La Fabrique de l'Info

Compliqué comme complotisme

Suite de l'épisode 1 : Simple comme un complot

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - Modifié le 30/03/2020 par Sonia Amiour

Si vous avez lu "Simple comme un complot", vous êtes sans doute restés sur votre faim, car il est certes intéressant de savoir de quelles manières on convainc du complot, mais il l’est d’autant plus de s’intéresser aux origines de l’engouement pour les théories conspirationnistes : dans quels contextes les théories du complot s’insèrent-elles aujourd’hui? Quelles en sont les conséquences? Et qu’ont-elles de légitime?

Fractal
Fractal TheDigitalArtist, Pixabay.

 

1) Les théories du complot à l’heure du numérique :

Les théories complotistes ne datent pas d’hier. En effet, comme l’explique Christophe Bourseiller dans C’est un complot, dès 1789 et dans toute l’Europe, se répand progressivement l’idée selon laquelle la révolution française serait un coup d’État maçonnique prémédité – idée encore très populaire aujourd’hui. Cet ouvrage retrace ainsi les théories conspi’ les plus connues et les événements historiques qui les entourent : de la révolution de 1789 comme coup d’État maçonnique à l’assassinat de Lady di ou celui de JFK.

Cependant, force est de constater que les théories complotistes se sont fortement développées sur la toile, qu’elles connaissent une influence grandissante, et ce au détriment de l’esprit critique des individus qui les côtoient. C’est d’ailleurs ce que l’épisode dédié aux théories du complot de la web-série Data gueule décrit (web-série qui traite de l’actualité sociétale selon le mode du journalisme de données[1]). Elle nous explique que l’engouement pour les théories du complot sur le net est renforcé par la logique préférentielle algorithmique sur lesquels fonctionnent les grands réseaux sociaux comme YouTube et Facebook. Ces algorithmes enferment les utilisateurs et les utilisatrices dans des bulles de filtre[2] et des chambres d’écho médiatique[3].

Pixel2013, Pixabay.

Vous l’avez sans doute déjà remarqué, quand vous allez sur YouTube et qu’on vous propose des vidéos sur la base de celles que vous avez regardées avant, des vidéos « recommandées pour vous ». Ou lorsque sur Facebook, n’apparaissent plus que des publications partagées par des amis-Facebook qui vous ressemblent (mêmes goûts, mêmes opinions) et que les autres amis se sont comme volatilisés de votre fil d’actualité.

Ces algorithmes empêchent l’esprit critique car ils conditionnent l’accès à un point de vue univoque et empêchent une vision de la réalité plus complexe et plus complète. Mais dès lors qu’ils nous enferment dans un univers complotiste (où le doute et la défiance sont de rigueur)  la moindre confiance en la société disparaît, en dehors de l’idée de complot la réflexion décline et l’individu se retrouve isolé.

Les théories du complots à l'heure du numérique

Dans Les théories du complot à l’heure du numérique, de la revue scientifique Quaderni, il est d’ailleurs rappelé que la défiance engendré par la surexposition à des théories complotistes est déterminante dans les processus de radicalisation. Il est cependant précisé que chez les jeunes (population la plus touchée par les théories du complot[4]) ces processus commencent par les “réelles préoccupations des jeunes qui exposent [ensuite] leurs opinions, [et] leurs questionnements au sein des réseaux sociaux” et où les contenus conspirationnistes et les recruteurs radicaux se présentent en réponses.

 

 

2) Les théories du complot : si nous y croyons, c’est qu’il y a des raisons ?

Mais alors ne faut-il jamais douter ? Prendre du recul et remettre en question l’information ? Si, évidemment. C’est même un point essentiel de l’esprit critique.

De plus, les opérations en sous-mains n’existent-elles pas ? Telle l’intervention militaire des États-Unis en Irak en 2003 afin de soi-disant contrer une menace d’armes de destruction massive, ou encore les programmes de surveillance de masse de la CIA révélés par Edward Snowden en 2013.

Certes, mais si l’esprit critique est essentiel, il n’est pas une mince affaire, il s’apprend (voir partie 3). Et si l’on sait que des manœuvres secrètes et illégales existent, c’est bien parce qu’elles ont été et sont encore révélées. Enfin, si elles traduisent des rapports de domination, c’est bien parce que ceux-ci sont institués, et ce, n’étant pas un secret révélé par les complotistes. Décrypter ces rapports est le chantier même des sciences sociales qui ont pour objet d’étude la complexe réalité sociale. Les théories du complot simplifient, déforment et interprètent la réalité. Néanmoins, elles ont le mérite de légitimer les sentiments ressentis face aux injustices et inégalités sociétales.

Anthony Lantian ouvrage complot

D’ailleurs, Anthony Lantian, maître de conférence en psychologie sociale, dans « Croyez-vous aux théories du complot ? », nous rappelle que sentiment de marginalisation et impuissance politique, sentiment de non contrôle, et méfiance généralisée sont autant de variantes socio-psychologiques qui détermineraient l’aptitude ou non à croire fermement aux théories du complot.

 

158ème numéro, Avril 2018.

Dans cette même optique, Frédéric Lordon (dans Manière de voir, 158ème édition dédiée aux complots : « Nul ne peut céder sa faculté de juger »), suggère que « plutôt que d’analyser le conspirationnisme comme un phénomène psychique, une déviance mentale touchant des égarés, ne pourrait-ont pas en faire une lecture sociale et politique ? On y découvrirait alors le symbole d’une dépossession, celle d’une population qui tente de comprendre ce qui lui arrive, mais se trouve privée des moyens d’y parvenir. »

Il dénonce alors des institutions qui, pour les citoyens et citoyennes ordinaires, induisent une transparence insuffisante de l’agenda politique et un manque de débats publics approfondis en vue des décisions politiques, ce qui pourtant permettrait à la population d’exercer plus grandement citoyenneté et réflexion politique.

Enfin, il faut savoir que lorsque nous réfléchissons s’immiscent des mécanismes de raisonnement ordinaires qui faussent la compréhension du réel et par conséquent favorisent l’adhésion aux théories du complot. Ainsi, nous raisonnons par un « biais d’intentionnalité » (propension à considérer les faits comme la conséquence d’une intention) mais aussi via un « biais de confirmation » (propension à prendre davantage en considération les arguments qui font référence à ce que l’on connait et confirment nos convictions).

A l’instar de ces jeunes en quête de réponses sur les réseaux sociaux, il semblerait que l’incompréhension d’une réalité complexe, accompagnée de la volonté de lui donner du sens, mais d’un manque de moyen pour y parvenir, joue un rôle déterminant dans l’adhésion au conspirationnisme.

Pour conclure, comme le rappelle Anthony Lantian, « […] ridiculiser les théoriciens du complot pourrait potentiellement aggraver le stigmate social rattaché à ces théories, et par extension aux personnes qui les défendent ».

 

3) Esprit critique, es-tu là ?

Esprit critique

MMillustrates, Pixabay.

S’il est bon de prendre du recul et de se poser des questions, il est moins bon de douter pour douter et s’enfermer dans la défiance, faute de pouvoir répondre à ses propres interrogations.

Mais alors, comment, à l’heure de la surinformation et de la désinformation, savoir décrypter, sourcer, trier et critiquer l’info’ ? Comment compléter son regard et mieux comprendre par qui et par quels moyens est fabriquée l’information ?

Enfin, comment exprimer sa critique et porter une voix contre des dysfonctionnements politiques et médiatiques – institutions qui connaissent aujourd’hui une crise – sans sombrer dans la défiance totale, le nihilisme ou le complotisme ?

Face à ces problématiques, des ouvrages et des outils pédagogiques existent pour nous guider dans la consolidation de notre esprit critique, qui nécessite repères et méthodes.

 

Guide: s'informer, décrypter, participer!

« Occupe-toi de l’info… ou l’info s’occupera de toi ! » Voilà ce qu’énonce un des personnages des multiples illustrations type dessin de presse du livre « S’informer, décrypter, participer ! Guide pour s’orienter dans le brouillard de l’information ».

Ce guide assez complet aborde dans une première partie les enjeux liés aux médias dans une démocratie:  libertés d’expression et droit à l’information dans le monde ; possession des médias et menaces qui pèsent sur le métier de journaliste.

Dans la deuxième partie il s’agit des bouleversements de l’information par l’internet: « outil porteur de nouveaux risques pour le droit à l’information mais aux potentialités immenses pour l’expression des minorités et des discriminés ».

Et enfin, conformément au dernier verbe du titre, « participer », la dernière partie donne les clés pour un rapport actif à l’information, et présente des médias alternatifs aux médias de masse.

 

Pour jauger l’influence que peut avoir l’appartenance des médias sur la fabrication de l’information, encore faut-il être incollable sur les propriétaires des grands (et petits) groupes médiatiques, vaste univers donnant à se perdre. Heureusement, il existe une carte éditée par le Monde diplomatique, « Médias français : qui possèdent quoi » ?

Si vous avez encore le vertige à la vue de cette carte, il en existe une version simplifiée éditée par Canopé :

médias français qui possède quoi

Les journalistes nous cachent-ils des choses?

 

Les journalistes nous cachent-ils des choses ? Les dérives et les erreurs de journalistes, la transformation de l’information (information de masse, vitesse de propagation) et peut-être même la méconnaissance d’un métier indispensable à la démocratie alimente une défiance chaque jour un peu plus accrue. Cette question devient alors légitime d’être posée. Les journalistes nous cachent-ils des choses nous éclaire en 30 questions sur le métier de journaliste et sur la fabrication et la diffusion de l’information. Ce livre répond à des questions telles que, « Comment les journalistes trouvent leurs infos ? », « Qui finance l’information ? » ou encore « Les journaux sont-ils objectifs ? ». (Accessible aux juniors)

Crédulité & rumeurs BD

La collection de BD de la Bédéthèque des savoirs n’est pas dédiée aux juniors, ayant pour but de vulgariser des savoirs scientifiques, elle est dédiée aux adultes et aux ados’ à partir de 16 ans. Dans Crédulité et Rumeurs, le récit d’une conversation entre deux lycéens nous livre les clés pour ne pas se laisser avoir par les limites de nos capacités de réflexion et de nos connaissances, vérifier les sources et la véracité des informations qui nous parviennent sous des formes diverses et variées.

 

Du même auteur, (Gérald Bronner, professeur et spécialiste en sociologie cognitive) l’essai La démocratie des crédules  tend à expliquer comment une société démocratique comprenant un libre accès à l’information et la connaissance fait preuve d’autant de crédulité. En voici un extrait:La démocratie des crédules, de Gérald Bronner

« Les mythes du complot sont des serpents de mer de l’imaginaire humain, […] ils rendent de grands services à notre soif de comprendre le monde [et] sont fondés sur un effet de dévoilement très satisfaisant pour l’esprit, un sentiment proche de ce que nous ressentons lorsque nous découvrons la solution d’une énigme : il s’agit de donner une cohérence à des faits qui n’en avaient pas jusque-là».

 

 

Première partie : Simple comme un complot

[1] « Le journalisme de données (data journalism en anglais) […] est un mouvement visant à renouveler le journalisme par l’exploitation de données statistiques et la mise à la disposition de celles-ci au public ». (Wikipédia)

[2] L’expression bulles de filtre fait référence au filtrage de l’information sur internet par des algorithmes qui isolent l’internaute intellectuellement et culturellement en fonction de son profil.

[3] L’expression chambre d’écho médiatique désigne une situation où des idées, informations et croyances sont renforcées par une communication répétitive, et où les points de vue opposés sont très peu représentés, si ce n’est pour être controversés. Cette situation concerne aussi bien la vie « réelle » que l’univers numérique.

[4]https://jean-jaures.org/nos-productions/enquete-complotisme-2019-les-grands-enseignements

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