Le commissaire a des ennuis
La figure du "flic brisé" dans la littérature policière
Publié le 04/12/2023 à 00:01
- 9 min -
Modifié le 01/12/2023
par
Yôzô-san
« Il fallait qu’il boive un verre. Harry ne savait pas d’où lui venait cette pensée, mais elle était présente, comme si quelqu’un l’avait criée tout haut, la lui avait épelée à l’oreille. Cette pensée devait être mise en sourdine, et vite. » — Jo Nesbø, La Soif
Dans le polar, les criminels sont des personnages violents, retors, voire même habités de sombres desseins depuis l’enfance. Et toujours ils ont une faille qui causera leur perte. Mais avez-vous remarqué que sous la plume de nombreux romanciers, le détective lui-même se trouve affublé d’un nombre parfois considérable de troubles et problèmes personnels, au même titre que ceux qu’il traque ?
Le cas Sherlock Holmes

Immédiatement on pense au célèbre locataire du 221 B Baker Street et à son addiction à la cocaïne. Qui n’a pas ce souvenir de ses lectures d’enfance ? Ce moment où l’on réalise que le plus formidable des détectives en activité a un point faible, et pas des moindres. Un défaut qui dans les romans de Conan Doyle peut-être perçu comme un moyen de l’humaniser, de rappeler à cet homme à l’intellect si supérieur qu’il est aussi une enveloppe de chair et qu’il n’est pas omnipotent.
En ajoutant cette ombre au personnage de Sherlock Holmes, Conan Doyle crée un point d’accroche pour le lecteur, qui devant les capacités de déduction hors du commun du détective et son attitude parfois assez suffisante, pourrait rapidement être excédé par celui-ci. Cela vient en outre donner une ampleur nouvelle à sa relation avec Watson, lui-même affublé d’une blessure de guerre. Plus qu’un collaborateur et un colocataire, Watson se révèle dans les moments de rechute de Sherlock un soutien indéfectible. Il est celui qui prend soin et s’inquiète de lui. L’un des interprètes du fameux détective, Jeremy Brett, déclarera à ce sujet lors d’un entretien : « Pour moi, les histoires de Sherlock Holmes sont à propos d’une grande amitié. Sans Watson, Holmes aurait bien pu finir consumé par la cocaïne ».
Penchons-nous maintenant sur les contemporains de Holmes que sont les personnages d’Agatha Christie. Hercule Poirot ne semble pas affublé de réel problèmes physiques, psychologiques ou personnels avant Poirot quitte la scène, dernier volume de la saga dans lequel il enquête et où l’on découvre qu’il est devenu cardiaque et souffre d’arthrite sur ses vieux jours. De la même manière, Miss Marple semble exempte de souci quelconque.

Chez Agatha Christie, les capacités de déduction et l’intellect des détectives sont souvent méjugés par les autres protagonistes en raison de leur apparence physique. La bonhomie et la moustache soignée de Poirot sont souvent moquées, tout comme l’âge avancé de Miss Marple. Profondément humains avec leurs marottes et leurs petites habitudes, les investigateurs d’Agatha Christie n’ont pas besoin d’autre chose pour que le lecteur s’y attache.
Mais alors, comment expliquer qu’en dehors des whodunnit bon nombre de polars mettent en scène des détectives cabossés ou brisés par la vie ?
Une déferlante de flics cassés
Dans le cas des romans à énigme, c’est l’énigme et sa résolution qui priment. Mais depuis les années 30 et le développement du hard-boiled, le polar a changé pour devenir le miroir d’une société en crise.

Désormais achoppé au réel, le roman policier va nous présenter des enquêteurs qui portent les stigmates de leur époque. Ainsi, beaucoup de détectives privés ou de flics que l’on croise chez Chandler, Hammett, Cain ou Spillane souffrent d’alcoolisme et ont perdu foi en l’humanité, tandis que Nestor Burma a de perpétuels problèmes d’argent.
Crise et corruption se sont ainsi emparées du roman policier et de ses personnages. De fait, au fil des bouleversements sociaux et des conflits armés le détective se transmue à l’instar de Dave Robicheaux, traumatisé par la guerre du Viêtnam, qui souffre de dépression et de terreurs nocturnes, ou de Cormoran Strike, revenu d’Afghanistan avec une jambe en moins.
Il n’est plus question de héro triomphant contre le Mal au cœur de l’univers urbain, mais des efforts d’un détective perdu dans sa propre fragmentation. Ainsi, la focalisation ne porte plus sur l’aboutissement de l’enquête mais sur la quête interne du détective qui, avant même d’élucider le mystère, est d’abord en quête de lui-même
Delphine Carron, Figures du détective dans le polar américain contemporain (thèse de doctorat – 2013)
Cette idée d’un flic en quête de lui-même transparaît particulièrement avec le personnage de Maigret dont on se rend compte qu’il va boire sans discontinuer dans Maigret et le corps sans tête.
Au cours de cette enquête, le commissaire est sous pression. Le juge Coméliau le tient à l’œil et la moindre erreur sera fatale pour sa carrière. Or, dans cette enquête, il ne peut que s’attacher d’une certaine façon à la coupable qui était battue par son époux et dont l’idéalisme lui rappelle ce pourquoi il a choisi cette profession. De fait, c’est tout son être qui est sur la sellette dans ce volume. Et c’est alors qu’il bascule du bon vivant à l’alcoolique.

Tout se passe en réalité dans les romans durs de Simenon comme si la consommation de l’alcool correspondait, sinon à un état de crise chronique, du moins à des moments tragiques, à des périodes de tension extrême.
Maigret docteur ès crimes, J-B Baronian
Le défaut comme révélateur du bien
Tous deux sont traumatisés, portent le poids d’un passé lourd et sont à présent acculés de toutes parts. Et pourtant l’un d’eux va s’élever au-delà de ces embûches. Il va faire preuve de droiture, d’honneur et faire le choix du bien. Issu du même terreau que le criminel, le flic devient son double. Il est celui qu’il était destiné à devenir.
Marquée du sceau de la noirceur dans son enfance, l’inspectrice Mila Vasquez de Donato Carrisi est de ceux-là, tout comme le détective privé Karl Kane créé par Sam Millar. Nés de l’obscurité, ils n’auront de cesse de lutter pour ne pas être dévorés vifs par celle-ci.

Pour ce faire, à la manière des chevaliers du moyen-âge ou des personnages de contes pour enfants, ils se mettront au service des plus faibles et des laissés pour compte pour tenter de faire advenir la lumière au cœur des ténèbres, là où il n’y a pas de place pour l’espoir. Car c’est là le cœur du roman policier : la lutte du bien contre le mal. Un combat qui n’est plus tant symbolisé par un gentil détective qui traque un affreux brigand, que par la lutte opiniâtre d’un homme contre ses pulsions, sa soif de vengeance ou la reproduction sociale.
Ce faisant, notre investigateur cabossé devient un véritable héros car il est celui qui se détache du mal par sa force morale. Et son salut, il ne doit qu’à lui-même. Comme l’énonce si bien Gilbert Keith Chesterton dans Comment écrire un roman policier :
Le roman de la force policière constitue en réalité tout le roman de l’homme. Il repose sur le fait que la moralité constitue le plus sombre et le plus audacieux des complots.
D’abord personnage hors normes issu de la bonne société à ses débuts, le détective est devenu une sorte d’ange déchu portant les stigmates de notre société. Depuis peu, il s’est encore rapproché de son lecteu car avant même sa qualité de flic, ce qu’il affiche en premier lieu, c’est son appartenance à l’espèce humaine. Il devient mari, père, aidant ou malade, à l’image de l’inspecteur Wallander ou de la commissaire Battaglia. Et de fait, on est désormais passé à un investigateur en plein désarroi, porteur d’un regard, à la fois désabusé sur la justice et ses institutions, mais aussi sur la société elle-même, car plus que jamais, le roman policier est le lieu de l’expression du mal-être de ses contemporains.
Pour aller plus loin…
sur l’analyse du polar :
- Du polar : entretiens avec Philippe Blanchet, François Guérif
- Le Roman policier et ses personnages, sous la dir. d’Yves Reuter
par des sagas littéraires figurant des flics cassés :
- La série des enquêtes d’Harry Hole de Jo Nesbo dont le détective dépressif sombre dans l’alcool
- La série consacrée à l’agent Aloysius Pendergast de Douglas Preston et Lincoln Child qui est affublé d’une famille de criminels en tous genres
- Les affaires du détective privé imbibé et cynique Philip Marlow de Raymond Chandler
- Les investigations de Matt Scudder, ex-flic traumatisé par la mort d’une fillette, créé par Lawrence Block
et quelques acceptions télévisuelles :
- True detective, série créée par Nic Pizzolatto, avec Woody Harrelson et Matthew McConaughey
- Happy Valley, créée par Sally Wainwright, avec Sarah Lancashire et Siobhan Finneran
- Mare of Easttown, créée par Brad Ingelsby, avec Kate Winslet et Julianne Nicholson
- River, créée par Abi Morgan, avec Stellan Skarsgard et Nicola Walker
- Top of the lake, créée par Jane Campion et Garth Davis, avec Elisabeth Moss et Peter Mullan
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