Histoire

Anarchie en Ukraine

L’insurrection libertaire de la Makhnovtchina (1918-1921)

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - par Guillaume

Le conflit qui ravage actuellement l'Ukraine nous rappelle combien ce pays d'Europe centrale est historiquement l'objet de tensions politiques. Ainsi, à l'orée du 20e siècle, l'Ukraine est sous la double domination de l'empire austro-hongrois à l'ouest et de la Russie à l'Est. Elle accède une première fois à l'indépendance en 1917 mais bascule en1922 sous le contrôle total de la Russie communiste. Durant cette période, l'Ukraine est une zone de conflit géopolitique particulièrement complexe. C'est à cette occasion que se constitue un large mouvement anarchiste incarné par la Makhnovtchina. Cette armée insurrectionnelle combat pour une société égalitaire, libre de tout joug autoritaire. L'Influx esquisse l'histoire de ce mouvement qui hante encore les mémoires libertaires.

Groupe de combattants de l
Groupe de combattants de l'armée insurrectionnelle

Un contexte chaotique : la guerre civile russe.

Couverture d'Histoire de la guerre civilie russe, de Jean-Jacques MarieFévrier 1917 : La Russie inaugure son année révolutionnaire. Renversant le Tsar, elle met en place un gouvernement provisoire dirigé dès l’été 1917 par le socialiste Alexandre Kerenski. En Ukraine, ce bouleversement politique conduit également à un changement de régime. Une assemblée représentative, la Rada, est établie, composée de révolutionnaires et de nationalistes. L’Ukraine est alors dans un rapport d’autonomie vis-à-vis de la Russie.

La Révolution d’Octobre entérine l’indépendance de l’Ukraine qui s’oppose au régime bolchévique instauré en Russie. Indépendance de courte durée puisque le pays va, dès la signature du traité de Brest-Litovsk, tomber entre les mains des Allemands. Ces derniers voient en l’Ukraine un réservoir de nourriture et de matières premières pour la poursuite du conflit mondial. Ils envahissent le pays avec leurs alliés, les Austro-Hongrois.

Les Allemands mettent sur pied un gouvernement fantoche tout entier acquis à leur cause. Celui-ci s’effondre avec la fin de la Première Guerre mondiale et la défaite allemande. Un nouveau régime nationaliste est instauré, le directoire, réactivant la république nationale d’Ukraine. Mais le pays est divisé entre deux tendances, encore à l’œuvre aujourd’hui :

« Au moment où précis où la Première Guerre mondiale prit fin, naquit le véritable dilemme qui […] allait hanter l’Ukraine au XXe siècle : celui du choix de son destin. Vers l’est, dans une fédération avec la Russie. Ou vers l’ouest, dans une indépendance garantie par l’Allemagne » (Pierre Lorrain, Ukraine, une histoire entre deux destins, 2019).

C’est dans ce contexte chaotique que va s’épanouir, pour quelques courtes années, l’insurrection paysanne libertaire menée par Nestor Makhno.

A l’automne 1918, le pays est encore dans une situation pour le moins anarchique. Libérée du traité de Brest-Litovsk, l’Armée Rouge décide de réinvestir militairement l’Ukraine. Elle s’y oppose aux “Blancs”, restés fidèles au Tsar. Les Soviétiques doivent également combattre les armées de la république nationaliste d’Ukraine. Ils vont trouver un renfort de poids avec l’armée révolutionnaire insurrectionnelle : la Makhnovtchina.

Une armée d’insurgés issus de la paysannerie.

Drapeau anarchiste de la Machknovtchina - musée de Goulïai Polié

L’armée insurrectionnelle menée par Nestor Makhno est résolument ancrée dans le monde paysan. Elle constitue la formation la plus étoffée et la plus structurée du mouvement des armées vertes, troisième force en présence à côté des Rouges et des Blancs. Les Verts vont d’ailleurs s’opposer aux uns comme aux autres qui cherchent à réquisitionner, à piller les ressources des campagnes et exigent la conscription des paysans.

La Machnovtchina se constitue au moment de la domination allemande, à l’été 1918. Elle se forme dans la région de Gouliaï Polié, petit bourg entre Donetsk et Zaporijjia. Elle adopte le drapeau noir de l’anarchisme et pour slogan : « Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! ». Les campagnes s’opposent aux réquisitions de l’armée d’occupation. Et Makhno va, par quelques opérations efficaces, fédérer autour de lui des bataillons de volontaires paysans selon des principes libertaires.

Le projet politique lié à la Makhnovtchina

Cette armée soutient la mise en place d’une véritable république paysanne, fondée sur des communes, refusant tout pouvoir hiérarchique. Ainsi la première commune est-elle nommée Rosa Luxemburg, en hommage la révolutionnaire marxiste, par bien des aspects assez proche des idées libertaires de l’anarchisme.

En réalité, selon Yves Ternon, la très vaste zone contrôlée par la Makhnovtchina est un « territoire assiégé ». Et devant la multiplicité des adversaires (les Blancs du général Dénikine, l’armée de la république nationale ukrainienne, mais aussi, les Rouges), Makhno et ses paysans ne peuvent qu’esquisser un projet politique. Le manifeste de l’armée insurrectionnelle de 1920 en trace les grandes lignes : conseils paysans interdits aux délégués politiques, partage total des moyens de production et des terres, pas de police, liberté de parole, de presse, de réunion…

Au sein même de l’armée insurrectionnelle, ces principes de démocratie radicale se traduisent par l’élection des officiers, le strict volontariat et la discipline auto-consentie. L’armée de Makhno, mobile et comptant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de combattants, remportera de nombreux succès. Elle limitera la contre-offensive des Blancs et permettra de maintenir à flot la Révolution bolchévique, très mal en point en octobre 1919.

Des liens complexes et  entre les Noirs et les Rouges.

C’est dire le rapport ambigu que Makhno et la Makhnovtchina entretiennent vis-à-vis du pouvoir communiste. Leur manifeste affirme clairement que l’armée insurrectionnelle s’oppose à la « dictature bolchevique-communiste ». En cela, on peut dire que les makhnovistes avaient, comme beaucoup d’anarchistes russes d’ailleurs, pressenti le caractère totalitaire du communisme soviétique en train de s’ériger.

Le soviétique Dybenko et l'anarchiste Makhno

L’officier soviétique Dybenko (à gauche) et Makhno (à droite)

Mais dans les faits, communistes et insurgés ukrainiens ont également des points communs. Lénine avait d’ailleurs largement contribué à opérer, pour un temps, le rapprochement entre communisme et anarchisme. Dans son livre de 1917, L’Etat et la Révolution, il donne en effet des gages à l’anarchisme. Il affirme que la révolution communiste s’assigne comme « but final la suppression de l’Etat ». Par ailleurs, cohabitent entre 1917 et 1921 des soviets et des communes paysannes sur le territoire autour de Gouliaï Polié.

Militairement, les Rouges et la Makhnovtchina s’associent à plusieurs reprises pour repousser les Blancs d’Anton Denikine. Une fois le danger contre-révolutionnaire écarté, l’armée communiste, dirigée par Trotski, se retourne définitivement contre les makhnovistes. Vaincu, c’est un Makhno blessé et esseulé qui doit fuir à l’Ouest en 1921.

Makhno, paysan libertaire

Nestor Makchno en 1921

Nestor Makhno en 1921

Figure de proue de l’insurrection paysanne, Makhno est un véritable enfant du pays, né à Gouliaï Polié en 1888. Dès 1905, il participe à des expropriations de riches propriétaires dans sa région. Pour ces faits de « brigandage », il passe une dizaine d’années en prison, à Moscou. C’est là qu’il consolide sa culture politique et ses convictions anarchistes.

Libéré en 1917 suite à la révolution de février, il regagne l’Ukraine et organise l’insurrection. Il devient rapidement une personnalité importante dans le monde paysan en raison de son charisme, de sa proximité avec le peuple et de ses qualités de stratège.

Mais certains témoins critiquent également son tempérament colérique, exacerbé, d’après son compagnon de route Voline, par une consommation d’alcool élevée. Ils constatent aussi sa tendance despotique au sein d’un mouvement qui revendique pourtant l’égalité et la liberté absolue de chacune et chacun.

Les Bolcheviks, lorsqu’ils entreprirent d’écraser le mouvement insurrectionnel, accusèrent le dirigeant anarchiste d’être un vulgaire bandit et un antisémite patenté. Joseph Kessel reprit cette accusation dans son roman Makhno et sa juive. Si de nombreux pogroms furent perpétrés en Ukraine durant cette période, l’historien Ettore Cinnella affirme que Makhno et les membres de la république libertaires punirent largement les actes antisémites. La charge de Kessel est à l’évidence infondée et, peut-être, motivée par sa propre vision politique.

La Makhnovtchina résonne encore

Largement discrédité par ses adversaires, Nestor Makhno bénéficie a contrario d’une certaine admiration dans les milieux libertaires. Lui et le mouvement insurrectionnel paysan continuent d’irriguer la mémoire révolutionnaire. On la voit s’incarner dans un chant,  la fameuse Machnovtchina, du parolier Etienne Roda-Gil. En un pied-de-nez tout situationniste, il reprend un chant bolchévique pour en faire un hymne à la gloire du mouvement anarchiste :

Les “Bérus” en proposeront une interprétation  punk en 1988.

La pop-culture réinvestit ce mouvement, non sans parfois en détourner l’esprit initial. Récemment, deux bandes dessinées illustrent la pensée et les actes de Makhno et de la Makhnovtchina :

  

A partir de 2006 et pendant quelques années s’est tenu à Gouliaï Polié le festival « Le jour de l’indépendance avec Nestor Makhno ». Selon l’historien Éric Aunoble, « la manifestation est libertaire dans sa forme et nationale dans son contenu. Pour une ambiance “à la Woodstock”, on “choque le bourgeois” en faisant du body-painting […]. Un tee-shirt qui affirme que “Makhno, c’est plus fort que Che Guevara” signe la marchandisation ». Une récupération qui n’aurait peut-être tout à fait pas été du goût de l’anarchiste.

En Ukraine, la mémoire de Makhno est encore vivace. Une partie de la résistance ukrainienne à l’invasion Russe de février 2022 se revendique de l’idéal de liberté porté par l’insurrection de 1918-1921.

Pour aller plus loin :

Partager cet article