Monde animal : des sens par milliers
Publié le 30/07/2024 à 10:34 - 9 min - par J.E.
Ces dernières années, les découvertes en neurosciences et en biologie sur les perceptions sensorielles des animaux ont connu de grandes avancées. Les éditeurs se sont récemment fait l'écho de ces découvertes, en publiant des ouvrages de vulgarisation scientifique particulièrement stimulants. En voici une sélection.
Les différences olfactives, visuelles, auditives et tactiles entre les espèces sont bien plus importantes que ce que l’on pensait il y a encore quelques décennies. Bien que vivant sur la même planète, c’est comme si chaque espèce évoluait côte à côte dans des mondes clos, sortes de bulles sensorielles. Si aujourd’hui les technologies appliquées aux neurosciences et à la biologie permettent de confirmer cette réalité, en 1909 déjà, le zoologue germano-balte Jakob Van Uexküll, désignait cette bulle sensorielle par la notion d’Umwelt.
Jakob Van Uexküll et la notion d’umwelt
En allemand, Umwelt signifie “environnement”. Mais la notion développée par Jakob Van Uexküll va bien au-delà de ce terme. L’Umwelt, c’est l’univers perceptif propre d’un animal. C’est la partie spécifique de l’environnement qu’un animal peut sentir et expérimenter grâce à des organes récepteurs qui lui sont propres et qui rendent sa perception peu comparable à celle d’autres espèces. Pour expliquer de façon imagée sa notion, le zoologue compare joliment le corps des animaux à une maison. Voici ce qu’il écrivait dans son ouvrage paru en 1934, Mondes animaux et monde humain :
Chaque maison possède un certain nombre de fenêtres qui donnent sur le jardin : une pour la lumière, une pour les sons, une pour les odeurs, une pour le goût et un grand nombre pour le toucher. Vu de la maison, le jardin change d’aspect selon la structure de la fenêtre. Il n’apparaît jamais comme un fragment d’un monde plus étendu, mais comme le seul monde qui appartienne à la maison : son Umwelt. Le jardin qui apparaît à nos yeux est fondamentalement différent de celui qui s’offre aux habitants de la maison.
Une ouverture à l’altérité, la cohabitation, l’humilité
Aujourd’hui le concept d’Umwelt est fréquemment repris par les spécialistes du monde animal. Et plus les découvertes avancent, plus ce concept vieux d’une centaine d’années confirme sa légitimité.
Les récentes avancées scientifiques, popularisées notamment par des ouvrages tels que ceux que nous allons vous présenter participent à nous détacher de notre perception anthropocentrée du monde et à mieux prendre en compte celles des autres êtres vivants. Un pas vers l’altérité et une meilleure cohabitation avec les non-humains, si chère à Philippe Descola et Baptiste Morizot.
Mais c’est aussi une manière de remettre les humains à leur place. Non, nos sens ne constituent nullement un sommet de l’évolution ! Comme un écho à l’essai de Daniel Milo La survie des médiocres, on peut dire qu’en matière de sensorialité, Sapiens, sans être médiocre (notre vision, par exemple, est bien meilleure que celle de nombreuses autres espèces) n’a rien d’exceptionnel.
Vous en doutez ? Voici une sélection de titres récemment sortis qui devraient finir de vous convaincre !
Les sens dans le monde animal : sélection bibliographique
Un monde immense, Ed Yong, Editions Les liens qui libèrent
Dès les premières pages de son ouvrage, le journaliste scientifique anglais Ed Yong nous immerge dans la très grande diversité sensorielle des animaux. Comme il l’écrit lui-même, en matière de sens « il n’est pas question de supériorité mais de diversité ». Et de la diversité, Ed Yong nous prouve qu’il y en a… et bien au-delà de ce que l’on pouvait l’imaginer il y a encore quelques décennies. Car les biologistes ne cessent de faire des découvertes. Voici ce que l’auteur écrit dans l’introduction de son ouvrage :
De nouveaux éléments stupéfiants et parfois des sens entièrement nouveaux sont découverts régulièrement. En 2012, on a ainsi découvert que des rorquals ont à l’extrémité de leur mâchoire inférieure un capteur de la taille d’un ballon de volley dont la fonction est toujours indéterminée.
Un monde immense, introduction
Il est donc dépassé aujourd’hui de se limiter aux cinq sens définis il y a 2370 ans par Aristote. Ils sont bien trop limitants et centrés sur les humains. L’auteur laisse même entendre qu’ils sont également trop réducteurs pour les humains, car ils ne prennent pas en compte nos capacités de proprioception et d’équilibrioception.
L’ouvrage d’Ed yong, écrit comme un récit, réussit le tour de force de nous transporter de manière sensible dans la bulle perceptive de nombreuses espèces. Un voyage fascinant au cœur d’univers insoupçonnés : tortues qui s’orientent selon le champ magnétique terrestre, pétoncles à la vision complexe, ornithorynques au bec sensible aux champs électriques… Vous n’êtes pas au bout de vos surprises.
Les portes de la perception, Benoît Grison, Éditions Delachaux et Niestlé
Dans le même esprit que l’ouvrage d’Ed Yong mais à la construction plus classique pour un livre scientifique, le biologiste et docteur en Sciences cognitives Benoît Grison a publié en 2021 un titre sur la perception animale. Composé de cinq grands chapitres, l’ouvrage ne se se limite pour autant pas aux fameux cinq sens. Au contraire, en partant de sens qui nous sont familiers (vue, odorat…), l’auteur élargit son propos vers des perceptions de plus en plus éloignées des nôtres.
Pointu, pédagogique, le livre ne manque pas d’humour. Les nombreuses illustrations d’Arnaud Rafaelian qui parcourent les pages, viennent éclairer un propos scientifique exigeant, tout en étant drôles et décalées.
L’odorat des animaux, Gérard Brand, EDP sciences
Gérard Brand est chercheur en neurosciences, spécialiste de l’olfaction. Comme l’indique le titre, il s’intéresse ici à l’odorat des animaux. Et de tous types d’animaux ! Même ceux que l’on imagine sans odorat comme l’escargot, le saumon ou encore la bactérie Escherichia Coli. Chaque chapitre est ainsi consacré à un animal en particulier.
Mais surtout, l’auteur explique quelle est l’utilité de ce sens pour l’animal en question : marquage du territoire, recherche de nourriture, comportement sociaux, reproduction sexuelle, évitement du danger…
Comme on peut l’imaginer, les usages sont multiples, au même titre que les organes récepteurs d’odeur prennent une multitude de formes selon le type d’espèce.
Malgré son allure un peu austère l’ouvrage reste tout à fait accessible aux curieux, notamment grâce à des chapitres courts et à la grande diversité d’animaux présentés.
Une histoire naturelle du silence, Jérôme Sueur, Actes Sud
Jérôme Sueur est éco-acousticien au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Il capte les sons de la nature pour mieux comprendre les évolutions de la biodiversité. Dans son très bon livre, Une histoire naturelle du silence, qui s’intéresse à l’existence du silence sur notre Terre, il rappelle que sur les 8,7 millions d’espèces terrestres, 4,6 millions au moins sont capables d’entendre. Chacune avec des organes récepteurs qui n’ont rien à voir avec nos oreilles humaines. Il existe autant de mondes sonores que d’espèces animales. Les modalités de réception ou d’émission sonores chez les animaux sont multiples.
Ainsi certaines grenouilles entendent avec leur corps, leurs poumons ou leur gueule. Les mouches et les moustiques entendent avec leurs antennes, qui sont aussi leur nez. Les cigales diffusent leur chant avec leurs tympans. Les poissons entendent avec leur vessie natatoire qui joue les ballasts pour la navigation verticale. Les crustacés écoutent avec des sensilles, sortes de poils sensoriels qui couvrent leur corps. L’entrée dans la vie acoustique animale demande d’oublier tout a priori sur les processus d’émission et de réception des sons que nous utilisons. Le son n’est pas a fortiori une voix, les oreilles ne sont pas forcément sur la tête.
Et même s’il est aujourd’hui difficile de se représenter techniquement ou artistiquement la diversité de ces mondes sonores, comme l’écrit Jérôme Sueur :
il est tout de même utile de le tenter, car c’est un moyen d’aller vers l’autre en freinant l’anthropocentrisme tout en évitant l’anthropomorphisme
Les génies de mers, Bill François, Flammarion
Pour terminer cette sélection, élargissons un peu notre sujet. Dirigeons-nous maintenant vers le milieu aquatiques dont les lois physiques ont un impact direct sur les comportements, les mouvements, les capacités physiques et sensorielles des animaux.
C’est ce que nous explique très bien le biophysicien et naturaliste Bill François dans son dernier ouvrage Les génies des mers.
Et contrairement à ce que les terriens peuvent imaginer, Il n’existe pas un, mais des milieux aquatiques. Vivre en surface ou dans les abysses, dans une eau salée ou douce, c’est évoluer dans des univers qui n’ont rien à voir entre eux. Et ces milieux bien spécifiques auront de fait des impacts sur le développement de capacités animales qui peuvent nous paraître hors normes. Ainsi, quand le saumon migre d’une eau douce à une eau salée, c’est un changement total d’univers qui nécessite de dompter l’un des plus dangereux phénomènes physique de l’eau : le choc osmotique. Et d’après l’auteur, il s’agit là de capacités physiques et sensorielles exceptionnelles que peu d’animaux sont capables de maîtriser.
Être minuscule ou énorme en milieu aquatique, c’est également évoluer dans des mondes très différents. Le thon, au cours d’une même vie, connaîtra des expériences physiques et sensorielles à des années lumières les unes des autres. A l’état de larve, l’eau semblera à l’animal aussi visqueuse que du miel. Minuscule il éprouvera le choc de chaque molécule d’eau. Ce qui ne sera plus du tout le cas, quand adulte il pèsera plusieurs centaines de kilos. Il s’affranchira alors de « la viscosité de l’eau et pourra se laisser glisser, prendre de l’élan, pagayer… en un mot nager ! ».
Les exemples donnés par Bill François sont nombreux et fascinants. Il nous plonge dans des réalités inconnues. Et pour ne rien gâcher à notre plaisir, le livre est illustré de très jolies aquarelles réalisées par Valentine Plessy.
Bonne lecture !
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