Écologie et politique: sélection de revues engagées
Publié le 15/01/2021 à 09:00 - 11 min - Modifié le 27/04/2021 par Maud C
A l’aube de l’avènement de l’écologie politique dans les années 1970, la presse écologiste participe à la structuration du militantisme en diverses tendances et constitue dans le même temps un lieu de débat essentiel sur les orientations de ce mouvement naissant. Lors des décennies suivantes, les revues d’écologie tiennent un rôle essentiel lors des différentes campagnes électorales, en mettant à la disposition des candidats des tribunes pour exprimer leurs idées auprès d’électeurs potentiels, bien plus efficacement que n’auraient pu le faire des collectifs électoraux. Encore aujourd’hui, l’engagement politique, dans sa pluralité, semble une valeur intrinsèque de la presse écologiste. Voici une petite sélection de revues écologistes militantes, parues entre 1972 et 2015.
La Gueule ouverte : le journal qui annonce la fin du monde
Pionnier du genre, La Gueule ouverte est l’œuvre du dessinateur Pierre Fournier qui a commencé à sensibiliser les lecteurs aux questions naissantes d’écologie dans les revues Hara-Kiri et Charlie Hebdo.
Visionnaire pour les uns, rétrograde et anti-progrès pour les autres, le dessinateur s’engage dans les luttes anti-nucléaires du début des années 70 : Fessenheim, Bugey… à la suite desquelles, l’idée d’un “journal à Fournier” se concrétise en novembre 1972 avec la parution de La Gueule Ouverte. Editée par les éditions du Square, propriété de Georges Bernier, alias le Professeur Choron, cette revue est l’aboutissement d’un long parcours militant. Fournier, qui était cardiaque, meurt prématurément au quatrième numéro. Mais il a eu le temps de constituer une équipe qui se professionnalise au fur et à mesure des parutions : les militants laissent peu à peu la place aux journalistes tels que qu’Isabelle Cabut, ancienne institutrice formée à Charlie Hebdo, Laurent Samuel, passé par Sciences po Paris, ou encore Dominique Simonnet, futur rédacteur en chef de L’Express.
Au début des années 1970 naît une écologie pure et parfois dure dans laquelle s’inscrit La Gueule ouverte. La revue développe ainsi une écologie contestataire, anarchiste, libertaire, rejetant la société industrielle. Progressivement, la ligne éditoriale passe à une écologie politique, rompant avec un certain catastrophisme. Ses cibles privilégiées sont le nucléaire, les multinationales, la malbouffe. Dans un objectif de retour à la terre, La Gueule ouverte se veut aussi pratique, apportant des recettes de cuisine et des conseils de jardinage, montrant comment construire un capteur solaire thermique, une pompe à chaleur, une éolienne, etc.
La Gueule Ouverte, qui encourage René Dumont en 1974, premier candidat écolo à une élection présidentielle, prépare aussi l’expression politique de l’écologie. Daniel Cohn-Bendit y est interviewé en 1978, Brice Lalonde et les Amis de la Terre sont proches de l’équipe, Jean-Luc Bennahmias écrit des articles dans les dernières années… Autant de figures de la scène politique des années 1980 et 1990.
La revue, qui a régulièrement fait appel à des souscriptions auprès de ses lecteurs pour se maintenir à flot, change de mains à la fin des années 70, à la suite de tensions internes. Après une ultime nouvelle formule, le dernier numéro paraît le 29 mai 1980, avec pour titre : “Je t’aime, à bientôt”.
En 2017, La Gueule ouverte est relancée en format papier et via son site internet, malgré la concurrence contemporaine, beaucoup plus massive. La ligne originelle est reprise, avec pour nouveau sous-titre « La fin du monde, et après ? », clin d’œil à l’original : « Le journal qui annonce la fin du monde ».
Le Sauvage : culture et écologie
Concurrent le plus direct de La Gueule Ouverte, Le Sauvage est né grâce à la persévérance d’Alain Hervé. En 1970, le journaliste propose à l’industriel Claude Perdriel de créer au sein de son groupe de presse un mensuel exposant les nouveaux thèmes écologistes et anti-productivistes : la pollution, la logique de croissance, la surconsommation… Échouant dans un premier temps, Alain Hervé décide, en 1972, d’entrer au Nouvel Observateur, propriété de l’homme de presse, pour y traiter de ces thèmes dans la rubrique société. Il y dirige notamment le numéro spécial La dernière chance de la terre, en avril 1972, tiré à 200 000 exemplaires. A la suite de ce succès, Claude Perdriel se laisse convaincre et lance le mensuel Le Sauvage en 1973, avec Alain Hervé à la tête de la rédaction.
Selon ce dernier, l’ambition du Sauvage est d’être le « Paris-Match de l’écologie », attirant le grand public par une mise en page soignée. Le recours à la publicité est néanmoins mal ressenti par une partie de son lectorat qui y voit une pratique anti-écologique.
Lors des élections municipales de 1977, Le Sauvage publie un numéro spécial d’une soixantaine de pages consacré aux listes Paris-Écologie avec une présentation exhaustive des candidats dans l’ensemble des arrondissements de la capitale. Outre le portrait des candidats, sont alors évoqués les problèmes liés à chaque quartier ainsi que les propositions des écologistes pour les résoudre.
En décembre 1979, Claude Perdriel, confronté aux difficultés financières, propose de transformer Le Sauvage en supplément du Nouvel Observateur et de ne garder de l’équipe que son directeur de la rédaction en la personne d’Alain Hervé. Ceui-ci refuse et propose plutôt de racheter le titre avec l’équipe. Après quatre mois d’interruption, Alain Hervé, en février 1981, hérite pour un franc symbolique du titre, de ses acheteurs réguliers, et de ses abonnés. Pourtant, le journal s’éteint pour une raison d’ordre politique : il s’agit de ne pas gêner la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle, alors que le journal pencherait pour le candidat écologiste Brice Lalonde.
Alain Hervé prévoit alors un retour à une formule mensuelle pour septembre 1981, avec une conception élargie de l’écologie. Mais le projet n’aboutira pas, et le numéro 73 de décembre 1980 sera donc le dernier. Depuis, Le Sauvage est reparu en 1990 avec l’équipe des Sauvages associés, puis en 2009 sur Internet. Près de deux mille articles y sont désormais disponibles, dans lesquels on retrouve la réflexion écologique fondamentale commencée en 1973.
Silence : écologie, alternatives, non-violence
En 1982, deux ans après l’arrêt du pionnier de l’écologie La Gueule ouverte, la revue Silence paraît dans un contexte de reflux de l’écologisme français.
En mai 1981, la gauche arrive au pouvoir et trahit ses promesses notamment en laissant se construire Superphénix à Creys-Malville (Isère). Les comités Malville organisent une marche vers Paris à Pâques 1982. Au cours de cette marche, une discussion s’engage entre quelques personnes pour la réalisation d’une revue écologiste, régionale. Le manque de circulation des idées écologistes dans la grande presse ou leur désinformation systématique sont déplorées. Pour cette nouvelle revue indépendante et grand public, est choisi le titre Silence (ou S!lence), en opposition à sa vociférante grande sœur La Gueule ouverte.
Créée et imprimée à Lyon par une coopérative locale, la revue souhaite devenir une référence et un classique pour les personnes qui sont investies depuis longtemps dans la défense de l’environnement. Elle maintient depuis l’origine le cap d’une écologie radicale et non violente, se faisant la voix des mouvements écologistes alternatifs de France. Silence a souvent ouvert les chemins nouveaux de l’écologie en lançant, par exemple, le thème de la décroissance en 2002, repris avec succès ensuite par le journal La Décroissance, lancé en 2004. Silence traite de thèmes liés à l’environnement (énergies, agriculture, pollutions, santé…) et à la société (féminisme, non-violence, relations nord-sud, décroissance…), en privilégiant une approche transversale.
Parmi les dossiers précurseurs, on trouve celui contre les nouveaux missiles nucléaires américains et russes, qui ont généré d’immenses manifestations en Europe en 1983. En France, un rassemblement est organisé au Larzac en juillet. La revue, déficitaire après une année de fonctionnement, décide de tirer un numéro à 5 000 exemplaires pour annoncer le rassemblement et le jeûne de protestation, en l’envoyant à toutes les adresses collectées. Cette initiative la sauve de la faillite. Silence a également pris position pour la gratuité des transports en commun en 1984, en publiant un dossier sur ce sujet alors que les TCL (Transports en Commun Lyonnais) menaient une campagne anti-fraude.
Début 2018, Silence est en danger, du fait de l’érosion des abonnements et des ventes, qui touche la presse dans son ensemble. Devant la baisse de trésorerie, un appel à soutien est lancé via la plateforme Zeste. Les lecteurs sont au rendez-vous, et la campagne prend fin avec succès, rassemblant plus de 44 000€ de contributions et 550 abonnements, qui permettent de maintenir à flot le mensuel dans le paysage médiatique et militant. En avril 2019, le second objectif de la campagne de soutien est atteint : un site internet rénové, avec nouveaux logo et visuel, plus simple et intuitif, qui permet l’exploration des archives de Silence.
L’Ecologiste: indépendant, trimestriel, indispensable
L’édition originale de ce titre, The ecologist, a été fondée en Grand Bretagne en 1970 par le philosophe et écologiste Teddy Goldsmith.
Pionnier de l’écologisme aux convictions très conservatrices, il est l’un des principaux fondateurs de l’écologie politique au niveau international. Pendant quarante ans, cet intellectuel militant a organisé des actions afin de lutter contre la dégradation de la planète et des conditions de vie de ses habitants. (blocage de chantiers de construction de centrales nucléaires, campagnes contre la déforestation ou la construction de grands barrages en Inde, etc…).
En 2000, Teddy Goldsmith fonde avec Thierry Jaccaud L’Ecologiste, l’édition française de The Ecologist. Ce dernier en devient l’actuel rédacteur en chef. Cette nouvelle édition n’est pas une simple traduction, mais bien un nouveau magazine basé sur des contributions francophones complétées par des articles traduits du monde anglo-saxon peu ou méconnus dans la sphère francophone. Les contributeurs sont issus d’univers très divers (justice, toxicologie, journalisme, politique…), ils ont en commun un fort intérêt pour l’environnement.
Ce trimestriel aborde l’écologie en général, à travers son actualité et les débats en cours : la société industrielle, le libre-échange, la mondialisation économique et les multinationales qui engendrent des mécanismes de destruction de la nature et de la société. L’Ecologiste émet une critique de la société industrielle fondée sur le bon sens : la croissance économique infinie est impossible dans un monde fini. Il prône pour un retour à une société stable, un modèle que construisent les écologistes depuis les années 70. La revue a en effet co-organisé un grand colloque «Défaire le développement, refaire le monde» en 2002, qui a permis d’installer à nouveau le débat sur la critique de la croissance et du développement en France. Cet événement marque aussi le début de la critique de la notion de développement durable.
L’Ecologiste a adopté une posture critique vis-à-vis du Grenelle de l’environnement. Thierry Jaccaud a notamment critiqué Greenpeace et les autres associations environnementales pour leur «choix stratégique sidérant» qui «consiste à ne plus dire tout haut ce que l’on veut vraiment», en l’occurrence l’interdiction des OGM en plein champ. La rédaction s’oppose aussi à certains projets comme l’Aéroport de Notre-Dames-des-Landes ou la construction de nouvelles lignes de TGV.
En juillet 2015, la revue a réuni des fonds par le biais de la plate-forme de financement participatif Kiss Kiss Bank Bank afin «de donner les moyens à L’Ecologiste d’une nouvelle formule et d’une plus grande diffusion», à raison d’un hors-série par an, le premier devant être consacré aux «100 penseurs clefs» de l’écologisme.
Reporterre: le quotidien de l’écologie
En 1989, la première édition de Reporterre est lancée par le journaliste Hervé Kempf.
Forcée de s’arrêter, faute de moyens financiers, la revue ressuscite sur Internet en 2007. D’abord modeste, le site se développe petit à petit, en commençant à publier des enquêtes ou des entretiens exclusifs. Reporterre prend son véritable essor le 2 septembre 2013, lorsqu’Hervé Kempf, qui était alors journaliste au Monde en charge du service Planète, quitte le quotidien en raison de désaccords persistants avec la direction à propos du projet d’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes. Il décide alors de se consacrer entièrement au site d’information, où il entend délivrer «une information indépendante, nécessaire pour rendre compte du phénomène le plus crucial de notre époque : la crise écologique. »
Le « quotidien de l’écologie » entend proposer des informations claires et pertinentes sur l’écologie dans toutes ses dimensions, ainsi qu’un espace de tribunes pour réfléchir et débattre. Pour la rédaction, l’écologie est politique, et ne peut se réduire à des questions de nature et de pollution – même si ces questions vitales sont suivies attentivement. L’écologie engage le destin commun, l’avenir, sa situation découle largement des rapports sociaux. Impartial et non partisan, Reporterre est en empathie avec les mouvements écologiste, altermondialiste et alternatif. Sa vision de la situation présente de la planète est que la crise écologique en est le problème fondamental. Le site d’information souhaite aussi relayer toutes les initiatives qui montrent que les alternatives au système dominant sont possibles et réalistes.
Reporterre revendique des choix drastiques, comme celui de l’indépendance éditoriale, ce média étant géré par une association à but non lucratif, la Pile (Association pour une Presse Indépendante, Libre, et Écologique). La rédaction considère que l’accès à l’information est essentiel à la compréhension du monde et de ses enjeux, et ne doit pas être dépendant des ressources financières de chacun. C’est pourquoi tous les articles de Reporterre sont en libre consultation, sans aucune restriction. Enfin, la revue tient à une certaine cohérence : dénonçant la surconsommation, le journal n’affiche strictement aucune publicité, ce qui lui permet également de s’affranchir de l’opinion des annonceurs quant à la teneur des informations publiées.
Pour ces raisons, Reporterre se considère comme un modèle rare dans le paysage médiatique. L’équipe est guidée par la volonté de produire une information fiable, indépendante et transparente, comme une première réponse aux enjeux environnementaux et sociaux.
Limite : revue d’écologie intégrale
La revue Limite est fondée en 2015, quelques mois après Laudato si’, l’encyclique que le pape François a consacrée à la sauvegarde de l’environnement.
A l’origine de ce trimestriel se trouve un groupe de jeunes intellectuels chrétiens, issus en partie du collectif d’associations La Manif pour tous. Le comité de rédaction est composé de trois journalistes : Paul Piccarreta, actuel rédacteur en chef, Eugénie Bastié et Gaultier Bès et d’une philosophe : Marianne Durano. Limite donne la parole à des contributeurs réguliers, tels que la journaliste Natacha Polony. La revue est éditée par le Cerf, maison d’édition chrétienne fondée par l’ordre dominicain en 1929.
La revue promeut une « écologie intégrale » qui se fonde sur le sens des équilibres et le respect des limites propres à chaque chose, qui implique de se soucier aussi bien des plus fragiles et des opprimés. Pour Limite, l’écologie, parce qu’elle est une science des interactions et des conditions d’existence, ne doit pas avoir à «choisir l’humain contre la nature ou la nature contre l’humain». Dans son manifeste, la rédaction affirme son engagement dans la prise de conscience écologique et sociale, en refusant « la toute-puissance de la technique et de l’argent » et « tout ce que nos modes de vie peuvent avoir de dégradant et d’aliénant ».
Dans cette perspective, Limite est orchestrée par différentes sensibilités qui coexistent dans un projet commun : encourager toutes les alternatives à la société de marché. Souvent qualifiée de néo-réactionnaires par la presse, la revue souhaite s’affranchir du clivage droite/gauche et être reconnue pour ses luttes. Celles-ci vont de la décroissance à la justice sociale, en passant par l’écologie environnementale, contre la pollution de la planète mais aussi l’« écologie humaine », dans le corps de l’homme, contre le transhumanisme, la gestation pour autrui (GPA) et la procréation médicalement assistée (PMA). L’idée principale de la revue, c’est de se réapproprier la notion de simplicité volontaire pour en rappeler les racines authentiquement chrétiennes et franciscaines.
Pour aller plus loin :
-Vrignon, Alexis. « Journalistes et militants. Les périodiques écologistes dans les années 1970 », Le Temps des médias, vol. 25, no. 2, 2015, pp. 120-134.
-Emmanuel Laurentin, «L’histoire de l’écologie 2/4: La Gueule ouverte», 2006
-Schlegel, Jean-Louis. « Les limites de Limite », Esprit, vol. janvier-février, no. 1-2, 2018, pp. 207-212.
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