humaines. Comme pour la vue, il existe autant de mondes sonores que d’espèces animales. Et même s’il est aujourd’hui difficile de se représenter techniquement ou artistiquement la diversité de ces mondes sonores, comme l’écrit Jérôme Sueur :

“il est tout de même utile de le tenter, car c’est un moyen d’aller vers l’autre en freinant l’anthropocentrisme tout en évitant l’anthropomorphisme”

Une histoire naturelle du SIlence, Jérôme Sueur, Actes Sud 2023

Et un premier pas pour y arriver est sans doute la lecture de son ouvrage Une histoire naturelle du silence.

Une histoire naturelle du silence, Jérôme Sueur, Actes Sud, 2023

Jérôme Sueur donnera une conférence intitulée “A l’écoute du vivant” le 16 janvier 2024, 18H30 à la bibliothèque de la Part-Dieu de Lyon

Pour aller plus loin

Avian UV vision enhances leaf surface contrasts in forest environments, Cyntia Tedore, Dan-Eric Nilsson, Nature communication, 2019

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