Dans la tête des chercheurs

Rencontre avec Sonia Capelli : la chercheuse qui s’intéresse aux organisations coopératives

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Nous sommes souvent fasciné.es ou intrigué.es par les découvertes scientifiques, mais que savons-nous du travail concret des chercheurs ? Quelles questions se posent-ils ? Quels problèmes rencontrent-ils ? Avec quels outils travaillent-ils ? Rencontre avec Sonia Capelli, chercheuse en marketing et professeure des Universités.

Sonia Capelli
Sonia Capelli

Sonia Capelli présentera son travail à la bibliothèque de la Part-Dieu le jeudi 9 mars 2023 à 18h30, dans le cadre du cycle dans la tête “Dans la tête des chercheurs“.

  • Quel métier rêviez-vous de faire quand vous étiez petite ?

D’aussi loin que je me souvienne je n’arrivais pas à répondre à cette question à l’école. J’étais une enfant curieuse de tout : j’écoutais toutes les conversations, j’essayais de comprendre les choses autour de moi, je lisais tout ce qui passait sous mon nez… Je m’intéressais à tout et choisir un métier était trop dur pour moi car j’avais l’impression que je devrais renoncer à quelque-chose d’autre qui m’aurait plu… A l’école, j’aimais toutes les matières qui faisaient appel à la logique et la déduction mais aussi toutes celles qui relevaient de la créativité (la technologie, la cuisine, le dessin, le théâtre…).

Alors pour faire un choix d’orientation j’ai plutôt procédé par élimination en me demandant quel métier je ne voudrais pas faire. J’ai travaillé chaque été à partir de mes 15 ans : à l’usine j’ai compris que je deviendrais folle à répéter toujours les mêmes gestes sans réfléchir. Dans les métiers d’accueil, je me suis rendue compte que j’aimais rencontrer des gens et discuter avec eux de leur vie, comprendre leurs façons de réfléchir… J’ai travaillé comme pigiste au Progrès : j’y ai appris à interviewer des inconnus, à écrire des articles… Donc j’ai choisi de faire des études qui me permettraient de ne pas me spécialiser pour apprendre sur tout et d’envisager d’exercer un métier varié dans lequel je rencontrerais des tas de gens différents!

  • Comment en êtes-vous arrivée à devenir chercheuse en marketing ? Qu’est-ce qui vous a motivée à prendre cette orientation ?

J’étais en prépa HEC, et j’ai rapidement compris que je m’étais trompée : les écoles de commerce n’étaient pas faites pour moi. La concurrence au sein de la promotion était affreuse : aucune entraide, le monde du chacun pour soi et une motivation à gagner le plus d’argent possible au bout du compte alors que nous avions 18 ans ! Aujourd’hui ça a changé, mais au début des années 1990, le monde des écoles de commerce rimait avant tout avec « making monnaie ». Et ça ne me correspondait pas. J’y ai appris beaucoup sur moi, sur le fait que je voulais apprendre toute ma vie et transmettre. Je voulais connaitre autant de choses que ma professeure d’histoire géo économique : lire tous les livres, lire Le Monde chaque jour et transmettre tout cela à d’autres…

Une fois l’objectif fixé, je suis rentrée à la fac puis à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan en économie-gestion, j’ai obtenu l’agrégation du secondaire avec une spécialisation en marketing bien décidée à être prof en lycée. Mais en tant qu’élève fonctionnaire, je pouvais suivre une dernière année d’études en DEA (l’équivalent d’un master 2 actuel). Les choix de vie tiennent parfois à peu de choses ! J’ai donc suivi le DEA 102 – marketing et stratégie. Et là j’ai découvert ce qu’était la recherche en marketing pour la première fois : j’ai eu la chance d’y suivre des cours passionnants de chercheurs passionnés et je me suis dit « c’est ça que je veux faire : chercher et enseigner ce que je trouve ! ».

Le choix du marketing était pour moi assez évident. Je regrette qu’aujourd’hui le grand public utilise ce terme comme quelque-chose de négatif. J’entends tous les jours l’expression méprisante « Ca c’est du marketing » qui devient le synonyme de « mensonge » ou « manipulation »… C’est une vraie méconnaissance de ce domaine. Le marketing c’est un outil : les objectifs et l’éthique de celui qui tient l’outil ne doivent pas être confondus avec l’outil lui-même ! Faire de la recherche en marketing c’est comprendre les phénomènes psychologiques et sociologiques qui sont à l’origine de nos comportements d’achat et de consommation. C’est passionnant car cela nécessite d’observer, d’écouter, de comprendre les gens dans leur diversité. Et en plus c’est utile : on parle de la compétitivité de notre pays à l’échelle mondiale aujourd’hui et le fait de savoir identifier une demande, proposer des produits et services adaptés c’est la base de cette compétitivité. Donc je n’ai pas l’impression d’être une chercheuse « hors sol » dont les recherches seront éventuellement utiles dans 50 ans !

  • Et concrètement, au quotidien, c’est quoi être chercheuse en marketing ?

Au quotidien je suis enseignante-chercheuse à l’Université, ce qui signifie que j’exerce plusieurs métiers en parallèle. J’enseigne, je suis responsable d’un diplôme de master en alternance, je mène des projets de recherche en partenariat avec d’autres collègues, avec des entreprises, j’encadre des étudiants en doctorat, j’explique mes résultats de recherche pour les faire connaitre comme avec vous, je me forme à de nouvelles méthodes… Je passe mon temps à me dire que je n’ai pas assez de temps pour creuser toutes les questions que je me pose sans cesse !

Mon activité de recherche est toujours collaborative. J’ai besoin de la contradiction, de l’apport d’autres points de vue et des critiques d’autres chercheurs pour créer une bonne recherche. J’ai beaucoup de réunions de travail avec mes co-auteurs. Je présente mes travaux dans des conférences pour collecter les réactions d’autres chercheurs qui me trouvent parfois « so French » et c’est très enrichissant de sortir de mon cadre de réflexion car nos comportements de consommation sont tellement influencés par la culture! Je travaille chez moi, au bureau, dans un train, n’importe quand… Je note mes idées dans mon ordinateur, sur des cahiers, dans mon téléphone…

Dans mon activité de recherche, je pars souvent d’un problème concret. Un paradoxe qui me frappe. Par exemple, pour cette publicité me semble ratée, pourquoi me choque-t-elle ? Pourquoi cette entreprise emballe-t-elle ses produits comme ça ? Cela peut aussi partir d’un échange avec un partenaire d’une entreprise ou d’une organisation avec lesquelles je collabore régulièrement… d’un problème qu’il rencontre, qu’il souhaite résoudre en ne se contentant pas de faire « comme les autres ».

Ensuite je lis… je lis et je lis encore. Rien ne sert de réinventer la roue ! Une fois que j’ai identifié les concepts qui me semblaient en jeu dans ce que j’ai observé, je vais chercher à construire ce qu’on appelle un « cadre théorique », autrement dit un schéma de suppositions qui imbrique les différents concepts que j’ai identifiés. Puis je vais tester mes conjectures en les confrontant à des consommateurs ou des acheteurs. Selon les questions que je me pose, je mobilise des méthodes différentes : des observations, des entretiens, des questionnaires… Bien entendu, je ne peux pas mettre des consommateurs dans des éprouvettes, mais je mène souvent des expériences. Je fais varier des conditions et je regarde ce que ça donne. Par exemple, lors d’un projet de recherche, nous cherchions à savoir si les règles d’un jeu d’innovation allaient plus ou moins motiver les clients du Crédit-Agricole Centre Est à participer et à donner de bonnes idées pour faire progresser l’entreprise. Nous avons organisé trois concours différents et la banque a envoyé un lien vers l’un des concours à trois échantillons équivalents de leurs clients. De cette façon, les différences observées entre les trois groupes venaient des variations de règles du jeu et nous avons pu capter le mode de réflexion des clients en leur posant des questions au fur et à mesure des étapes du concours. L’important dans ce cas c’est de faire le maximum pour que les conditions soient identiques en tous points sauf celui que nous manipulons !

Une fois que toutes ces données sont colletées, il faut les traiter avec des analyses statistiques. Puis rédiger des articles de recherche pour les soumettre à des conférences scientifiques puis à des revues académiques. Le temps de « polissage » d’un article est très long et difficile. Il est jalonné de critiques et de refus : mais c’est ce qui lui permet aussi de progresser. Je dis souvent à mes étudiants que je passe toute ma vie à être évaluée et rejetée, donc il faut essayer de mettre un peu son ego de côté pour pouvoir tirer le meilleur de tout cela ! Mais c’est toujours une grande fierté de voir son travail publié dans une bonne revue. Et c’est encore mieux quand ce travail est directement utilisé par les professionnels. Par exemple, a l’issue de la recherche sur les règles du jeu d’innovation, nous avons pu voir qu’il fallait mieux proposer une règle du jeu dans laquelle tout le monde peut participer, alors qu’on aurait pu penser qu’un effet un peu « sélect » allait se produire, pour renforcer le lien avec la banque et obtenir les meilleures idées.

  • Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je travaille toujours sur plusieurs projets en même temps. La charge mentale du Professeur des Universités c’est quelque-chose ! Il est impossible d’en faire la liste ici, mais je vais vous donner des exemples de projets selon leur état d’avancement.

Des projets naissants

Nous travaillons en ce moment avec la Fédération des Banques Populaires dans le cadre d’un partenariat avec la chaire de recherche dont je suis co-responsable, sur la valorisation du modèle coopératif. Globalement la question est de savoir comment les clients sociétaires peuvent être mieux intégrés à la gouvernance de leur banque. Nous réfléchissons donc à savoir quel type de démocratie il faudrait mettre en place car les Assemblées Générales descendantes ne sont plus dans l’air du temps. Nous creusons donc du côté du marketing communautaire et de la démocratie participative pour inventer des façons renouvelées d’engager les sociétaires.

J’ai également un autre projet avec une collègue américaine qui vise à comprendre pourquoi les femmes au-delà d’un certain âge (middle age) décident de changer leur façon de s’habiller. C’est le syndrome du « je ne peux plus mettre cette jupe car elle est trop courte pour mon âge »… Tout un programme !

Des projets sur lesquels je suis en train de collecter des données

Je collabore actuellement avec une de mes anciennes doctorantes qui est maintenant chercheuse à l’IDRAC sur un projet qui concerne la perception des interfaces proposant un retour haptique, c’est-à-dire une stimulation active du sens du toucher. Pour cela nous collectons des données en demandant à des gens de regarder une video sur leur téléphone portable avec ou sans le retour haptique (qui est rendu par des vibrations sous les doigts). Ces technologies sont récentes mais elles devraient se généraliser rapidement et il est important de savoir si elles vont seulement distraire les consommateurs ou si elles vont apporter une information sur les produits/publicités présentés sur les interfaces.

J’encadre deux thèses sur des sujets également proches du marketing digital. L’une porte sur le placement des marques dans les advergames : les jeux vidéo développés par des marques pour faire leur publicité. L’autre traite de l’influence des jeux vidéo géolocalisés (comme PokemonGo) sur les interactions entre les clients qui jouent et ceux qui ne jouent pas dans un lieu de vente.

Des projets en cours d’écriture

Nous venons de publier un article sur un sujet très inspirant en collaboration avec Habicoop, la Fédération des Coopératives d’Habitants. Depuis plusieurs années nous observons les motivations de certains français à ne plus être propriétaires de leur logement au sens classique du terme, mais à investir dans une coopérative d’habitants. Ce mode de propriété différent permet l’émergence d’une nouvelle façon de posséder particulièrement intéressante car économe en ressources et renforçant les liens sociaux. Dans notre article nous abordons particulièrement le rapport des membres de ces coopératives d’habitants à l’héritage qu’ils vont laisser derrière eux.

Cette semaine j’ai beaucoup travaillé à la révision d’une de mes propositions d’articles dans une revue américaine. Elle porte sur un travail effectué avec une de mes anciennes doctorantes sur les images d’ingrédients apposés sur les emballages des produits alimentaires. Nous avons détaillé cinq expériences pour montrer que le fait de répéter plusieurs fois l’image d’un même ingrédient qui représente la saveur du produit sur l’emballage amène les gens à plus acheter le produit tout en réduisant la quantité qu’ils consomment de ce produit. L’idée c’est qu’on mange les images du produit avant le produit lui-même, ce qui nous amène plus rapidement à satiété.

  • Vous travaillez au sein du laboratoire Magellan de l’IAE School of Management. Quel est votre rôle au sein de cette structure ?

Je suis professeure des Universités au sein du Laboratoire Magellan, c’est-à-dire que j’y encadre des doctorants qui travaillent au sein d’équipe marketing dont je fais partie. Je suis également responsable du groupe de recherche sur le management des organisations coopératives qui regroupent des chercheurs des différentes disciplines de gestion (finance, RH, stratégie…). Je suis aussi co-responsable scientifique, avec William Sabadie, de la chaire de recherche Lyon3 Coopération. Dans ce cadre, j’anime des séminaires, je gère des relations avec nos partenaires coopératifs, j’interviens pour des conférences pour présenter nos résultats, je lève des fonds pour financer les recherches.

  • Pour terminer, quels sont les ouvrages, films ou auteurs qui ont été marquants pour vous ou qui vous ont inspiré dans votre parcours ?

C’est une vraie question de bibliothèque ça ! Pour moi la lecture va bien au-delà de l’utilisation que j’en fais dans mon métier… Je ne peux pas imaginer un monde sans livres. Mais si l’on parle de mon parcours de chercheuse, je dirais qu’à l’origine avant d’opter pour la recherche j’ai lu « Un tout petit monde » de David Lodge qui décrit tellement bien le microcosme de la recherche. La scène du début avec la ronde des avions qui décollent autour du monde pour se rejoindre en conférences est à la fois drôle et tellement vraie (même si aujourd’hui on essaie de prendre le train)… De la même façon, la pièce de théâtre « Art » de Yasmina Reza, qui a donné ensuite lieu à un film m’a marquée par la façon dont elle nous montre trois points de vue différents sur un même objet (ici un tableau blanc !) et c’est l’essence même de la démarche en sciences humaines : écouter des avis divergents sur un même sujet. Le personnage du chercheur déprimé par le fait qu’une équipe d’un autre labo a publié un résultats identique au sien avant lui est aussi très réaliste : elle décrit la grande peur que nous avons tous dans le métier ! Enfin, pour le côté marketing, j’ai aimé le côté grinçant du film « Thank you for Smoking » sur le cynisme de l’industrie du tabac qui montre bien comment un outil marketing mis entre de mauvaises mains est terrible…

Sonia Capelli présentera son travail à la bibliothèque de la Part-Dieu le jeudi 9 mars 2023 à 18h, dans le cadre du cycle dans la tête “Dans la tête des chercheurs“.

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