La Smart City existe-elle ? (2/3)
La Smart City, utopie ou cauchemar
Publié le 10/07/2018 à 15:52 - 8 min - Modifié le 18/07/2018 par roamin philit
Concrètement, à quoi ressemble une smart city ? Bien que le concept soit encore flou, de nombreuses villes revendiquent leur intelligence. Celle-ci est souvent réduite à l’intelligence numérique. Certes les nouvelles technologies améliorent le confort des citadins. Néanmoins, elles peuvent également produire un monde oppressant où chacun est étroitement contrôlé. En somme, une version 2.0 du « Nouveau Monde » d’Huxley.
Arthur Rozestraten distingue deux « phases » ou « types » de smart cities. D’un côté, des villes artificielles, construites selon des normes strictes et de l’autre, des villes traditionnelles qui, grâce aux investissements privés et publics, deviennent progressivement « intelligentes »[1].
Les premières, les villes artificielles, seraient la mise en œuvre du modèle néo-cybernétique décrit dans l’article précédent. Deux projets sont abondamment cités pour illustrer ces « villes nouvelles »: Songdo en Corée du Nord et Masdar aux Emirats Arabes Unis. Les secondes comme Rio, New York ou Lyon, sont souvent considérées comme des phénomènes hybrides, alliant logique néo-cybernétique et initiative citoyennes.
Villes nouvelles, «villes cyborgs» ?
Les villes de Masdar et Songdo, archétypes pour certains de « la ville intelligente », suscitent de vifs débats. Mais avant tout, voici quelques éléments factuels et géographiques. Toutes deux s’étendent sur une surface d’à peine 6 Km2. Les investissements pour leurs constructions sont estimés à 19 milliards de dollar pour Masdar et 35 milliards pour Songdo. Le développement de la première est en partie assuré par Cisco, celui de la seconde par Siemens. Si elles se sont installées sur des terrains inoccupés, ces villes ne sont pas éloignées des autres centres urbains puisqu’elles sont dépendantes des aéroports, des universités, des marchés, des centres commerciaux …
Ces deux « smart cities » ne cessent de communiquer sur leur fluidité, leur confort et leur faible empreinte énergétique. Chaque aspect, de l’architecture et passant par les déchets, l’énergie et les transports a été pensé en vue de réduire la pollution urbaine. Ces « villes nouvelles » ont été construites à partir des préceptes de l’architecture bioclimatique, une école qui s’efforce trouver le meilleur équilibre entre l’infrastructure, le climat environnant et le confort de l’habitant. Songdo est par exemple la première ville à être constituée exclusivement de bâtiments à « haute qualité environnementale » selon le standard LEED (Leadership in Energy and Environmental Design).
Cependant, si elles se présentent comme pionnières en termes de développement durable, elles souffrent de plusieurs contradictions.
Tout d’abord, Masdar et Songdo accueillent des entreprises parmi les plus polluantes de la planète : Siemens, General Electric, E.ON … A cela s’ajoute qu’elles sont extrêmement normées socialement et excluent toute forme de marginalité. En effet, elles sont souvent réduites à de simples « ghettos dorés ». Dans un article du New York Times, l’architecte et journaliste Nicolai Ouroussoff déclare : Masdar est « la cristallisation d’un phénomène global de plus : la division grandissante du monde en enclaves de technologie et de ghettos informes où des questions comme la durabilité n’ont que peu de pertinence ». Dans l’article « Songdo, Ghetto de riches » paru dans le Monde, Philippe Mesmer évoque la surveillance excessive mise en place dans la ville : « 500 caméras assurent un quadrillage total pour réguler la circulation, détecter les comportements « suspects » ».
La distinction entre d’un côté, les villes artificielles et de l’autre, des villes comme Rio et New York, se double souvent d’un jugement critique à l’égard des premières et du modèle néo-cybernétique. A Masdar et Songdo plane la menace de la « ville cyborg », lieu où l’individu serait entièrement passif et contrôlé par le numérique (aux services des grandes entreprises). Arthur Rozestraten préfère considérer Masdar et Songdo comme des « sites corporatifs amplifiés » plutôt que comme des « villes » à proprement parler. Dans ce « pseudo-modèle urbain », il n’y a « évidemment pas de diversité sociale, ni de production de biens de consommation, ni d’espaces publics et encore moins de sièges pour les pouvoirs judiciaires ou législatifs […]. Il n’y a pas d’espace de représentation politique démocratique dans ces smart cities. Si dans le domaine du marketing, de telles initiatives […] se prétendent smart, elles ne sont définitivement pas des villes. Elles sont plus vraisemblablement des anti-villes »[2].
Rio de Janeiro, emblème des Smart Cities de la seconde «phase»
Dans un article critique paru dans le Guardian le sociologue Richard Sennet considère de son côté Masdar et Songdo comme des villes « uniformisées », sans chemin de traverse, où « il n’y a rien à découvrir » et où l’innovation est rendue impossible par un « zonage excessif ». Ils les opposent à Rio, figure du deuxième modèle « smart », considéré comme plus humain. Dans cette ville confrontée à de multiples problèmes, «les technologies ont été appliquées à la prévision des catastrophes naturelles, à la coordination des réponses aux crises du transport, et à l’organisation du travail policier sur la question de la criminalité »[3].
A Rio, les nouvelles technologies ne servent donc pas à ordonner la ville mais plutôt à coordonner les différents acteurs en vue d’offrir une meilleure qualité de vie aux habitants. De plus, selon Richard Sennet, qualité de vie ne rime pas nécessairement avec fluidité, planification, et efficacité. Il continue en affirmant : « de nombreux travaux de recherche, menés dans des villes aussi différentes que Mumbai et Chicago, tendent à montrer qu’une fois que les services de base sont en place, les habitants ne valorisent pas l’efficacité par-dessus tout – ils recherchent une certaine qualité de vie »[4]. Les populations auraient tendance à préférer des villes plus ouvertes et moins déterminées.
Arthur Rozestraten propose quelques éléments pour saisir les smart cities de la seconde catégorie. Il ne s’agit non plus de construire des villes de toutes pièces mais de les transformer. Dans ces villes, le caractère participatif et collaboratif est généralement plus intense. Le financement des projets se fait de préférence par le biais de partenariats public-privés qui réunissent des collectivités territoriales, des groupes privés, des associations et des universités.
Toujours d’après Arthur Rozestraten, les municipalités seraient en concurrence pour se positionner parmi les « top smart cities »[5]. Depuis une dizaine d’années, les classements des villes les plus «smart» prolifèrent. Être reconnue comme une smart city dynamique permet d’attirer à la fois des touristes et financements privés. Les concours d’innovation urbaine se multiplient et permettent d’identifier les villes les plus « smart ». Parmi ces villes, on retrouve celles primées par le concours IBM évoqué précédemment. Elles ne résument cependant pas à elle seule le phénomène « smart cities ». La ville intelligente est avant tout un horizon que chaque grande municipalité cherche à atteindre.
En France, Paris, Lyon et Nice dédient une partie conséquente de leur budget au développement « intelligent ». La municipalité de Nice, en partenariat avec l’entreprise Cisco, à mise en place le premier « boulevard connecté ». Un article du Figaro de 2013 le présente ainsi : « Le long du boulevard Victor-Hugo, grande artère du centre-ville parallèle à la promenade des Anglais, 200 capteurs nichés dans les lampadaires, la chaussée ou les bennes à ordures transmettent des données en temps réel. ». A Lyon, les initiatives pour une ville plus « smart » foisonnent. La métropole s’est même efforcée de les coordonner au sein d’un projet commun présenté sur leur site.
Autre exemple, la quasi-totalité des municipalités françaises travaillent aujourd’hui avec Enedis pour installer les nouveaux compteurs Linky. Ces derniers seraient en mesure d’optimiser les consommations d’énergie grâce à la masse de données qu’ils récupèrent. Ils n’en demeurent pas moins très controversés : risque d’incendie, détournement des données, prix excessif …
Enfin, l’environnement des villes de cette seconde « phase » est plus propice au développement des initiatives exclusivement citoyennes. Aujourd’hui, la large diffusion des smartphones et la facilité d’obtenir une connexion internet permet à quiconque de mettre en place une plateforme participative. Au Royaume-Uni, grâce à l’application FixMyStreet les citoyens peuvent signaler les dommages subis par l’espace public. Des sites comme Waze permettent quant à eux aux conducteurs de s’entraider en partageant en direct des informations sur le trafic et l’état des routes. Concernant Rio, Antoine Picon relève que « la logique Top Down à l’œuvre au travers du Centre Opérationnel trouve sa contrepartie dans la démarche bottom-up qui sous-tend des initiatives comme Meu Rio, Mon Rio. Ce site permet aux habitants de s’associer pour mener des causes qui leur tiennent à cœur, du combat contre l’éviction de son logement au sauvetage d’une école »[6].
[1][2][5] Arthur Rozestraten, « Doutes, fantaisies et délires : smart cities, une approche critique », Société, n°132, 2016
[3][4] Richard Sennet, «No one likes a city that’s too smart», The Guardian, 04/12/2012
[6] Antoine Picon, « L’avènement de la ville intelligente », Société, n°132, 2016
Pour aller plus loin :
Antoine Picon, Smart City, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris, Éditions B2, 2015
Ville intelligente, ville démocratique ?, Paris, Éditions Berger-Levrault, 2015
Arthur Rozestraten, « Doutes, fantaisies et délires : smart cities, une approche critique », Société, n°132, 2016
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