Quand les sociologues se racontent
Publié le 22/09/2023 à 09:00 - 10 min - Modifié le 20/09/2023 par Karine
Faire le récit de son parcours est un exercice auquel se sont livré·e·s de nombreux·ses chercheur·euse·s· en sciences sociales. Parmi les plus connus, citons Pierre Bourdieu, Didier Eribon ou encore Richard Hoggart. Pourquoi les chercheur·euse·s et notamment les sociologues se racontent-ils·elles ? En quoi leur pratique professionnelle influence la restitution de leur vécu ? Nous vous proposons ici quelques éléments de réponse et une sélection de récits.
Autobiographie, mémoires, auto analyse, de quoi parle-t-on ?
S’en tenir à son individualité, se placer en observateur de la société ou se faire objet d’étude, ces positionnements narratifs définissent les genres de la littérature dite d’intimité. L’autobiographie, les mémoires et l’auto analyse ont en commun l’écriture sur soi. Néanmoins, les intentions de leurs auteur·e·s diffèrent.
Autobiographie et mémoires, même combat ?
Selon Philippe Lejeune, l’autobiographie est un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Les mémoires désignent une « relation écrite que quelqu’un fait des événements qui se sont passés durant sa vie, et dans lesquels il a joué un rôle ou dont il a été le témoin ». De ce fait, les autobiographes se limitent à une exploration d’eux-mêmes à travers le fil de leur existence quand les mémorialistes s’attachent davantage à mettre leur auto-récit en relation avec leur temps. Philippe Lejeune parle du « projet fondamental de l’auteur » qui détermine si celui-ci « a voulu écrire l’histoire de sa personne ou celle de son époque ». Cependant, Damien Zanone nuance cette catégorisation schématique qui oppose ces histoires de vie car « même si leur choix peut sembler unilatéral entre l’immersion dans le social et la sécession par rapport à lui, le mémorialiste et l’autobiographe n’occupent jamais des positions extrêmes, un tout ou rien entre le monde et le moi. ».
Le sociologue, ethnographe de lui-même
De leur côté, les chercheur·euse·s en sciences sociales qui se choisissent comme sujet d’écriture parlent d’auto-ethnographie, d’égo-histoire ou encore d’auto-socio-analyse. Car, à la différence de l’autobiographie dénuée d’une approche scientifique, ces récits de sociologues s’appuient sur les méthodes d’enquêtes des sciences sociales. Pierre Bourdieu, qui s’est lui-même pris pour objet d’étude dans Esquisse pour une auto-analyse, explique son projet ainsi : « en adoptant le point de vue de l’analyste, je m’oblige (et m’autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaire à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement »
En se livrant à l’exercice de l’auto-analyse, la question que se posent les scientifiques est de savoir en quoi leur propre parcours de socialisation influence leur travail de recherche et le choix de leurs sujets d’étude. Pierre Nora a été l’un des premiers à interroger ce lien entre itinéraire personnel et professionnel. En préface de son ouvrage Essais d’ego-histoire, il explique que l’égo-histoire consiste à « expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait ». Pour les sociologues, prendre conscience de l’influence de ses « déterminismes sociaux » ouvre à davantage d’honnêteté intellectuelle. Pour ces chercheur·euse·s, une réflexivité constante permet une pratique plus objective. C’est ce que démontre la sociologue Grazia Scarfò Ghellab pour qui l’auto-socio-analyse est un « travail long, difficile, déstabilisant, riche en frustrations et en incertitudes. Mais sans aucun doute le seul possible si on vise la rigueur scientifique de notre travail de recherche. »
Pour aller plus loin :
Écrire sa vie, raconter la société. L’autobiographie au risque de la sociologie | Bibliothèque nationale de France
« L’autobiographie sociologique existe-t-elle ? » Compte rendu par Demoulin
Bernard Lahire « Sociologie et autobiographie ». In L’esprit sociologique. La découverte
Récits de sociologues
- Gilles Moreau. S’asseoir et se regarder passer
Professeur de sociologie à l’université de Poitiers depuis 2007, Gilles Moreau nous propose une auto-socio-analyse qui retrace sa « trajectoire atypique, au regard des lois sociales et scolaires de la Reproduction ». Dans son introduction, Gilles Moreau explique en quoi consiste l’exercice de l’auto-socio-analyse et cite de nombreux exemples de chercheur·euse·s qui s’y sont essayé·e·s. Par son récit, le sociologue cherche à montrer comment le milieu d’origine et les expériences façonnent l’intérêt du chercheur pour certains sujets. Fils d’un garde champêtre et d’une femme au foyer, Gilles Moreau est un transfuge de classe, « venu à la sociologie par un intérêt pour la chose publique ». Un récit également important pour saisir le développement de la discipline en province.
Pour aller plus loin :
Lectures. Les comptes rendus 2022. Gilles Moreau, S’asseoir et se regarder passer. Itinéraire(s) d’un sociologue de province. Anaïs Lehmann
- Norbert Alter. Sans place ni classe
Par l’entremise de Pierre, Norbert Alter entame un dialogue avec lui-même afin de retracer son cheminement social. Mais l’ambition du sociologue et professeur des universités va au-delà de la simple restitution d’expériences : « Ce livre poursuit un autre dessein, celui d’éclairer l’origine subjective des hypothèses que j’ai mobilisées depuis mes tout premiers travaux de recherche. Les sociologues le savent : notre travail suppose extériorité, rigueur et méthode pour dépasser le sens commun et l’opinion ; mais le choix des théories explicatives trouve en partie ses sources dans notre histoire personnelle. Souvent, vers la fin de notre vie professionnelle, nous éprouvons le besoin, par souci intellectuel et éthique, de dire ainsi ‘’d’où nous venons’’ »
Pierre grandit dans une famille pauvre, élevé par des parents dysfonctionnels. Pierre est un hors classe, délaissant les règles morales et ignorant les normes et autres rites sociaux, il n’appartient ni à la classe ouvrière, encore moins à la bourgeoisie. Il n’aura alors de cesse de chercher une place pour se définir socialement, à l’école, chez ses copains, au travail, avec les filles… Pierre aurait pu succomber à « un destin social désastreux » mais des rencontres lui permettront de croire à d’autres possibles même si l’on n’échappe jamais vraiment à ses origines sociales.
Pour aller plus loin :
France Inter. L’Heure Bleue. Norbert Alter. 11 mai 2022
Radio France. L’invité de 9h10. Norbert Alter : la sociologie et le pouvoir d’inventer sa vie. 23 mai 2023
Telos. Le roman biographique d’un sociologue «hors-classe». Monique Dagnaud. 13 février 2023
- Rose-Marie Lagrave. Se ressaisir
Dès l’ouverture de son récit, Rose-Marie Lagrave nous met en garde, « ce livre n’est donc ni une autobiographie, ni une auto-analyse, mais l’examen d’un processus qui […] m’a façonnée, en tant que femme et féministe, en transfuge de classe ». Pourtant, la sociologue convoque les outils de la sociologie « pour donner à lire [son] parcours ». Mais l’objectif de la chercheuse n’est pas tant de réfléchir à sa pratique que de comprendre ce qui a activé sa mobilité sociale.
La trajectoire de Rose-Marie Lagrave est singulière. Née dans une famille modeste et catholique, elle a grandi parmi onze frères et sœurs dont un souffrant d’autisme. Entourée d’un père cultivé mais déclassé en raison de la maladie et d’une mère longtemps domestique dans un milieu bourgeois, Rose-Marie Lagrave est la seule fille de sa famille à accéder aux études supérieures. Elle occupera, entre autres, le prestigieux poste de directrice de l’EHESS. Femme mariée puis divorcée, elle élève seule ses deux enfants tout en travaillant et en préparant sa thèse. Militante syndicale, elle s’engage pour le droit des femmes dès les années 60. Les opportunités liées au contexte politique, social et économique de la France de l’après-guerre, les rencontres et un certain besoin de reconnaissance auront été les quelques ingrédients qui, conjointement, ont permis à Rose-Marie Lagrave de gravir l’échelle de l’ascension sociale et de s’affranchir de la théorie de la reproduction sociale. Dans Une conversation, la sociologue partage son « expérience de transgression des frontières de classe » avec l’écrivaine Annie Ernaux.
Pour aller plus loin :
Se ressaisir, Rose Marie Lagrave – Séminaire général du Mesopolhis [13 janvier 2023]
Conversation avec Rose-Marie Lagrave : « L’idée selon laquelle il n’y a qu’à vouloir pour pouvoir est un leurre ». The Conversation. 29 novembre 2022
- Nicole Lapierre. Sauve qui peut la vie
Nicole Lapierre est socio-anthropologue. En 2015, elle a reçu le prix Médicis pour son essai Sauve qui peut la vie. Elle y raconte son histoire familiale pour dévoiler sa trajectoire intellectuelle et ses convictions. Avec ce récit, elle développe plus finement la certitude qu’il existe une véritable porosité entre parcours personnelle et objet de recherche. Elle déclare : « Mon histoire a toujours irrigué mes travaux. C’est le cas notamment avec Le Silence de la mémoire ou Changer de nom puisque j’ai moi-même changé de nom. J’ai transformé mes questions personnelles en questions générales » (JDD, 30/08/2015) ou encore « « J’ai toujours assumé une part d’implication dans mes recherches. Je ne la cachais pas. Je pensais que ça faisait partie des motivations de la recherche. Mais indéniablement, là, j’ai sauté un pas en racontant vraiment mon histoire, mon histoire familiale et la façon dont cette histoire familiale a sans doute en partie orienté, en partie nourri mes recherches. » (France Culture, 31/10/2015).
Et il est facile de vérifier ce que dit la socio-anthropologue. En effet, le père de Nicole Lapierre était juif polonais, il a émigré en France pour faire des études de médecine et a francisé son nom de famille. Ses thèmes de recherche sont tournés vers la mémoire, les migrations, le changement de nom, la transmission, la figure de l’étranger. Oui, c’est bien dans « la chair de l’expérience vécue que Nicole Lapierre inscrit son devenir de chercheuse, délimite ses champs d’étude à la croisée de la quête privée et de l’enquête savante » (Adèle Cassigneul).
En guise de conclusion, nous pouvons reprendre l’hypothèse de Jean-Philippe Bouilloud selon laquelle il ne peut y avoir de production intellectuelle totalement déconnectée du vécu des chercheur·euse·s car « il est évident que toute pensée qui relève de l’univers des sciences sociales […] s’articule nécessairement avec une expérience intime du sujet dans sa confrontation au monde social ». Pratiquer l’exercice de l’autobiographie a au moins deux vertus : en se prenant comme objet d’étude, le·la futur·e chercheur·euse se confronte à sa pratique ; en réfléchissant à son propre parcours de socialisation, il·elle trouve le « moyen de construire la distance qu’impose la neutralité axiologique, et d’éviter par là même les phénomènes de projection inconsciente qui peuvent influer sur la compréhension du chercheur ». Le chercheur ne serait-il pas un « autobiographe malgré lui » ?
Bibliographie complémentaire :
Retour à Reims / Didier Eribon
33 Newport Street : autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises / Richard Hoggart
Les origines : pourquoi devient-on qui l’on est ? / Gérald Bronner
Destins français : essai d’auto-ethnographie familiale / Martine Segalen
Carnets de socioanalyse : écrire les pratiques ordinaires / Yvette Delsaut
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