philosophie
L’avenir impossible
Brève introduction à l'intensité de pensée de Mark Fisher (1968-2017)
Publié le 24/09/2020 à 17:43
- 9 min -
Modifié le 05/01/2022
par
pj
« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ». En débutant son livre, Le Réalisme capitaliste, par cette rude sentence, Mark Fisher nous offre le point d'orgue d'un diagnostic éclairant.
Mark Fisher
Chroniqueur, essayiste, philosophe, le britannique était un peu tout ça et plus encore. Pionnier parmi les blogueurs avec son fameux et foisonnant K-Punk de 2003 à 2013, journaliste pour le Guardian ou Wire, ce penseur angoissé et exigeant aura fourni plus d’un argument à l’expression de sa pensée protéiforme.
Enseignant à l’Université de Warwick, près de Coventry dans le centre de l’Angleterre, Mark Fisher au détour de quelques textes, a réussi à déconstruire un système pour construire une pensée libre et parfois sauvage, références à l’appui, de la French Theory au post-modernisme, du post-punk à l’électro. Il puise de nombreux concepts dans la musique et dans le cinéma.
Dépassé par la dépression qui le rongeait, il s’est suicidé en janvier 2017. Lire le portrait Mark Fisher, pop philosophe mélancolique publié à l’occasion de la parution du livre Le Réalisme capitaliste en France.
Monde meilleur
En 2009, avec son livre, Le Réalisme Capitaliste, dont le sous-titre éclairant est « N’y a-t-il aucune alternative ? », Mark Fisher pose les bases de son analyse : le capitalisme tel que nous le vivons actuellement se présente comme un modèle unique.
« En visionnant Les Fils de l’homme, nous revient inévitablement à l’esprit la phrase attribuée à Fredric Jameson et Slavoj Žižek, disant qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Cette formule saisit précisément ce que j’entends par réalisme capitaliste : l’idée généralement répandue que le capitalisme est non seulement le seul système politique et économique viable, mais aussi qu’il est même impossible d’imaginer une alternative cohérente à celui-ci.» *
Le réalisme capitaliste parvient donc – et c’est là son but – à rendre toute alternative impossible. Dans ce contexte ou plus subtilement, dans cette atmosphère, on ne peut pratiquement pas imaginer un autre horizon, ni même la possibilité qu’il puisse exister une autre réalité. La possibilité d’autres solutions est généralement invalidée par ce modèle.
« Le capitalisme est ce qui reste quand les croyances se sont effondrées, ramenées au niveau de l’élaboration rituelle ou symbolique, et que seul demeure le consommateur-spectateur qui se traîne au milieu des décombres et des reliques. […] Le capitalisme vient occuper les horizons du pensable, sans le moindre accroc. »
Et l’on s’épuise à ne pas envisager des futurs hors des contingences matérielles.
La pensée de Mark Fisher ne se limite pas à son seul travail. Une confluence de concepts hérités alimente sa réflexion. Du très philosophique réalisme spéculatif – au plus politique accélérationnisme, un concept créé par les universitaires Alex Williams et Nick Srnicek et formalisé par la rédaction du Manifeste accélérationniste en 2013. Dans cette même veine la notion économique de post-travail est singulièrement voisine des analyses du post-fordisme par Fisher.
Inextension du domaine de la lutte
« Le travail devient indissociable de la vie. Le capital s’insinue dans nos rêves. Le temps cesse d’être linéaire, devient chaotique, éclaté en segments disjoints. Les systèmes nerveux sont restructurés de la même façon que la production et la distribution. Pour pouvoir remplir efficacement son rôle de composant dans la production juste à-temps, il faut développer une faculté à réagir à l’imprévu, apprendre à vivre dans une situation d’instabilité totale, ou de précarité (mot récemment entré dans le vocabulaire anglais sous la forme de l’affreux néologisme precarity). Les périodes de travail alternent avec les périodes de chômage. On se retrouve typiquement embauché dans une série de boulots à court terme, sans pouvoir faire de plans pour l’avenir. »
Dans la plupart de ses aspects, le modèle capitaliste entretient judicieusement et méticuleusement comme principal moteur de sa propre réussite, le mirage de la réussite.
« Au cours des trente dernières années, le réalisme capitaliste est parvenu à instaurer une « pensée entrepreneuriale » pour laquelle il est simplement évident que tout ce qui compose la société, y compris la santé et l’enseignement, doit fonctionner sur le modèle de l’entreprise.Comme l’ont répété nombre de théoriciens radicaux, de Brecht à Foucault et Badiou, toute politique émancipatrice doit invariablement détruire les apparences d’un « ordre naturel », montrer que ce qui se présente comme nécessaire et inévitable n’est qu’une simple contingence, tout comme elle doit faire en sorte que ce qui était auparavant qualifié d’impossible semble à portée de main. »
L’inertie notamment induite par le couple dual travailleur-consommateur conduit par exemple à considérer un gouvernement, quel qu’il soit, comme une sorte de service client auquel on adresse sa doléance et son mécontentement.
« Un cas de désaveu fétichiste, peut-être – « nous savons parfaitement que le gouvernement ne tire pas les ficelles, et pourtant… » Ce déni survient en partie parce que l’absence de centralité que présente le capitalisme mondial est radicalement impensable. »
Métabolisme capitaliste
« Nous assistons maintenant non pas à l’incorporation de matériaux qui paraissaient dotés de possibilités subversives, mais bien à leur précorporation : le formatage et le façonnage préventifs des désirs, des aspirations et des espoirs par la culture capitaliste. »
Autrement dit, le conformisme en tant que comportement social, économique et culturel, ne serait-il pas le meilleur allié d’un capitalisme post-moderne qui ne demande rien d’autre que l’assimilation simple et profonde des dogmes néolibéraux les plus significatifs. Au premier rang desquels on compte le rôle de l’argent : spleen et pléonexie.
« Nous croyons que l’argent n’est qu’un jeton dénué de sens, sans valeur intrinsèque, et pourtant nous agissons comme s’il avait une valeur sacrée. De plus, cette façon d’agir repose précisément sur le désaveu préalable – nous pouvons fétichiser l’argent dans nos actions uniquement parce que nous avons déjà mis une distance ironique dans nos têtes. »
Le réalisme capitalisme, tel que décrit et décrypté par Mark Fisher, irrigue l’inconscient aussi bien parce qu’il s’est emparé de nos actes, de nos aspirations, de nos rêves, que parce qu’il les incarne et en anticipe la production. Le capitalisme intègre ce qui lui est opposé. Il absorbe tout et se renforce en utilisant l’énergie de ce qu’il absorbe.
« À un niveau jamais atteint par tout autre système social, le capitalisme alimente et reproduit l’humeur des populations. Sans le délire et la hardiesse, le capitalisme ne pourrait pas fonctionner. »
Aux diktats devenus prévisibles, le capitalisme est ses acteurs promeuvent désormais une forme de réalisme permettant non seulement d’incorporer ou de recycler pour mieux contrôler, mais désormais de créer à partir des altérités de toutes les composantes de la société. Y compris des solutions prétendument alternatives.
« Alternatif et indépendant ne désignent pas quelque chose d’extérieur à la culture dominante ; ce sont au contraire des styles, en fait les styles dominants, dans la culture grand public. Nul n’a mieux incarné (et ne s’est davantage débattu avec) pareille impasse que Kurt Cobain et Nirvana. […] Cobain savait qu’il n’était qu’un autre numéro, que rien ne marche mieux sur MTV qu’une contestation de MTV ; il savait que le moindre de ses gestes était un cliché écrit à l’avance, que même un telle prise de conscience relevait du cliché. »
Spectres
Même si les principaux questionnements qu’il soulève sont en lien étroits avec passé et le futur, la pensée de Mark Fisher ne peut se résumer seulement à la défiance qu’il entretient avec le présent.
A l’automne 2021, la parution de Spectres de ma vie, sera donc la seconde traduction en français d’un livre de Mark Fisher.
Sensible à l’idée de Rétromamia de son ami et confrère Simon Reynolds, Mark Fisher étend le concept avec ce qu’on pourrait nommer « rétroparalysie ». Il préfère dépasser le concept de postmodernisme, théorisé entre autre par Fredric Jameson dès 1979 dans son essai Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif.
Le post-modernisme reprend d’anciennes formes et les définis de façon nouvelle – c’est une forme de création ou de réhabilitation.
On peut par exemple considérer la Brit-pop comme un phénomène de restauration ou comme une nouveauté. De même, le récent phénomène de reboot, où chaque nouvel épisode reprend un même point de départ comme base fictionnelle. C’est l’immobilisme contre l’illusion du mouvement.
Les retours à des objets déjà connus, familiers et clairement identifiés agissent certes comme des leviers culturels, mais ne sont pas réellement aptes à proposer autre chose qu’un recyclage de formules, parfois usées.
« le modernisme est dorénavant quelque chose qui peut ressurgir à intervalles réguliers, mais uniquement sous forme de style esthétique figé, jamais comme un idéal de vie. »
Trop de souvenirs, artificiellement créés, conduisent finalement à une atrophie de la mémoire et du rapport au temps réellement vécu, dans une forme d’amnésie du présent. La nostalgie fabriquée ou entretenue sclérose la mémoire. Une abolition du futur.
L’ hantologie, théorisée par le philosophe Jacques Derrida, est un concept plus esthétique dont les manifestations artistiques contemporaines sont multiples. Vivons-nous seulement en souvenir du passé ?
Un futur prédéterminé
La forme de schizophrénie qu’induit le capitalisme est pour une bonne part liée à l’effacement de l’historique notion de progrès, tel qu’il se définit comme « processus évolutif orienté vers un terme idéal. ». Le capitalisme est autoproclamé « terme idéal » en tant qu’il se présente comme la forme la plus abouti des structures, le plus sûr des systèmes. Cette nouvelle forme garantit le statu quo dans lequel le capitalisme se sublime.
« si la schizophrénie est, comme l’avancent Deleuze et Guattari, la condition qui marque la bordure du capitalisme, alors le trouble bipolaire doit constituer la maladie mentale propre à « l’intérieur » du capitalisme. »
Davantage que la disparition progressive de marqueurs historiques, c’est dans la dissolution de ces mêmes marqueurs que la suprématie du capitalisme s’incarne à la fois mieux et plus. La fin de l’histoire n’est pas une fin en soi.
« Il faut garder à l’esprit à la fois que le capitalisme est une structure impersonnelle hyperabstraite et qu’il ne serait rien sans notre coopération. »
* Toutes les citations sont de Mark Fisher
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Pour aller plus loin, quelques références en écho…
Bibliographie :
- Vivre la fin des temps / Slavoj Zizek (Flammarion, 2011)
- L’Anti-OEdipe – Capitalisme et schizophrénie / Gilles Deleuze et Félix Guattari (Minuit, 1972-1973)
- Brève histoire du néolibéralisme / David Harvey (Les prairies ordinaires, 2005)
- Accélérer le futur – post-travail & post-capitalisme / Nick Srnicek et Alex Williams (It: éditions, 2017)
- Capitalisme de plateforme – l’hégémonie de l’économie numérique / Nick Srnicek (Lux, 2018)
- Le Postmodernisme, ou la Logique culturelle du capitalisme tardif / Fredric Jameson (ENSBA, 1991)
- Tout ce qui est solide se volatilise / Marshall Berman (2018)
- Le Travail sans qualités – les conséquences humaines de la flexibilité / Richard Sennett (Albin Michel, 1998)
- Politiques du stigmate – pouvoir et liberté dans la modernité avancée / Wendy Brown (PUF, 2016)
- Baise ton prochain – une histoire souterraine du capitalisme / Dany-Robert Dufour (Actes Sud, 2019)
Filmographie :
- Les Fils de l’homme / Alfonso Cuarón (2006)
- Wall-E / Andrew Stanton (2008)
- 35 heures, c’est déjà trop ! / Mike Judge (1999)
- Blue Collar / Paul Schrader (1978)
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One thought on “L’avenir impossible”
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wahou ! Merci pour ça ! ce n’est qu’un aperçu, mais ça vaut le coup, ça ouvre des portes, et est tellement d’actualité…