La Smart City existe-elle ? (3/3)

Les "smart cities" sont-elles vraiment smart ?

- temps de lecture approximatif de 11 minutes 11 min - Modifié le 18/07/2018 par roamin philit

"Tout ce qui est numérique est smart". Voici le présupposé au fondement des nouvelles villes intelligentes. Mais, lorsque le numérique accroît les inégalités urbaines au lieu de les réduire, peut-on parler d'intelligence ? Que penser d'une société où les nouvelles technologies prennent le pas sur la démocratie ? Une chose est certaine, le numérique ne fait pas toute inintelligence. Contre cet a priori, il est crucial d'élargir la définition de la smart city.

Quartier de la Confluence, Lyon
Quartier de la Confluence, Lyon

Au fond, n’y a-t-il qu’une seule forme d’intelligence urbaine ? La réponse est évidemment non.

Quatre chercheurs Lyonnais, dont les propos sont rapportés dans un article du journal Le Monde, insistent : il faut « politiser » le concept de Smart City.  Michel Lussault, professeur d’étude urbaine à l’ENS de Lyon nous fait judicieusement remarquer que la définition du concept « smart city » n’a pas été stabilisé par des universitaires mais bien par des entreprises privées. Or, la définition donnée par ces dernières réduirait la ville intelligente à une ville «d’ingénieurs, technologique et efficace ». Contre cette définition qui sert avant tout des fins commerciales, il est crucial de relier la ville intelligente aux enjeux d’inégalités, de discriminations et de participation citoyenne.

L’« intelligence » et les inégalités sont-ils compatibles ?

Le terme « smart » pose problème. En effet, une ville peut-elle être considérée comme intelligente alors que 30% de sa population vit dans des bidonvilles ? C’est la question que pose lors d’une conférence Tedx l’urbaniste Isam Shahrourn, professeur de Génie Civil à l’université de Lille. Cette question fait référence à la situation de Rio de Janeiro. Bien que considérée comme une smart city de pointe, la ville peine à résoudre les problèmes d’inégalités.

Arthur Rozestraten évoque à ce sujet la campagne « Rio de Chorar » (Rio à pleurer) lancée par le journal Extra après l’ouverture du COR (Centre d’Opération). Cette campagne invite les citoyens à poster sur les réseaux sociaux des photos qui « montrent l’invisibilité de certains endroits et phénomènes »[1]. A l’aide de leur smartphone, les habitants de Rio on produit une masse considérable d’images qui révèlent les limites de la surveillance urbaine.

De plus, une ville est-elle intelligente dès lors qu’elle abandonne la gestion de ses périphéries pour assurer le développement « smart » de son centre-ville ? Si certaines entreprises et start-up vendent le modèle smart comme inclusif et vecteur d’égalité, Stéphane Graham et Simon Marvin, deux universitaires, estiment de leur côté que les technologies numériques sont responsables de la fracture entre les quartiers hyper-connectés et les zones urbaines défavorisées. L’augmentation des dépenses en technologies numériques à tendance à augmenter au dépend des dépenses allouées au développement des périphéries et des quartiers en déshérence. Il serait dès lors plus pertinent dans certains cas de parler de « quartier smart », et non pas de « ville smart ».

En outre, les disparités ne sont pas toujours spatialisées (quartier pauvre/riche). Elles apparaissent parfois au sein d’un même espace ou plusieurs « monde » se superposent. Au sujet de Sao Paulo, Arthur Rozestraten déclare : « il existe une ville déjà présente avec Internet haut débit, wifi, smartphones, applications, appareils photo numériques, nuages de données, qui ne se distingue pas de la ville des petites voitures de ramasseurs de cartons, des égouts à ciel ouvert, de la dengue, des crues et des inondations chroniques »[2]. Bref, qui dit « smart city » dit parfois ville hétérogène et fracturée.

Un ramasseur de cartons à Sao Paulo

Néanmoins, des municipalités ont tout de même bien saisi les risques posés par l’essor du numérique. C’est en tout cas ce que souhaite la mairie de Lyon. David Kimelfield, président de la métropole, souhaite associer les politiques « smart » à des politiques inclusives. Pour lui, une ville inclusive n’est possible que si l’outil numérique est mis « à disposition de celles et ceux les plus éloignés » de cet outil

A cet effet, une équipe de médiation silionne la métropole lyonnaise, et plus particulièrement dans les quartiers prioritaires, pour en sorte que le numérique soit approprié par tous. Oriane Ledroit, directrice des programmes à l’Agence du Numérique, insiste : « La ville numérique, c’est une question d’infrastructures, de technologies, mais c’est surtout une question d’éducation, d’accompagnement à l’appropriation de ce nouvel environnement ».  L’objectif est de contribuer à la construction d’une « ville apprenante » (label définit par l’UNESCO).

Si l’on appréhende le phénomène smart à l’échelle mondiale, il semblerait qu’il soit l’apanage des villes qui possèdent un bon potentiel économique. D’aucuns diront qu’il existe des smart cities dans les pays en voie de développement : Abuja au Nigeria, Cebu aux Philippines, Nairobi au Kenya … Mais ces villes attirent depuis longtemps des investissements privés. A l’inverse les villes qui subissent de plein fouet la crise de l’industrie sont les perdantes de la « révolution smart ».

Antoine Picon, professeur d’architecture à Harvard, remet justement en question d’adaptabilité du modèle smart aux villes post-industrielles : « Les techniques de gestion de l’urbain qui sont aux fondements de la smart city sont-elles pas ailleurs applicable aux situations post-industrielle ? Force est de constater que Détroit figure rarement parmi les exemples invoqués à l’appui de l’hypothèse de la ville intelligente »[3]. Le même constat est transposable en France concernant Saint-Etienne, Reims, Metz

Quand le « smart » étouffe la démocratie

Quelle place est dévolue aux valeurs démocratiques dans les smart cities ? C’est une des limites de leur présupposé intelligence. Nous l’avons vu, à Masdar et Songdo, la démocratie est quasiment inexistante. L’espace public n’a pas lieu d’être. Le gouvernement du peuple cède le pas au gouvernement des technologies numériques. Si le sociologue Richard Sennet est beaucoup plus élogieux vis-à-vis du modèle de Rio de Janeiro, d’autres, comme Arthur Rozestraten, demeurent sceptiques.

Au sujet du COR (centre d’opération), loué par R. Sennet, A. Rozestraten émet une série d’interrogations : «  Y a-t-il eu une instance démocratique dévolue à la définition de ce qu’il s’agissait ou non de contrôler ? Quelles sont les limites de ce contrôle quant au droit à la vie privée des citoyens ? Concernant les données accumulées sur ces phénomènes et les espaces publics, sont-ils gratuitement accessible à tous ? Qui a accès à ces informations ? Qui sera chargée de définir ces règles ? »[4]Ces interrogations sont transposables a beaucoup d’autres situations.

En France, de nombreux  projets « smart », du boulevard connecté niçois  en passant par les compteurs Linky, sont conduit par des partenariats public/privés. Néanmoins la présence d’autorités publiques ne protège en rien des entraves à la démocratie. Aucune instance ne contrôle les contrats signés et la protection des données personnelles n’est pas garantie. Les données récoltées par Linky pourraient être d’une grande utilité pour les producteurs de produit ménagers. Dans son ouvrage Sexy, Linky ?, le journaliste Nicolas Bérard affirme: «Ils sauront ainsi que vous êtes célibataire, aux horaires imprécis, que vous […] quittez votre logement entre 8 heures et 11 heures pour ne revenir qu’après 19 heures, heure à laquelle, fainéant que vous êtes, vous vous réchauffez au micro-ondes un plat préparé que vous mangez devant la télé».

Le modèle « smart », un universalisme naïf ?

Finalement, certains universitaires et notamment Adam Greenfield, auteur de Against the Smart City, en viennent à penser que le phénomène des « villes intelligentes » n’est qu’un simple recyclage du « crédo fonctionnaliste » incarné par Le Corbusier : il serait possible, grâce à la technique, d’ordonner parfaitement les paysages urbains.

Ainsi, A. Rozestraten énumère une série de mythes sur lesquels se fonde le modèle « smart city » : « le mythe de l’espace-temps homogène » ; « le mythe de m’omniprésence, de l’omniscience et de l’omnipotence de l’intelligence smart » ; « le mythe de la neutralité absolue » de la technique ou encore l’idée que la science ne peut servir que l’universel ; « le mythe des solutions a priori qui occultent les véritables problèmes »[5] ou encore l’idée qu’il existe des solutions applicable à toute les situations. En bref, l’idée qu’il existe un modèle urbain universel souhaitable pour tous. Le modèle smart oublie alors que la ville est une construction historique et que chaque plan d’urbanisme doit intégrer les spécificités de l’environnement.

Richard Sennet, dans un article publié dans The Guardian, pose également une autre question pertinente : maitriser totalement une ville, est-ce « une bonne chose » ? Une ville uniquement déterminée par les nouvelles technologies ne risque-t-elle pas de devenir « une ville sans histoire » ? C’est en tout cas le risque que relève Antoine Picon : « Nous vivons dans des villes rythmées par des évènements sans cesse plus nombreux que l’on peut suivre en temps réel »[6]. La multiplication des choses qui arrivent va de pair avec une absence criante de perspectives historique, comme si la possibilité de l’histoire se trouvait indéfiniment suspendue au profit d’un éternel présent ».

L’avènement des « villes intelligentes » pourrait se doubler d’un appauvrissement du réseau urbain. Les pratiques et traditions urbaines historique risquent d’être noyées dans le numérique. Le contrôle étroit de chaque espace pourrait faire disparaitre les zones de créations originales. Richard Sennet conclut son article en déclarant : « Nous voulons des villes qui fonctionnent de façon satisfaisante, mais qui restent ouvertes aux transitions, aux incertitudes et aux désordres qui caractérisent la vie réelle »[7]. Cette généralisation, bien que hâtive, devient tout de même de plus en plus pertinente à l’heure du tout numérique.

Le « smart »  sans le numérique c’est possible !

Dans un monde où nos relations sont de plus en plus dirigées par les outils numériques, il est crucial de laisser s’exprimer d’autres formes d’intelligences plus humaines. De nombreuses initiatives foisonnent de toute part et ne mobilisent pas nécessairement les technologies du numérique. Sont-elles pour autant moins « smart » ?

Au Quebec, Jérôme Glad et Maxime Bragoli ont créé Pépinière – Espaces Collectifs, « un organisme à but non lucratif voué à identifier des sites urbains emblématiques ou sous-exploités » dans le but « de leur donner une vocation culturelle et économique viable, tout en favorisant l’implication des communautés locales ». Avec des moyens financiers ridicules comparés à ceux des grands plans d’urbanisme jugés « hors-sols» par Jérôme Glad, cette organisation est parvenue à revitaliser des espaces autrefois désertés et victime de la criminalité.

Le Village au Pied-du-Couran (Montréal), espace réaménagé par Pépinière – Espaces Collectifs    (crédit photo : Jean-Michel Seminaro)

La ville de Lyon possède aussi sa propre pépinière d’initiatives : Anciela. Cette association « encourage et accompagne les engagements et les initiatives citoyennes en faveur d’une société écologique et solidaire, à Lyon et ses alentours ». Chaque année cette association publie le guide Agir à Lyon qui répertorie la grande majorité des projets citoyens et solidaires du bassin lyonnais. Ces démarches participatives confirment les propos de Hervé Rivano, professeur à l’INSA (Lyon) : « l’intelligence ne vient pas de la technologie, mais des gens qui vivent dans la ville ». Le numérique n’est en rien une condition de l’intelligence.

L’on pourrait encore citer un grand nombre d’initiatives qui visent à rendre la ville plus intelligente, agréable et inclusive comme par exemple l’association Womenability qui s’efforce de lutter contre les discriminations genrées dans l’espace publique. Aujourd’hui, de nombreux chercheurs et des personnalités politiques envisagent des solutions pour que chacun puisse s’approprier la ville, indifféremment de son genre.

La « smart city », un objet résolument politique

En définitive, à la question « la smart city existe-elle ?», on ne peut répondre que oui. Mais c’est un « oui » qui vacille dès lors qu’on adopte une définition restrictive de l’intelligence. La richesse d’une ville réside avant tout dans la diversité des intelligences qu’elle contient. Il faudrait d’ailleurs attester non pas de l’existence de « la » smart city mais « des » smart cities.

On ne peut nier l’impact du numérique sur la ville. Il permet d’identifier plus rapidement les problèmes et les inégalités urbaines. La ville devient plus « sensible » et réactive. Néanmoins le numérique ne fait pas tout. Il faut restituer à l’intelligence son caractère éminemment politique. Une ville peut être intelligente d’un point vue économique – le terme efficace serait ici plus juste – et produire des inégalités sociales considérables. La définition de la smart city diffusée par les grandes entreprises reste limitée et nourrit pour l’heure avant tout des intérêts privés.

Si pour certains l’intelligence des villes signifie fluidité, contrôle et omniprésence du numérique, elle signifie pour d’autre créativité, participation, démocratie, réduction des inégalités et inclusivité. L’intelligence, caractère traditionnellement attribué à l’être humain, ne va pas de soi pour la ville. Il est donc capital que la définition de la smart city fasse l’objet d’un débat démocratique.

 

[1][2][4][5] Arthur Rozestraten,  « Doutes, fantaisies et délires : smart cities, une approche critique », Société, n°132, 2016

[3][6] Antoine Picon, Smart City, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris, Editions B2, 2015

[7] Richard Sennet, «No one likes a city that’s too smart», The Guardian, 04/12/2012

 

Pour aller plus loin :

 

Antoine Picon, Smart City, théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, Paris,  Éditions B2, 2015

 

 

 

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Anciela, Guide Agir à Lyon, Villeurbanne, Association Anciela, 2018 (bientôt à la Bibliothèque Municipale de Lyon)

 

 

 

 

Ville intelligente, ville démocratique ?, Paris, Éditions Berger-Levrault, 2015

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One thought on “La Smart City existe-elle ? (3/3)”

  1. AG dit :

    Not an academic, thanks!

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