La Fabrique de l'Info
Journalisme et état d’exception (1914-2016)
Journalisme, guerre et état d'exception
Publié le 16/12/2016 à 09:43 - 13 min - Modifié le 30/03/2020 par Silo moderne
Information, désinformation, mal-information, infobésité, propagande…les termes ne manquent pas aujourd’hui pour qualifier les flux (flots ?) d’infos que nous recevons en permanence. Mais comment les journalistes et reporters ont-ils travaillé durant la première guerre mondiale ? L'indépendance éditoriale ayant récemment fait l'objet de mouvements dans les médias télévisés, la liberté d'informer ne cesse de faire débat. De l’état de siège de 1914 à l’état d’urgence de 2016, le passé ne pourrait-il pas nous aider à éclairer notre présent ?
Aujourd’hui, certains journalistes et citoyens souhaitent se démarquer des médias traditionnels, sortir de l’ “info mainstream” souvent contrôlée par de grands groupes ; leur travail d’enquête et leur indépendance font d’eux des acteurs vigilants, des sentinelles de veille ou des lanceurs d’alerte. Ces journalistes sont protégés par la loi du 6 octobre 2016 relative à la protection du secret des sources. Mais nous voyons que cette dernière modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881, déjà modifiée en 2010 et en 1914…
Si l’on parle volontiers aujourd’hui de désinformation concernant le traitement de l’information dans certains médias (alors qu’il ne s’agit parfois que d’une info traitée sous un seul angle, un traitement partiel et partial), les contemporains de la Grande Guerre utilisaient les termes de propagande et de bourrage de crâne.
Trop d’info tue l’info ? ou alors c’est le contraire…
L’ampleur du conflit a suscité un besoin, une nécessité de témoigner de la part des combattants mais aussi de tous ceux que la guerre a emmené dans son sillage : reportages écrits par des journalistes appointés, des civils en voyage, des écrivains trop vieux pour combattre, des femmes, des religieux… Plus de 1000 témoignages ont été collectés par la bibliothèque de Lyon durant la Grande Guerre !
Il y a la guerre qu’on raconte et enjolive, qu’on encense ou diabolise, mais où se situe la vérité ? Tentons d’y voir plus clair avec ces quelques jalons :
En 1914, la démocratie parlementaire (IIIe république) est donc face à la guerre : comment les citoyens sont-ils informés ? Et les soldats ? Comment éviter les fuites ? Qu’implique la proclamation de l’état de siège le 2 août 1914 ? Comment éviter le bourrage de crâne, la propagande voire l’optimisme béat ?
Avec la mobilisation et l’état de siège, puis la loi réprimant les indiscrétions de la presse en temps de guerre (5 août 1914), les journalistes se trouvent limités dans leur travail. Le public souhaite être informé, rassuré, mais les journalistes restés dans les rédactions sont privés de sources et ne peuvent que se contenter des communiqués militaires quotidiens. La presse coopère avec l’armée mais à condition de pouvoir informer ses lecteurs. En réalité, le journaliste est pris entre deux feux : son éthique le pousse à dire la vérité mais les circonstances de la guerre en font un agent de propagande.
La difficulté d’informer pourrait ironiquement être résumée par cette phrase de Beaumarchais, actualisée dans Le Figaro du 27 septembre 1914 : « Pourvu que l’on ne parle en ses écrits ni de l’autorité, ni du gouvernement, ni de la politique, ni des corps en crédit, ni des sociétés de crédit, ni des blessés, ni des atrocités allemandes, ni du service des postes, on peut tout imprimer sous l’inspection de deux ou trois censeurs ». Le ton est donné.
Alfred Capus, de l’Académie française le dit lors d’une conférence en 1915 « Il sera impossible d’écrire l’histoire de la guerre de 1914 sans parler du rôle que la presse française et que la presse de tous les pays y aura joué ». Il évoque ainsi, non sans humour, le curieux mélange de courtoisie et de tyrannie dans les relations entre la censure et la presse. Le texte de cette conférence a été publié dans la Revue Hebdomadaire du 15 mars 1915
En août 1915, le Figaro publie une pétition signée de très nombreux journalistes et organes de presse de la France entière afin que le gouvernement consente à rendre, sur tous les sujets de politique intérieure, son entière liberté à la Presse française. “Nous réclamons pour l’opinion le droit de connaître et d’apprécier librement les actes de ses mandataires et pour nous-mêmes celui de renseigner librement aussi cette opinion“. (Voir aussi La presse et la guerre, par Julien de Narfon, 1915)
En 1916, une proposition de loi est déposée à la Chambre des députés. Intitulée “Du régime de la presse pendant la guerre” : son but est de compléter la loi du début de la guerre qui a soulevé les plus vives récriminations et dérives. Le contrôle accepté par les journalistes touchant les informations diplomatiques et militaires s’est vite étendu à d’autres objets, apportant ainsi à la liberté de la presse une restriction dépassant les limites prévues et consenties par la loi de 1914. La censure militaire se teint de censure politique… Ainsi, en septembre 1914, un quotidien régional est suspendu 1 mois pour avoir publié un article défavorable à un ministre. Le 29 du même mois, le ministre de la Guerre suspend pour 8 jours le quotidien L’Homme libre qui, contre le gré de la censure, publiait un article de Clemenceau. Ce dernier, dès le lendemain de la suspension, faisait paraitre un nouveau journal auquel il donnait le titre de “L’homme enchainé”…
On lira le détail des analyses de cette proposition de loi sous la plume de F. Hennequin qui publie un article en avril 1916 dans la Revue pénitentiaire et de droit pénal.
Au printemps 1917, la France décide de constituer un groupement de correspondants de guerre attaché au commandement central : “La mission de la presse”. Vont y participer des journalistes de la presse parisienne et régionale (dont Gustave Babin pour L’illustration, Paul Ginisty pour Le Petit Parisien, Eugène Tardieu pour l’Écho de Paris ou encore Albert Londres pour Le Petit Journal et quelques autres). Cette mission est une entité de la section d’information du GQG et les journalistes sont en tenue militaire, munis d’un signe distinctif : le brassard vert.
Dans la préface à l’édition de 1919 de Sous le brassard vert, le lieutenant-colonel Marcel Prévost (écrivain et académicien dans le civil) écrit : “Trente mois après la mobilisation, il n’y avait pas de correspondant de guerre sur le front français… Pardon ! Il y avait des correspondants de guerre anglais et américains, mais pas de correspondants français. […] Pourquoi cette exclusion ? Parce que, croyait-on, le correspondant de guerre est dangereux. Par état, il est curieux à l’excès. Il regarde ce que d’autres ne sauraient regarder. Ensuite il divulgue les choses à tort et à travers ; donc le secret des opérations et toutes sortes de secrets sont compromis par se présence”.
“Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie”
Cet extrait illustre bien les relations compliquées entre le commandement et les médias ; on doit aussi le mettre en relation avec la célèbre phrase d’Albert Londres en 1929 sur le devoir du journaliste : “Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie“. Un des textes les plus connus d’Albert Londres sur cette période reste Contre le bourrage de crane, recueil d’articles et de reportages de 1917 et 1918 dans lesquels il n’hésite pas à dénoncer la propagande.
A ce propos, on lira avec intérêt Sur le front français, réédition d’une courte plaquette signée du romancier et essayiste suisse Robert de Traz : ce dernier s’est rendu sur le front français (Verdun et Argonne) en 1917 pour le Journal de Genève avec plusieurs correspondants étrangers. Une description littéraire des lieux et des hommes, de la souffrance et de la mort et pour R. De Traz, le “sentiment pénible d’être le civil, le visiteur curieux qui se promène parmi ces braves“.
Cette vision du journalisme de guerre que l’on appelle aujourd’hui “embedded” fait naître des interrogations sur la véracité de l’information. En 2010, Patrick Cockburn, journaliste à The Independent donnait son point de vue sur le journalisme “embarqué” à Arrêts sur images :”Si cela fait de beaux reportages, cela ne sert pas du tout la vérité“.
La Grande Guerre, matrice des médias modernes
Nous empruntons ce titre à Joëlle Beurier (dans Le Temps de Médias, 2010) pour évoquer un des plus gros changements que la presse de l’époque ait connu : l’arrivée de la photographie.
Avec la guerre, le reportage écrit devient incontournable : il privilégie la recherche de l’information précise et exhaustive et les dessins sont progressivement remplacés par la photo qui vient illustrer le propos. Le développement des techniques (le fameux appareil photo de poche Vest pocket) rend la photographie plus accessible et la pratique amateur se développe sur le front. L’engouement est tel que la censure va rapidement demander sa réglementation, incriminant les inconvénients de l’usage de la photo dans la zone des armées. En mars 1916, elle sera même assimilée à de l’espionnage.
C’est dans ce cadre que l’hebdomadaire Le Miroir, lancé en 1910, va se lancer dans le reportage de guerre : il publie uniquement des photos (souvent retouchées) légendées. Dès le mois de septembre, La miroir annonce qu’il “paiera n’importe quel prix les documents relatifs à la guerre et présentant un intérêt particulier”. Entre le désir d’informer l’opinion, de montrer une guerre “vécue” et l’outil de propagande, ce sera surtout “le choc des photos”.
Sur ce journal, deux lectures : Images et violence, 1914-1918 : quand “Le Miroir” racontait la Grande Guerre… / Joëlle Beurier et Le miroir de la Grande Guerre / Jean-Claude Lamy
L’importance croissante que vont prendre les images au cours de la Grande Guerre est d’autant plus intéressante qu’elle interroge la pratique du photo-reportage aujourd’hui. La mise en perspective des pratique d’il y a cent ans avec celles d’aujourd’hui permet de comprendre la pratique des reporters-photographes dans les conflits, la liberté d’expression et d’opinion du journaliste, voire son autocensure. Ces questions,et bien d’autres, ont été débattues lors de la rencontre qui s’est tenue à la bibliothèque de la Part Dieu en novembre 2014 : Soldats de l’info, envoyé-e-s spéciaux sur les théâtres des conflits en cours : Depuis la Grande Guerre, les conflits s’enchaînent et se multiplient et la question de leur couverture se pose régulièrement. La question de la couverture de la guerre passe bien sûr par la figure emblématique du reporter de guerre. De l’archétype Capa, figure magnifiée, au reporter d’aujourd’hui, tentant de survivre autant aux attaques dont il est parfois la cible qu’à la guerre de l’information, qu’est ce qui motive ces soldats de l’info ? Est-ce la quête de la vérité, la volonté de témoigner, de rendre justice, de donner les clés pour comprendre ? Quelle est la part de l’engagement, de l’inconscience ?
Cette vidéo pourra être complétée par un récent documentaire réalisé par Aurine Crémieu Photographes au front : Quand la Première Guerre mondiale débute, les Allemands innovent en créant un service photographique. En prenant le contrôle des images de guerre, ils vont inciter la France à se battre à son tour sur ce terrain de la représentation du conflit. Pour nous raconter ce tournant historique, les photo-reporters d’aujourd’hui (Alain Mingam, Patrick Chauvel, Marie Dorigny …) explorent les motivations de leurs confrères d’antan. Avec des historiens, ils redonnent vie à ces pionniers qui ont rendu compte de la guerre autrement et nous parlent de leur passion.
Alors, bourrage de crâne ou non ?
Bien qu’il ait existé au cours de la Grande Guerre, il convient d’apporter quelques nuances.
Le concept comporte trois aspects : absence d’information, optimisme éhonté, tautologie. Ces trois éléments dominent effectivement toute l’information, y compris illustrée, durant les premiers mois de la guerre. Ils s’expliquent par des facteurs conjoncturels autant que culturels : d’une part, les journalistes n’ont pas accès au front et écrivent à partir des seuls communiqués militaires, brodant voire inventant pour raconter du neuf. Ensuite, ils inventent selon une culture en vigueur partagée par toute la société : culte des chefs, épopée guerrière héritée de 1870 et des épisodes coloniaux, valeurs masculines fondées sur l’assaut. Si l’on sait ces représentations caduques dès août 1914, il faut éviter la téléologie et rappeler que les contemporains n’avaient jamais connu d’autre type de conflit, ni surtout d’autres images que l’épopée. Le bourrage de crâne visuel disparait progressivement des magazines en 1915, et définitivement en 1916 avec la bataille de Verdun. (Joëlle Beurier, dans Historiens et Géographes, n°434, avril-mai 2016).
Et la censure ?
La censure a été aussi un aspect qui a profondément modifié le rapport à l’information durant 14-18. Olivier Forcade dresse un panorama remarquable des différentes formes de censure mises en place et pose la question : “Qu’ont su les contemporains de la guerre des événements qu’ils traversèrent entre 1914 et 1919 ? […] La censure perturbe la vie même des formations politiques, des institutions, le cours des idées ; mais tous les gouvernements, sans exception, l’utilisent dans une conception nouvelle d’un système d’information s’articulant à la propagande et au contrôle de l’opinion. La guerre en est le laboratoire moderne, en France comme dans tous les pays touchés par le conflit”.
Olivier Forcade est également auteur de Voir et dire la guerre à l’heure de la censure / Olivier Forcade (Le temps des médias, 2005) dans lequel on lit : “Les parlementaires sont nombreux à posséder un journal départemental qui relaie leur action auprès de leur électorat comme il leur donne une voix pour peser dans le débat national. La censure de leur journal électoral par les commissions de contrôle de presse locales est sources d’infinis problèmes et d’incidents portés au Parlement par des parlementaires bridés dans leur droit d’expression”.
De l’état de guerre à l’état d’urgence
La situation de l’année 2016 n’est certes pas celle de 14-18, mais l’état d’urgence reste un régime d’exception qui est dérogatoire aux libertés publiques. La mise en place des mesures d’exception en 1914 (état de siège) va avoir des conséquences pour les professionnels de l’information dans l’exercice de leur profession, mais aussi pour les civils. Le Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux résume très bien cette situation en évoquant les réactions anti-germaniques, la censure, la propagande, le contrôle postal, ou encore la création dans certaines communes de police auxiliaire dans la crainte d’hypothétiques troubles, espionnages et sabotages…
La presse est la gardienne des libertés publiques mais peut se révéler également menacée dans un contexte d’état d’urgence : les journalistes ont la responsabilité de se restreindre tout en continuant à exercer leur profession, à se poser des questions sans tomber dans l’autocensure.
La loi sur l’état d’urgence date de 1955 : elle prévoyait que le gouvernement puisse prendre le contrôle de la presse mais cette disposition n’a jamais été appliquée et a même été supprimée lors de l’instauration de l’état d’urgence en 2015.
Les mesures prises qui incombent aux journalistes ont été clairement décrites dans une recommandation du conseil supérieur de l’Audiovisuel en 2013 (pour l’ensemble des services de communication audiovisuelle) : veiller au respect de la dignité de la personne humaine, à l’ordre public et à l’honnêteté de l’information et à la protection des personnes.
La question qui se pose est donc la suivante : Comment informer avec discernement ?
C’est une problématique qui a été abordée lors d’un débat sur France Culture en novembre 2015 : les journalistes peuvent-ils faire leur travail sous l’état d’urgence comme en temps normal ?
Pour mémoire, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse s’appliquait à la veille de la première guerre mondiale. Elle a été ajustée au cours du conflit, mais elle a subi de nombreuses modifications. Cette loi définit les libertés et responsabilités de la presse française et est considérée comme le texte fondateur de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. La dernière modification de cette loi date du 6 octobre 2016.
Les débats autour de la loi de 1881 et des rapports entre médias et politique risquent donc de se poursuivre : Pour la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, “cette loi vise à offrir aux journalistes les gardes-fous nécessaires à l’exercice de leur profession en toute indépendance“, mais pour le SNJ (Syndicat National des Journalistes) “le texte élargit les compétences du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel -instance qui n’est pas indépendante du pouvoir politique”. (Source Médiaphore)
La dernière version de cette proposition de loi vise notamment à étendre l’actuel régime de protection du secret des sources des journalistes – une avancée pourtant saluée par la profession – qui correspondait à un engagement de campagne de François Hollande en 2012. Après les votes au Sénat et à l’Assemblée nationale, le Conseil Constitutionnel a été saisi : l’institution a jugé non conforme à la Constitution l’article 4 visant à renforcer la liberté et le pluralisme des médias. Cet article n’est donc pas modifié, c’est la loi de 2010 qui s’appliquera (voir les articles dans Libération, Le Monde, …)
L’analyse complète est disponible sur le site du Conseil constitutionnel.
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