PRENDRE LE TEMPS ?
TEMPS DANSE et TEMPO
La notion de Temps en danse
Publié le 17/05/2023 à 18:23
- 14 min -
Modifié le 27/05/2023
par
rossinante
La notion de temps en danse est plurielle. Le propre de la danse est de mettre du mouvement et de la matière sur le temps et lui insuffler un rythme, une cohésion. Le temps est l’organisateur. Le corps est l’instrument. Le corps, c’est aussi le repère d’un temps multiple : le temps des mouvements (lenteur et rapidité), celui des rythmes (notion de hasard et de répétition), sans oublier le temps qui passe sur les corps.
1/ Des mouvements et des performances
Souvent, la première valeur que l’on donne au temps, paradoxalement, c’est celle de ne pas en avoir suffisamment. Il nous semble défiler à toute vitesse en nous imposant un devoir de rapidité, d’incontournable efficacité. L’efficience est devenue dogme. Les chorégraphes s’en font l’écho. La rapidité poussée à l’extrême y est dénoncée.
Dans Tenir le temps, une chorégraphie de 2016 de Rachid Ouramdane, les corps en mouvement de 16 danseurs sont pris dans une spirale d’urgence et viennent témoigner d’un état de crise. Les danseurs sillonnent le plateau dans des déplacements qui les emportent, dans des effets de dominos, d’avalanches, de réactions en chaîne. « Ce chaos sous contrôle montre les foules du quotidien mais les sujets individuels pris dans les grands mouvements de l’histoire. Tenir le temps défie l’urgence sociale pour déboucher dans l’abstraction magnifique ». Un message critique de notre société folle sous-tend ici le travail de Rachid Ouramdane.
Dans la danse azerbaïdjanaise (azérie), la rapidité cette fois, est un motif ; mais quel motif ! La rapidité est une composante essentielle de cette danse rituelle multimillénaire, probablement la plus rapide au monde. Elle donne à voir un duel qui oppose des danseurs où chacun met l’autre au défi de le surpasser dans la rapidité et la précision des pas. Cela nécessite une excellente forme physique et c’est un moyen d’afficher sa bravoure et sa virilité. Il n’est qu’à regarder cette vidéo pour se rendre compte à quel point cela relève d’une réelle performance.
Des tempo rapides à des rythmes fous, la prouesse en danse aura sans aucun doute trouvé sa limite lors des marathons de danse venus des Etats-Unis dans les années 1920-1930 jusqu’à Orléans (un marathon de danse y est organisé du lundi 21 novembre 1932 au lundi 16 janvier 1933 : 1325 heures de danse non-stop). Il s’agissait là d’affligeants concours d’endurance, de véritables séances de torture à ciel ouvert ! L’épuisement pouvait les mener jusqu’au délire ou au coma. Sydney Pollack l’a formidablement montré dans « On achève bien les chevaux ».
Dans un tel contexte, c’est avec soulagement qu’on accompagne dans leur apologie de la lenteur des chorégraphes tels que Myriam Gourfink (championne du mouvement microscopique depuis 1996), Anne Teresa De Keersmaeker ou encore Maxence Rey.
Le travail sur la lenteur permet d’accéder à un corps essentiel et d’être entièrement présent à soi-même. Il agit comme une baisse de tension mais convoque une intense disponibilité de l’interprète. Le lent n’est pas la mollesse.
Maxence Rey
En opposition totale à la danse d’Azérie, voici une autre danse née au Japon cette fois, dans les années 1960 : le butô. Il élève la lenteur au-delà même de l’ART, jusqu’au rite sacré. La lenteur extrême des mouvements doit permettre à l’âme des ancêtres de prendre possession du corps des acteurs. « C’est un mélange de danse, de théâtre, de performance, de pantomime et d’improvisation. Le corps est à la fois humain, animal, végétal, minéral, en constante transformation , naissant, se développant sous nos yeux, grandissant et, bien sûr, mourant après avoir effectué son voyage intérieur. » (Lire à ce sujet notre article dans l’influx).
2 / Temps et danse : la rythmique brisée par la répétition
En danse, le temps peut être réévalué, tourner en boucle et donner l’impression d’être mis sur pause. Parfois même, il répète inlassablement la même séquence. L’art contemporain introduit le hasard en danse, casse les codes et brise les lignes et les rythmes.
Si la répétition a toujours été présente dans la danse, la danse contemporaine va en faire un principe esthétique. Dans les années 60 et 70, la génération Post Modern fait de la répétition un procédé de composition. Ce courant minimaliste comprend de grands noms tels que Merce Cunningham, Trisha Brown, Yvonne Rainer, Simone Forti, Déborah Hay, David Gordon, Elaine Summers, Carolyn Carlson, Lucinda Childs, Steve Paxton, Robert Rauschenberg…
Petit focus sur certains d’entre eux :

Merce Cunningham (1919-2009) le précurseur : il utilisait le hasard pour composer et a prouvé que rien n’oblige à une phrase pré-écrite, avec début, milieu et fin. Il est le fondateur du changement perpétuel ! Vous pouvez visionner ici un extrait de Exchange que Cunningham a créé en 1978. Une pièce en trois parties à l’atmosphère urbaine, jouant sur la répétition et la variation de points de vue sur une même séquence de mouvements.
Anne Teresa de Keersmaeker (née en 1960) : elle s’est emparée littéralement du principe de répétition. Le titre même de sa pièce Rosas danst Rosas en témoigne. La chorégraphe belge travaille sur la répétition d’une phrase de mouvements et sur ses variations dans le temps et l’espace utilisant la simplicité comme une manière de susciter une plus grande émotion. Sur des structures purement mathématiques hyper millimétrées bougent quatre personnes bien vivantes.
Trisha Brown (1936 – 2017) : elle est une personnalité centrale de la danse post-moderne. Elle a travaillé à partir de gestes du quotidien et compose des mouvements à partir de verbes (lâcher, prendre, marcher). Cette chorégraphe a beaucoup travaillé sur le principe d’accumulation (séries de gestes répétés dans le temps) et interprète des solos basés sur ce principe avec une coordination et une qualité du mouvement spectaculaires. A voir sur le web EL TRILOGY.
Dans Cascade de Meg Stuart crée en 2021, la chorégraphe “envoie balader” la course du temps. C’est une cascade de mouvements où l’improvisation règne. La scénographie imaginée par Philippe Quesne joue elle aussi le rôle de machine à remonter le temps. Une information répétitive, singulière et précise est adressée par chaque interprète. « Les énormes coussins gonflables enflent et s’affaissent, comme s’ils inspiraient et expiraient. De l’autre côté du plateau, il y a une rampe qui représente clairement un accès à l’espace, mais en même temps elle semble figurer le bout de la ligne. Donc il y a des cycles constants de commencement et de fin qui se répètent. » Meg Stuart.
Temps réel et improvisation
La danse contemporaine interroge également la répétition dans un autre sens du terme : celui cette fois-ci de séance de travail.
N’y aurait-il pas un paradoxe à répéter des mouvements (et toujours les mêmes) au cours de répétitions pour figer une danse, en la calquant sur le rythme convenu à l’avance d’une musique ?
C’est la grande aventure de la danse contemporaine. Dans les années 1960, les chorégraphes ont mis fin à leur assujettissement à la musique pour ne plus être dans l’illustration. Il faut être autonome.
Catherine Diverres
Etre autonome et improviser ne revient pas à s’affranchir de règles mais consiste à rebondir d’un instant à l’autre plutôt que construire une continuité. Les improvisations se font en dialogue avec des musiciens. Chacun joue, parle, danse. C’est un véritable défi et une prise de risque, c’est ce qui rend la danse passionnante.

Répéter, préparer un spectacle mais s’astreindre à rester à chaque représentation dans la spontanéité de l’instant : comment faire ?
« Quand on est sur un plateau, l’immédiateté est très prégnante… Ce qui est difficile ensuite, c’est la répétition parce que rien ne doit être figé. La rigueur de l’écriture permet de pouvoir refaire, rejouer tout en étant dans le côté éphémère de la danse ». C’est là, le défi que Catherine Diverres met un point d’honneur à relever.
Le travail avec les danseurs peut jouer un grand rôle dans la structuration d’une œuvre. Les danseurs ne sont pas de simples outils pour concrétiser ce qui a été décidé en amont par le chorégraphe. Dans la composition en temps réel ou dans l’improvisation, l’élaboration de la chorégraphie va même jusqu’à se créer devant les yeux des spectateurs.
Le CND (Centre National Danse) a mis en ligne un article passionnant où l’on découvre le travail de Joao Fiadeiro que l’on peut lire en entier ici Composition en temps réel . On y découvre sa méthode de composition en temps réel. Chaque performer doit être en mesure de gérer les différents moments de l’action qu’il improvise et Fiadeiro réagit lui-même à la situation collective par exemple en cernant l’espace où elle se déroule à l’aide d’un ruban adhésif, ou en la redoublant grâce à un enregistrement vidéo.
3/ Le temps qui passe ou quand la danse illustre les différents stades de l’âge

Angelin Preljocaj a créé en 1995 Petit essai sur le temps qui passe pour ses jeunes élèves du Ballet Preljocaj Junior. L’espace d’une demi-heure, on voit ces talents précoces s’approprier l’insaisissable écoulement d’un temps qui semblerait pouvoir durer une éternité. Sur une bande son constituée de bruits infimes ou de chansons, au détour d’un geste ou d’une situation, on voit défiler des bribes de vies faites « d’accélérations, de ralentis, de semaines qui paraissent une éternité, d’années qui passent comme un seul jour ». Et l’on garde en tête que la notion du temps est bien variable selon qu’on a 20 ou 60 ans…
C’est aussi ce qui se joue dans Blow The Bloody Doors off ! de Catherine Diverrès (2017). Les danseurs se jettent littéralement dans l’instant présent. La chorégraphe évoque ainsi l’inépuisable thématique du temps : « c’est le fil conducteur de mon travail. Les corps changent, des cellules meurent et d’autres naissent sans que l’on en soit vraiment conscient ». Parmi ses 8 danseurs, plusieurs générations d’interprètes évoluent ensemble sur le plateau, ce qui participe à créer une sensation de fragilité et de pulsions de vie.
Le temps qui s’égrène inexorablement peut être porté également par une douce mélancolie. C’est le cas dans le spectacle A Rather lovely thing (2022) de la Compagnie Snorkel Rabbit. La mélancolie s’accorde à celle des mouvements et cette chorégraphie rend hommage à cette vie qui défile, qui s’effile et s’effiloche.
Vieillissement des corps
Et quid du temps qui passe sur les corps des danseurs ?
La danse, c’est d’abord un corps animé et élevé à l’état d’œuvre d’art ; ce corps dansant, on l’imagine jeune, beau, performant, affuté et esthétique. Si on associe les mots « temps » et « danse », il nous vient alors des images de corps vieillissants, moins performants, abimés. Les danseurs de l’Opéra de Paris ne sont-ils pas mis d’office à la retraite à 42 ans ?
Les corps-danseurs, sauf exception, on les écarte dès qu’ils « prennent de l’âge », comme s’ils prenaient de la graisse, du poids ; or c’est le poids de l’angoisse des autres qui ne veulent pas voir une trace de mort, de leur propre mort.
Daniel Sibony (philosophe et psychanalyste) extrait de « Le corps et la danse ». (1995)
Certes Carolyn Carlson, née en 1943, dansait encore à 70 ans en solo pour sa création de 2013 Dialogue with Rothko.
En 2021, à presque 80 ans, elle était toujours sur scène avec deux autres danseurs pour Poetry Event. Elle qualifie aujourd’hui ce travail de “poésie visuelle” ou de « lecture dansée » car si elle s’y exprime encore par la danse bien sûr, elle a ajouté à ses performances l’écriture et la calligraphie.
Cette longévité chez Carolyn Carlson est admirable mais rare dans l’univers de la danse. Passé un certain âge, la plupart des danseurs deviennent professeurs mais ne se produisent plus sur scène.
Pourtant, non ! « Le vieillissement n’est pas forcément synonyme d’amoindrissement physique » nous dit Rachid Ouramdane. Danseur, chorégraphe, actuellement directeur du Théâtre national de Chaillot, il a créé avec Angelin Preljocaj le spectacle Un jour nouveau avec des danseurs âgés de 69 à 81 ans. « Ce projet s’intéresse au vieillissement du corps. Et particulièrement celui des danseurs. L’histoire de la danse ou mon expérience – même si je n’ai pas encore l’âge de mes interprètes (52 ans) – m’apprennent que l’on découvre d’autres capacités ». Et Angelin Preljocaj d’expliquer à son tour « Ce sont des corps qui nous disent autre chose en soubassement. Ce n’est pas qu’une question de puissance mais presque de matérialité du corps, liée à ce qu’il a traversé et qui finit par s’inscrire au plus profond des chairs ».
« Je l’ai souvent dit : je suis danseuse avant d’être chorégraphe. J’espère continuer à le faire le plus longtemps possible. La seule chose dont on soit sûr, c’est qu’il y a un début et une fin ! Le corps est l’endroit où le passage du temps est le plus lisible. C’est particulièrement vrai pour une danseuse ». Ainsi parle La chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, dans un entretien accordé au Monde en 2018. Dans sa pièce, Les Six Concertos brandebourgeois, elle met en scène des interprètes de différentes générations, comme Cynthia Loemij (54 ans), qui partage le plateau avec de très jeunes danseurs qui pourraient être ses fils.

Le temps qui passe, c’est aussi la problématique du passage de relais du geste chorégraphique.
Depuis 2016, Anne Teresa De Keersmaeker a créé une compagnie parallèle spécifique consacrée aux reprises de ses spectacles. Elle explique : « Je préfère que ce soient les interprètes qui témoignent des spectacles auxquels ils ont participé, et les fassent passer aux nouvelles générations, plutôt que de compter sur les seules traces écrites ou électroniques. »
L’écrivain Jean Rouaud a monté une association unique en son genre : les Carnets Bagouet. Depuis 1993, une vingtaine de spectacles de Dominique Bagouet , mort en 1992, ont été confiée à des compagnies, des élèves de Conservatoires ou d’écoles (Ballets de Genève, de Lyon ou de Lorraine). La réalisatrice Marie-Hélène Rebois a finalisé trois documentaires autour de trois spectacles So Schnell, histoire d’une transmission (1998), Ribatz, Ribatz ! ou le grain du temps (2003), Noces d’or ou la mort du chorégraphe (2006). Une somptueuse trilogie autour du temps, de la transmission et de la disparition.
La grande affaire de la Danse, c’est de chorégraphier le mouvement pour exprimer la vie. Or, le temps grave son passage sur les corps des danseurs. A chaque étape de sa vie, le danseur imprime lui aussi sa marque, il peut donner souffle et corps à tous les récits et ce, à toutes les étapes de sa vie et même après…
Danser est le fin mot de vivre et c’est par danser aussi soi-même qu’on peut seulement connaître quoi que ce soit : il faut s’approcher en dansant.
Jean Dubuffet
Pour aller plus loin :
Vous pouvez découvrir le travail sur la lenteur de Myriam Gourfink ou Anne Teresa De Keersmaeker dans nos collections Arts vivants à la médiathèque de Vaise. En voici une sélection :
Myriam Gourfink (Livre) : danser sa créature
Les temps tiraillés (D.V.D.) / réal. de Eric Legay ; chorégraphie de Myriam Gourfink
A lire sur la web : Myriam Gourfink : “La lenteur vient du désir de sentir, s’arrêter pour tout sentir”
Anne Teresa De Keersmaeker (Livre) : Rosas, 2007-2017 : un livre où l’on découvre son travail sur le corps dans l’espace et le temps depuis le minimalisme de ses débuts jusqu’au « minimalisme second » : dépouillement et grand air, simplicité et valorisation énergétique des gestes élémentaires tels que la marche, le souffle…
Cette vidéo révèle très bien l’esthétique forte de ces gestes sublimés par la lenteur
Fase (D.V.D.) / un film de Thierry de Mey d’après une chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker
Achterland (D.V.D.) = Hinterland / réal. et chorégraphie de Anne Teresa De Keersmaeker
Consulter la Vidéothèque Numeridanse.tv avec la recherche « temps » pour retrouver des extraits des spectacles de Myriam Gourfink, Dominique Bagouet, Joao Fiadeiro et bien d’autres chorégraphes…
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