1942 : Mourir de faim dans les hôpitaux psychiatriques français
Publié le 17/02/2023 à 10:07 - 14 min - Modifié le 07/02/2023 par Dpt Civilisation
Le 10 décembre 2016, à l'occasion de la journée internationale des droits de l'Homme, le président François Hollande rendait hommage aux 45.000 handicapés mentaux morts de faim, de froid et d’épuisement dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation. Une inscription sur le Parvis des Droits de l’Homme au Trocadéro indique : « Ici, le 10 décembre 2016, la Nation a rendu hommage aux 300 000 victimes civiles de la Seconde Guerre mondiale en France. 45 000 d'entre elles, fragilisées par la maladie mentale ou le handicap et gravement négligées, sont mortes de dénutrition dans les établissements qui les accueillaient. Leur mémoire nous appelle à construire une société toujours plus respectueuse des droits humains, qui veille fraternellement sur chacun des siens. François Hollande, Président de la République. » Retour sur un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale.
Il s’agit d’un épisode attesté par les historiens : entre 1940 et 1945, environ 45 000 “aliénés” sont décédés, victimes de privations dans les asiles français. La spécialiste du sujet Isabelle von Bueltzingsloewen explique:
” Avant la guerre, le taux de mortalité dans les asiles tournait autour de 6 à 9%. Au plus fort de l’occupation, ce taux montera à 25%, ce qui est considérable. Dans certains établissements, comme à l’hôpital du Vinatier à Lyon, on peut atteindre les 38%.”
On note une évolution du regard sur le handicap depuis la Première guerre Mondiale, due aux mutilations et aux gueules cassées. Le handicap devient plutôt glorieux grâce aux anciens combattants. Néanmoins, le handicap mental reste une autre problématique plus difficile à gérer. Fait notable, de nombreux soldats de la Première guerre ont été internés dans les hôpitaux psychiatriques à leur retour. Beaucoup de ces anciens soldats, encore relativement jeunes entre 1940 et 1945, mourront de faim de façon massive (ce sont des malades chroniques, fragilisés par une décennie d’enfermement dans les hôpitaux).
Comment en est-on arrivé là? Quel concours de circonstances a favorisé cette hécatombe et quelle est l’attitude de l’état et du personnel de santé face à ces décès?
Le problème du rationnement
Durant la guerre, l’état met en place un système de rationnement des denrées. Les rations autorisées ne suffisant pas à assurer les apports indispensables au maintien de la vie, certains groupes de populations, parmi les plus fragiles, sont victimes d’une réelle famine.
Isabelle Von Bueltzingsloewen explique que le pays n’a pas connu de famine généralisée comme celle qui a touché la Grèce en 1941-42, ou la Pologne et L’Union soviétique. Conjuguées à la pénurie de médicaments, à la raréfaction des moyens de chauffage et à la dégradation des conditions d’hygiène, les pénuries alimentaires et les pathologies en lien avec la dénutrition (comme la tuberculose) ont fait de nombreuses victimes dans les catégories les plus vulnérables de la population. On sait également qu’environ 50 000 vieillards sont morts dans les hospices entre 1940 et 1945.
Très variable d’un département à l’autre, le nombre des « victimes sanitaires » non prises en compte dans les bilans démographiques dressés à l’issue du conflit est difficile à établir. Dans l’immédiat après-guerre, les démographes l’ont évalué entre 300 000 et 350 000 personnes.
“Les malades mentaux avaient eux aussi des cartes de rationnement, donnant à la base le même nombre de calories qu’un français lambda. Ces calories se trouvent être très largement insuffisantes pour chaque individu. Les français doivent alors officiellement vivre avec 1 200 calories par jour, la moitié du minimum recommandé en temps normal.
Ce rationnement est donc de fait, nettement en deçà des besoins d’un individu. Le gouvernement de Vichy avait en tête que les français devaient en plus de ces rations, acheter en complément les produits frais sur les marchés etc… mais ces denrées étaient très rares et complètement hors de prix. Or, parce qu’enfermés, les malades mentaux ne pouvaient pas compléter ces rations officielles par des aliments du marché libre, ou du marché noir.”
Max Lafont, dans son ouvrage L’Extermination douce précise:
“Certains hôpitaux psychiatriques, tel celui de Clermont de l’Oise, sont durant la guerre peuplés de squelettes ambulants mangeant leurs doigts, leurs excréments, l’écorce des arbres, les chats errants, les pissenlits ou les ordures. Une statistique faite en 1943 dans un service de femmes révèle que le poids moyen des malades décédant est de 32 kilogrammes, celui de certaines patientes, de taille normale, étant de 23.”
A ceci s’ajoute le détournement par le personnel de la nourriture prévue pour les malades.
” Le coulage a certes toujours existé dans les hôpitaux psychiatriques, mais on peut faire l’hypothèse qu’il s’est considérablement amplifié sous l’effet des restrictions alors même que ses conséquences devenaient infiniment délétères.”
L’hécatombe des fous / Isabelle Von Bueltzingsloewen
L’histoire est moins connue mais Camille Claudel sera l’une des illustres victimes de cette période. En effet, la sculptrice qui fut l’élève, l’assistante, la maitresse et la muse de Rodin fait face à des troubles psychiatriques: paranoïa et obsessions font partie de son quotidien. Jacques Cassar écrit dans son ouvrage Dossier Camille Claudel :
” À Paris, Camille folle. Le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d’une voix monotone et métallique. Les voisins se plaignent auprès de son frère et de sa famille : Qu’est-ce que c’était ce personnage hagard et prudent, que l’on voyait sortir le matin pour recueillir les éléments de sa misérable nourriture ? “
En 1913, elle est diagnostiquée psychotique paranoïaque et est internée dans un asile en Seine-Saint-Denis. Sa famille demande que ses visites et sa correspondance soient restreintes. Elle restera internée trente ans, jusqu’à sa mort. Seul son frère Paul viendra la voir à douze reprises durant ces trente années. Elle mourra à 78 ans des suites de malnutrition. Max Lafont rapporte que le directeur de l’hôpital psychiatrique avait affirmé au frère de Camille Claudel : “Mes fous meurent littéralement de faim : 800 sur 2 000 !”
L’accès aux archives des hôpitaux, et aux dossiers médicaux des internés permet de retracer des itinéraires de patients. Ces destins prennent corps, et deviennent des personnes à part entière. Ces sources deviennent donc empreintes d’émotion. Le documentaire La faim des fous de Franck Seuret retrace ainsi l’enquête touchante que mène la petite-fille d’Hélène Guerrier, internée et morte de faim à l’asile. Elle revient sur ses traces grâce à la communication de son dossier médical.
Naissance d’une controverse
Une polémique naît alors, suite au questionnement d’historiens sur la responsabilité de Vichy. Est ce que le gouvernement de Pétain n’aurait pas laissé mourir intentionnellement ces aliénés ? Dans les années 80, lorsque paraît le livre de Max Lafont “L’extermination douce”, le titre employé choque. L’auteur explique qu’il est choisi à dessein pour éveiller les consciences, tout en précisant qu’il n’affirmait pas pour autant qu’on avait exterminé sciemment en France les malades mentaux sous Vichy.
Cette idée sera de nouveau mise en avant par l’essayiste et docteur en neurosciences Patrick Lemoine dans les années 90, dans son roman Droit d’asiles. Ses propos seront bien moins nuancés que ceux de Lafont puisque pour lui, cette hécatombe s’inscrit dans la continuité de l’action eugéniste menée de façon systématique par les nazis en Allemagne. Vichy aurait donc programmé et laissé mourir intentionnellement les patients des hôpitaux psychiatriques en France.
En 1990, le colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse à Dijon se fera l’écho de cette polémique puisqu’il aura pour thème : La seconde guerre mondiale. Nuit et brouillard en psychiatrie ?
L’historienne I. Von Bueltzingsloewen clarifie la situation :
” La plupart des chefs de service soit ne font rien ou ne peuvent rien faire, soit essaient de s’adapter, en faisant par exemple travailler les patients pour le marché noir. Les directeurs les plus diligents transforment les pelouses en pâturage, potagers, champs de pommes de terre, mais l’attente de la récolte est longue. L’initiative est encouragée par une circulaire du 3 mars 1942, véritable aveu d’impuissance de l’état par laquelle celui-ci s’en remet à l’« ingéniosité » des médecins. “
Ainsi, le Dr Requet, médecin en chef du Vinatier à Lyon, pendant la guerre, expliquera dans une interview en 1979 :
« C’était une époque horrible à l’hospice. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir 3000 malades. J’ai vécu des scènes affreuses comme dans les camps de concentration. Des malades se mangeaient les doigts … Ils faisaient des rêves exclusivement alimentaires. J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, son estomac a éclaté, et il en est mort. Ils buvaient leur urine, mangeaient leurs matières fécales, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de « camp de la mort ». Il y avait une ferme à l’hospice, elle était notoirement insuffisante pour nourrir tous les malades. Et la pauvre ration que l’on nous fournissait de l’extérieur était complétement déséquilibrée et ne pouvait pas les nourrir. Nous étions complément dépassés par le problème. Jusqu’en 44-45, il en est mort plus de 2000. »
En 1941, devant cette hécatombe, les psychiatres de différents établissements osent réclamer des rations supplémentaires pour leurs internés. Mais Vichy leur oppose un refus catégorique. En octobre 1942, suite au congrès national des spécialistes en psychiatrie, et une nouvelle demande de leur part, le gouvernement cède et octroie des suppléments de ration. Il est important de préciser que les vieillards des hospices par contre, ne reçoivent aucun supplément durant toute la guerre. Ce supplément octroyé, va alors provoquer une stabilisation voire une réelle diminution des décès dans les hôpitaux psychiatriques. Les courbes montrent clairement un ralentissement, voire un inversement de la mortalité.
Lorsque cette décision est prise, elle provoque l’ire de certains médecins de l’Académie de médecine qui estiment alors que cette catégorie de malades est trop bien traitée en dépit de l’ampleur de la surmortalité dont ils sont victimes.
France – Allemagne, une situation idéologique comparable ?
Commençons par rappeler le contexte eugéniste et raciste des nazis allemands. Dire que l’Allemagne est précurseur en matière d’euthanasie des malades mentaux est un euphémisme. En effet, dès 1922, nous trouvons trace de ce questionnement lors d’une assemblée annuelle des neurologues de Saxe : « Le médecin a-t-il le droit de tuer ? »
La promulgation en 1933 de la loi sur la stérilisation des personnes dont la progéniture était considérée comme indésirable, et la mise en œuvre du meurtre organisé par l’Etat des personnes mentalement et physiquement handicapées n’entamèrent pas l’appui politique dont bénéficiait le gouvernement d’Hitler. Cette loi conduisit à la stérilisation effective de 350 000 à 400 000 personnes. Le terrain est donc ici largement préparé pour des mesures exterminatoires. Les médecins et le personnel infirmier qui participaient à ce programme n’étaient pas forcément des nazis convaincus, et ils purent après 1945, globalement continuer à exercer leur profession et à jouir de la considération de leurs compatriotes.
Le spécialiste de la période Goetz Aly explique dans son ouvrage Les anormaux :
“Environ 200 000 Allemands furent victimes entre 1939 et 1945 des meurtres par euthanasie. Les nombreuses personnes impliquées parlèrent par euphémisme de délivrance, d’interruption de vie, de mort miséricordieuse, d’aide à mourir ou bien d’euthanasie. Elles agirent de manière semi clandestine, mais néanmoins au beau milieu de la société. Beaucoup d’allemands approuvaient la mort violente des « bouches inutiles », surtout en temps de guerre ; rares étaient ceux qui condamnaient clairement les meurtres; la plupart gardaient un silence pudique et ne souhaitaient pas trop en savoir. Cet état de fait perdura après 1945. Les familles ne se rappelèrent qu’exceptionnellement les tantes, petits-enfants, frères et sœurs ou grands-pères assassinés.”
(…) La mort précoce fut instaurée dans nombre d’asiles allemands publics à partir de 1938. Médecins et infirmiers recoururent alors à des moyens discrets pour provoquer la mort prématurée d’un nombre croissant de patients. Le taux de mortalité qui se situait normalement autour de 5%, augmenta nettement en de nombreux lieux, et tout particulièrement dans ce type d’institutions, dont les directeurs se distinguèrent par leur activisme en faveur de l’euthanasie. En octobre 1939, Hitler rédigea le texte par lequel il légitima l’euthanasie. Il s’agit d’une autorisation au meurtre de masse. Sa formulation vague libéra les énergies accumulées et les velléités de planification, stimula l’imagination pratique et une mobilisation bureaucratique ciblée. Se met en place l’Aktion T4, qui conduit à la mort par la privation de nourriture, l’administration de substances létales ou encore l’asphyxie par le gaz. Cette première action fait entre 70 000 et 80 000 victimes de 1939 à 1941. En élargissant les statistiques aux territoires occupés, ce sont 350 000 à 400 000 victimes qui sont dénombrées.”
Dans l’ouvrage de Michael Tregenza Aktion T4, on note d’ailleurs que dès 1933, une intense campagne de propagande (films, livres, brochures, affiches…) est lancée sur le coût que représentent les malades mentaux : on affirme notamment qu’un patient hospitalisé dans un asile coûte 5,5 reichsmarks par jour, cette somme suffisant aux besoins d’une famille avec trois enfants en bonne santé.
L’enseignement est également mis à contribution. Le manuel de mathématiques destiné aux élèves des écoles primaires supérieures pour l’année scolaire 1936, pose le problème suivant : « La construction d’un asile d’aliénés coûte six millions de marks. Combien de nouvelles habitations à 15 000 marks pourrait-on construire avec cette somme ? ». La presse et le public sont encouragés à se rendre dans les asiles de leur région, où « de grotesques étalages des pires cas de maladie mentale et de malformations furent organisés ». Au fur et à mesure que l’entreprise d’extermination se développait, les victimes ne furent plus seulement les malades mentaux ou les handicapés physiques gravement atteints, mais tous les patients « indésirables » internés dans les asiles.
En France, sous le gouvernement de Vichy, la situation n’est pas comparable pour I. Von Bueltzingsloewen. Elle explique que les idées eugénistes se sont largement répandues dans le corps médical dans l’entre deux guerre, à l’image du livre du Dr Alexis Carrel, L’homme cet inconnu publié en 1935, et qui connaitra un fort succès jusqu’à la fin des années 50.
En voici un extrait édifiant : « Il y a encore le problème non résolu de la foule des déficients et des criminels. Ceux-ci chargent d’un poids énorme la population restée saine. Ceux-ci chargent d’un poids énorme la population restée saine. Le coût des prisons et des asiles d’aliénés, de la protection du public contre les bandits et les fous est, comme nous le savons, devenu gigantesque.
Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation d’êtres inutiles et nuisibles. Les anormaux empêchent le développement des normaux. Il est nécessaire de regarder ce problème en face. Pourquoi la société ne disposerait-elle pas des criminels et des aliénés d’une manière plus économique ? Il ne faut pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l’individu sain. Les systèmes philosophiques et les préjugés sentimentaux doivent disparaître devant cette nécessité. »
Néanmoins, les médecins psychiatriques arrivent à contrer cet état d’esprit et notamment grâce à l’argument humaniste qui fait valoir la valeur de la vie humaine, quelle qu’elle soit.
En outre en Allemagne, l’action T4 bien que secrète, a laissé énormément d’archives montrant bien la volonté de l’état d’exterminer ces populations. Ce n’est clairement pas le cas en France. On ne peut donc pas dire, au vu des sources existantes, que ces malades ont été abandonnés et laissés pour morts volontairement. Il s’agit donc plus d’un regrettable concours de circonstances, où la pénurie alimentaire est l’élément phare de cette hécatombe.
Enfin, nous terminerons par cette phrase d’Isabelle Von Bueltzingsloewen qui résume bien les conclusions de notre article :
“Les aliénés morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français n’ont pas été victimes d’un génocide. Certes, entre 1940 et 1944, nombre d’asiles se sont transformés en véritables mouroirs. Mais la famine qui a décimé les internés ne relève pas d’un crime. Elle n’a pas été voulue, et encore moins planifiée. Ni par les autorités allemandes ou françaises, ni par les psychiatres. (…) La circulaire de 1942 infirma la thèse selon laquelle les aliénés internés auraient été abandonnés à la mort par les pouvoirs publics, qui auraient profité de ces circonstances “favorables” pour se débarrasser d’êtres “inférieurs” qu’ils considéraient comme un fardeau.”
L’hécatombe des fous
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