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Ernest BLOCH : Quatuors I-IV (Griller Quartet – 1954)
Publié le 29/12/2023 à 05:23
- 4 min -
Modifié le 27/01/2024
par
GLITCH
Cet enregistrement historique est aujourd’hui le seul accessible des quatuors d’Ernest Bloch (1880-1959). Il dévoile toute la puissance lyrique et l’audace harmonique d’un musicien encore mal connu.
Né à Genève, mort à Portland, Ernest Bloch était un musicien juif suisse-américain. Sa vie et sa carrière se partagèrent au fil des guerres, entre Europe et Etats-Unis. Comme ses contemporains hongrois (Bartok, Kodaly..) ou tchèques (Dvorak, Janacek..) il a beaucoup puisé dans la tradition de ses origines la matière de sa musique.
Aujourd’hui, seules quelques œuvres (ou extraits) de son « cycle juif » connaissent encore les honneurs du disque ou du concert. Nigun (de Baal Shem), Prayer (de From a Jewish life).., et surtout l’émouvante rhapsodie pour violoncelle et orchestre Schelomo.
“Une des grandes oeuvres de ce monde”
Mais son catalogue recèle encore des chefs-d’œuvre méconnus, comme ce corpus pour quatuor à cordes. Cette gravure de 1954 rassemble les 4 premiers (dont 3 premières pour le disque). Le 5e (et dernier) ne fut achevé que 2 ans plus tard. Le Griller Quartet était alors un ensemble de renommée mondiale. Il devint aussi le créateur-interprète attitré de la musique de chambre de Bloch, qui supervisa avec eux cet enregistrement.

Le premier quatuor (1916) à lui seul est un prodigieux coup de maître. D’une durée exceptionnelle (près d’1h), il dégage une intensité directe, qui poigne de bout en bout.
L’Andante initial plonge les lignes amples d’un motif romantique dans une harmonie tourmentée. L’élégie est happée par le drame, les a-coups chaotiques, mais la douceur l’emporte encore. Suit un Allegro frenetico, proche des transes suffoquées de Chostakovitch, qui s’apaise dans un chant effiloché, luttant à bas bruit contre des stridences. L’Andante ouvre une parenthèse de fraîcheur, avec cette pastorale mélancolique qui berce, esquisse une danse. Le Vivace final reprend un motif agité, entre deux tonalités, entre fièvre et ébrouement joyeux du chant. Un long trouble qui finit par s’éteindre en sourdine.
De ce quatuor, le violoncelliste du Griller Quartet, Colin Hampton disait qu’il est « une des grandes œuvres de ce monde (…) une conclusion logique aux quatuors de Beethoven ».
Du moderne dans le style ancien
On pourrait sans doute appliquer aussi ce jugement au 2e quatuor (1945). Ici, le caractère exploratoire et la perfection formelle convoquent encore plus directement le dernier Beethoven. Le matériau y est moulé dans des formes classiques (fugue, canon, passacaille..) qui contiennent la profusion expressive de l’œuvre. Une pièce qui réussit le tour de force de paraître atonale sans jamais égarer l’oreille ni perdre le sentiment.
Bloch est en effet de ces musiciens qui se maintiennent dans le fil d’une tradition personnelle et historique. Si l’héritage musical juif semble moins prégnant dans ses quatuors, il affleure néanmoins, dans le chant de l’Allegro du 1er, ou la danse rageuse de l’Allegro molto du 3è. La tradition des maîtres européens du contrepoint, de Bach à Beethoven est, elle, omniprésente. Il suffit d’entendre les variations et la fugue de l’Allegro finale du 3e quatuor (1952) pour s’en rendre compte, pour percevoir cette altitude et cette rigueur dans la construction. Ou pour simplement s’émerveiller d’un bijou d’ambigüité tonale, qui guide le chant dans un défilé de prismes doux-amers.
Mais ce qui achève de faire de ces quatuors une somme indispensable, c’est bien leur puissance expressive. Qu’elle soit aussi franche -presque intimidante- dans le 1er, ou qu’elle se dépouille jusqu’à l’abstraction du 4e (1953), c’est toujours un corps de chair qui parle, une sensibilité à l’ouvrage.
Que ces quatuors aient été si peu enregistrés reste un mystère. Pourtant, cette gravure de presque 70 ans a quelque chose d’indépassable. Avec son grain rugueux, cette urgence du studio-live, cette prise de son mono, ample et directe, qui ne flatte et ne cache rien (à écouter en CD plutôt qu’en ligne !).
Un enregistrement héroïque, qui met aux prises avec une matérialité âpre de la musique. Et qui place ces quatuors au premier rang du XXè siècle musical, avec ceux de Bartok, Schoenberg ou Chostakovitch.
→ Retrouver les Quatuors I-IV dans nos collections
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