VA PENSIERO

Verdi, le choeur des esclaves et l’histoire

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 14/03/2024 par GLITCH

La légende est belle. Nous sommes le 9 mars 1842, à Milan, capitale de la Lombardie-Vénétie sous administration autrichienne. L’opéra de la Scala donne la première représentation du Nabucco de Giuseppe Verdi. A la fin du 3e acte s’élève le chœur des esclaves hébreux déportés à Babylone..

Les trois Hébreux s
Les trois Hébreux s'expliquent devant Nabuchodonosor (Galle & van Heemskerck, 1565)

« Va pensiero.. sull’ali dorate ».. Le public perçoit immédiatement cette allégorie du joug autrichien et de la domination étrangère dans les royaumes de la péninsule. Le chœur est un triomphe, l’air est bissé, repris par la salle .. Verdi devient aussitôt le porte-étendard du sentiment national italien. Et le chœur des esclaves deviendra l’hymne du Risorgimento, le soulèvement italien pour l’unification, qui s’achèvera en 1871.

Les ruses de l’histoire

Sauf que.. Pas du tout. Si aujourd’hui le chœur des esclaves est aussi célèbre, s’il est immédiatement associé à la lutte contre l’oppression, ce n’était pas une intention politique de Verdi. Et son appropriation populaire est le fruit d’un long processus, au fil des représentations sur les scènes d’Europe. Historiens de l’époque, biographes et critiques musicaux participeront également tout au long du XIXè à  construire cette légende dorée.

C’est ce parcours symbolique et politique que retrace avec minutie un passionnant ouvrage de l’historien Antonin Durand. Le chœur des esclaves : quand Verdi écrivait l’histoire met en lumière cet « activisme interprétatif », cette forge rétrospective de la mémoire collective.

Car rien dans les archives ou la correspondance de Verdi n’atteste de son intention subversive lorsqu’il compose Nabucco. Rien non plus qui documente une fièvre populaire à l’issue de cette fameuse première représentation. Et toujours rien du côté des compte-rendus de presse et chroniques musicales, qui rapportent plutôt le succès du finale, sans mentionner le fameux chœur.

De Paris à Trieste

Il faut attendre la création de l’œuvre à Paris (1845) puis à Londres (1846) pour observer une réception enthousiaste du chœur des esclaves. La critique et le public soulignent la portée patriotique de l’air, qui va bientôt figurer la musique nationale italienne. Les biographes du compositeur (notamment le français Arthur Pougin) prendront ensuite le relais de cette symbolique. Et de fil en aiguille, la geste du Va pensiero finit par « prendre » dans la réalité.

C’est seulement à la fin de la décennie 1850 que fleurissent les slogans « Viva VERDI » sur les murs d’Italie. VERDI étant ici l’acronyme du prétendant italien au trône de la péninsule « Vittorio Emanuele Re D’Italia . » Mais là encore, ce ne sont pas tant les biographes italiens de Verdi que des auteurs étrangers qui mettront ce geste en exergue, contribuant à asseoir la stature politique de Verdi et son œuvre.

 A la mort de Verdi, en 1901, c’est au son du chœur des esclaves que passe le cercueil du héraut national.

Funérailles nationales de Verdi,1901 (wikimedia commons)


En 1913, à Trieste, peuplée d’italiens et sous domination austro-hongroise, une cérémonie commémore le centenaire de la naissance de Verdi, autour de la statue du musicien. La foule entonne alors le chœur de Nabucco, provoquant l’intervention de centaines de policiers. Dispersée, l’assemblée se retrouve sur la Grand-place, où les autorités ont interdit la tenue d’un concert Verdi. S’improvise alors un autre concert. On y joue du Nabucco -mais pas le chœur des esclaves, on entonne des airs de révolte tirés d’opéras de Verdi..

Giuseppe Padovan : Corteo dimostrativo per il centenario della nascita di Giuseppe Verdi, 12 ottobre 1913

Après guerre Trieste est partagée en deux zones d’occupation, américaine et yougoslave. En 1949, à Naples, Maria Callas est sur scène pour Nabucco. A la fin du choeur des esclaves s’ensuit un long tonnerre d’applaudissements et d’exclamations. “Viva Italia ! Viva Trieste italiana !“, résonnent. Et l’air est bissé.

De la rue au cinéma

Le cinéma offre une nouvelle scène à l’histoire du chœur des Hébreux. En 1954 Senso, de Visconti met en scène une représentation du Trouvère de Verdi. L’appel aux armes du 3è acte libère la colère des spectateurs, qui jettent des papiers aux couleurs de l’Italie sur les officiers autrichiens du parterre.
Même s’il ne s’agit pas de Nabucco, le film semble s’inspirer directement de la force symbolique liée désormais à l’opéra.

En 1957, dans Sissi face à son destin, le couple impérial apparaît dans sa loge à la Scala de Milan. Mais à la place de l’hymne austro-hongrois, c’est Va pensiero qui les accueille..

Et puis ce fameux 12 mars 2011, à Rome, sous le gouvernement Berlusconi. Le chef Riccardo Muti dirige Nabucco. A la fin du chœur des esclaves, un « Evviva Italia ! » jaillit de la salle. Muti prend alors la parole, évoque les menaces qui pèsent sur le monde de la culture… Avant d’inviter le public à reprendre le Va pensiero avec le chœur..

Aujourd’hui encore

Au fil du temps le choeur des esclaves acquiert ainsi une connotation subversive, qui dépasse aujourd’hui le cadre de l’histoire italienne. C’est tout le mérite du travail d’Antonin Durand que de documenter la longue fabrique de l’empreinte mémorielle de ce fragment d’opéra, et de la puissance politique dont il s’est chargée au fil du temps. Un condensé de ce travail est accessible en ligne, sous le titreChœur des esclaves” et politique : dépasser la controverse.

La charge populaire, protestataires de ce choeur n’a sans doute pas fini de résonner, au gré des secousses de l’Histoire.
Témoin encore, cette exécution poignante du choeur par les musiciens de l’opéra d’Odessa devant leur théâtre, sous la menace des bombardements russes.



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