Prendre le temps ?

Le temps : repères philosophiques

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- temps de lecture approximatif de 14 minutes 14 min - Modifié le 19/04/2023 par Département Civilisation

Le temps est une des grandes questions de la philosophie. Mais l’ambivalence du concept favorise une multitude d’approches. Le temps se perçoit aussi bien par le cycle des saisons et la course des astres que par l’usure, le vieillissement et la mort. Temps linéaire ou cyclique, temps mesuré par les horloges ou temps comme dimension, privilège de l’instant ou de la durée, du présent ou de l’avenir : autant de représentations parfois contradictoires que les crises actuelles remettent en question... Cette sélection en donne un petit aperçu.

cadran-solaire
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Qu’est-ce que le temps ?

Dès l’Antiquité, les questions philosophiques essentielles sont posées. Comment penser le temps, qui existe sans exister, le maintenant n’étant jamais le même ? Peut-on définir un temps objectif ? Est-il la succession des « maintenant » ou un contenant et dans ce cas, est-il dans la nature ou dans le sujet percevant ?

Un temps humain à l’image du temps cosmologique 

Platon comme Aristote s’attachent à connaître le temps à partir d’un raisonnement analogique fondé sur le mouvement cyclique des astres, tout en le définissant par rapport à l’éternité.

Platon dans le Timée, fait du temps  « l’image mobile de l’éternité immobile », l’éternité étant ainsi l’idéalité du temps ordinaire.

« Le démiurge eut donc l’idée de fabriquer une image mobile de l’éternité ; et, tandis qu’il met le ciel en ordre, il fabrique de l’éternité qui reste dans l’unité une certaine image éternelle progressant suivant le nombre, celle-là même que nous appelons le temps »

Timée 37 c-d

Aristote dans sa Physique Livre IV  pose les bases de la conception du temps dans la philosophie occidentale. Il met en lumière l’aspect contradictoire du temps, qui est ce qui a cessé d’être ou ce qui n’est pas encore. Étant à la fois même et autre que soi, il entretient une relation avec le mouvement, sans être le mouvement lui-même. D’où sa définition du temps comme nombre du mouvement, c’est-à-dire l’ordre et la direction du mouvement. Il constate déjà qu’il n’y a pas de temps sans l’ « âme » mais que celle-ci mesure le temps à partir du mouvement qui est dans les choses.

A partir de Saint Augustin et ses Confessions, la philosophie s’intéresse davantage à la perception du temps qu’à sa nature. Pour Saint Augustin, c’est en effet l’esprit qui mesure le temps. Nous mesurons le passé par le souvenir et le futur par l’attente.

Le temps vécu : durée, instant, temporalité

A mesure que la science prend en charge la définition objective du temps, la philosophie se tourne vers le temps subjectif, tel qu’il est perçu et vécu par l’homme.

Bergson fait ainsi de la durée le temps réel, opposé au temps scientifique. Durée et simultanéité (recension sur Philosophie magazine) sous-titré A propos de la théorie d’Einstein, en construisant la notion de durée, veut ainsi différencier le temps tel qu’énoncé par la théorie de la relativité de celui perçu par un observateur. La durée n’est pas une succession d’instants, mais leur interpénétration.

C’est ce que contestera Gaston Bachelard, dans L’Intuition de l’instant et  La dialectique de la durée , pour qui c’est l’instant présent qu’il faut considérer comme constitutif du temps. C’est l’instant dont on se souvient, c’est l’intensité de l’instant qui nous fait vivre et pas seulement exister. 

Heidegger dans Etre et temps dépasse cette opposition durée / instant pour faire du temps une dimension essentielle de l’existence et non ce dans quoi elle se déploie. Il introduit ce faisant la notion de temporalité, constitutive de l’Etre (le Dasein).  Si dans les conceptions classiques, le présent est l’élément fondamental pour comprendre le temps, c’est le futur qui pour Heidegger devient principe organisateur.

Petit récapitulatif dans À la source du temps, Christophe Bouton, Les Études philosophiques 2003/2 (n° 65).

Ces questions sur l’existence et la constitution du temps continuent de faire l’objet de discussions philosophiques. L’article Temps de L’Encyclopédie philosophique présente ainsi deux théories (du devenir et de l’univers-bloc) où l’on retrouve la difficulté à rendre compte des relations entre passé, présent et futur. Voir aussi : Philosophie du temps, sous la direction de Jiri Benovsky.

Mais la persistance de ces interrogations n’empêche pas les philosophes, depuis la fin du XXe, de se défier aussi des représentations classiques du temps et d’inviter à les reconsidérer.

La fin de l’avenir ?  

Les tragédies du XXe puis la pandémie, la conscience du réchauffement climatique et de ses effets, ont bouleversé notre vision de la flèche du temps. Que ce soit pour le christianisme (messianisme), le capitalisme (progrès, croissance et développement) ou les utopismes (lendemains qui chantent), demain était forcément meilleur qu’aujourd’hui. Même le présentisme décrit par François Hartog comme nouveau régime d’historicité ne tient plus. La perspective est aujourd’hui inversée, et le présent scruté à l’aune de ses conséquences sur l’avenir.   

Le temps en crise

 « Alors même que, sous la bannière du capitalisme, le temps humain rêvait de pouvoir imposer aux milieux, espèces et cycles bio-géochimiques son hégémonie temporelle, le voilà confronté à une temporalité incommensurable, radicalement étrangère, celle de notre planète, où l’immensément court et l’infiniment long s’entrelacent dans un ballet subtil et fragile.[…]

Vers un nouveau rapport au temps :

Après les régimes ancien, futuriste puis présentiste esquissés par Hartog, assistons-nous à l’émergence d’un quatrième régime d’historicité ? C’est ce qu’affirme par exemple Dipesh Chakrabarty, qui parle lui de « régime d’historicité planétaire ou anthropocénique ». Reste à en saisir les contours, puisque cela suppose que l’entrée dans l’Anthropocène dessine une composition des temps radicalement nouvelle dans le cadavre de la modernité : passé, présent et futur s’agencent d’une manière inédite. Le rapport même que nous entretenons avec chacun d’entre eux, particulièrement le futur, s’en trouve transformé. « Nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur si nous voulons avoir un avenir », résumait ainsi Bruno Latour dans Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015) ».

Face aux temps de Gaïa, par Philippe Vion-Dury (Socialter, Hors-série n°10, Libérer le temps).

Quelques titres traduisent ce bouleversement : 

La crise sans fin : essai sur l’expérience moderne du temps, Myriam Revault d’Allonnes

Après nous le déluge : les temps modernes comme expérience antigénéalogique, Peter Sloterdijk

Le temps de l’urgence, et L’accélération de l’histoire : des Lumières à l’anthropocène, Christophe Bouton

Rupture avec le passé, avenir incertain, sentiment d’urgence, sont des constats partagés. Christophe Bouton introduit cependant dans son dernier essai les notions de « polychronie » et de pluralité des temporalités, qui pourraient bien « ouvrir le champ du politique ».

Vers une pluralité des temps

C’est à explorer ces temporalités nouvelles pour échapper à la fuite en avant que s’attachent les ouvrages suivants :

Dans Défaire la tyrannie du présent : temporalités émergentes et futurs inédits , Jérôme Baschet  tente de tracer quelques formes de temporalités qui « résistent », expérience zapatiste ou mouvement slow par exemple, qui permettraient de tracer un possible plutôt qu’un futur. Ce qui ne va pas sans Adieux au capitalisme.

A lire : la recension de Paul Bouffartigue dans la revue Temporalités (28/2018)

Pascal Chabot avec Avoir le temps : essai de chronosophie, distingue cinq régimes de temps, retraçant une histoire de notre relation au temps, pour inviter à un métissage des temporalités.

Quant à Bernadette Bensaude-Vincent, elle nous propose un Temps-paysage. Pour une écologie des crises, montrant que le temps de la nature n’est pas chronologique :

« Si l’on se penche sur l’histoire de la Terre, nous vivons à travers une mosaïque de temporalités – le temps cosmologique, géologique, biologique, historique, social et psychologique – qui cohabitent, interfèrent et s’entremêlent. Le dérèglement climatique en est d’ailleurs le profond révélateur nous forçant ainsi à abandonner cette position abstraite et à briser notre vision chronologique du temps. »

Sortir de la crise du temps, podcast France Culture

Dans le sillage d’une nouvelle attention au non-humain, la philosophie se saisit donc des crises contemporaines pour analyser à nouveaux frais les représentations classiques et euro-centrées du temps. Et aider à être à l’écoute d’autres temporalités.

Le temps, lexique de Philosophie magazine

10 livres pour méditer sur le temps, Philosophie magazine

Qu’est-ce que le temps ?, série de Podcasts France Culture

Sommes-nous soumis au temps ?, série de Podcasts France Culture

Le temps, Catherine Malabou, Profil Notions philosophiques, en ligne

Libérer le temps, Socialter, hors-série

Le temps et sa flèche, conférence d’Etienne Klein

Où est passé le temps ?, sous la direction de Jean Birnbaum

Le temps dans l’Antiquité, Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2002/2

De la brièveté de la vie, Sénèque

Critique de la raison pure, Immanuel Kant

Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, Edmond Husserl

La raison dans l’histoire, Georg Wilhelm Friedrich Hegel

Le temps, ce Je-ne-sais-quoi et ce Presque-rien, podcast France Culture sur le temps chez Vladimir Jankélévitch, avec Cynthia Fleury

Le temps et l’autre, Emmanuel Lévinas

L’obsolescence de l’homme, Günther Anders

Temps et récit, Paul Ricoeur

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