Les Appalaches : la fin du rêve américain ?
Un tour du monde en littérature #3
Publié le 08/05/2023 à 08:00
- 10 min -
Modifié le 23/01/2025
par
Benoît S.
Cette chaîne de montagnes, dont le nom évoque une lointaine présence indienne originelle, incarne, dans la conscience collective du pays, une composante irréductible de l’identité américaine. Côté pile, le récit fondateur d’une nature sauvage et pure. Côté face, le réceptacle de toutes les violences que ce pays est capable de produire.
Le mythe de l’Amérique sauvage

Si dans un premier temps, la nature du Nouveau Monde a symbolisé pour les colons puritains, un espace diabolique à domestiquer, sa représentation va connaître une évolution significative dans la première moitié du 19ème siècle. La lettre écarlate, classique des lettres américaines, témoigne, à merveille, de ce moment de bascule. La nature y est dépeinte, à la fois, comme un espace inquiétant, peuplé de créatures sauvages, conformément à la vision qu’en avaient les colons du 17ème siècle, mais aussi, et c’est nouveau, comme un lieu d’émancipation.


Car, tout en situant son récit à l’époque des premiers immigrants, Hawthorne rédige celui-ci, en 1850. La pensée transcendantaliste d’Emerson et Thoreau, notamment, commence alors à infuser les esprits d’une jeune nation, en quête d’identité. Il s’agit avant tout d’une idée philosophique que l’on pourrait résumer ainsi : chaque individu est encouragé à vivre l’expérience physique de cette nature, à l’époque encore infinie, afin d’atteindre un degré supérieur de connaissance de soi et du monde. Notons, au passage, la filiation du Nature Writing, ce courant littéraire contemporain, dont le transcendantalisme est sans nul doute l’ancêtre. Walden ou la vie sauvage d’Henry Thoreau n’est-il pas considéré comme le manifeste de ce genre ?
La fin de la Frontière
Au 20ème siècle, la fin de la conquête de l’Ouest plonge l’Amérique, peu à peu, dans une phase de doute existentiel, qui ne devait plus la quitter. Comment réactiver ce mythe lorsqu’il n’est plus ? L’une des solutions consiste alors à revivre les temps glorieux du passé tels les quatre citadins de Délivrance (1972), le célèbre film de John Boorman, qui décident de descendre une rivière des Appalaches, vouée bientôt à disparaître sous les eaux d’un barrage, à la manière des premiers explorateurs. On répète alors les traditions, on fétichise les gestes du passé.
Les époques se juxtaposaient de manière saisissante dans ces montagnes, car un homme pouvait encore labourer son champ avec un cheval et une herse comme cent ans auparavant, puis se retourner et tirer un iPhone flambant neuf de sa poche pour informer sa femme qu’il serait en retard pour le dîner
Ce lien entre nous de David Joy


Sous la plume élégiaque d’un Ron Rash, notamment, dont les livres portent des préoccupations écologiques très actuelles, se dessine un monde bien souvent déjà disparu. Les Appalaches offrent bien des poches ici et là, encore relativement préservées de la civilisation. Mais cette pureté comporte une face sombre comme l’apprendront à leurs dépens les personnages de Délivrance.
Ce que confirme l’historienne et américaniste Sylvie Laurent :
Ce sont les Appalaches, qui ont elles-mêmes une image duale, celle d’une Brocéliande américaine, où on aurait été préservé de la civilisation. En même temps, cette pureté a un coût, l’endogamie, et donc la dégénérescence.
Les exclus du rêve américain


En effet, le sud des Appalaches, qui constitue vraiment le cœur de cette culture, se distingue par des symptômes particulièrement inquiétants. Alors que 15% de la population nationale vit sous le seuil de pauvreté, cette proportion atteint 20% dans les Etats sudistes de l’Alabama, du Tennessee et des deux Virginie. Le Kentucky, quant à lui, peut même se targuer d’un bien triste record puisque 25% de sa population vit en dessous de ce seuil critique (chiffres issus d’un article d’AOC)
— Tu sais que le reste du pays vit plus longtemps que nous ? Ou alors on meurt plus jeunes.
Les gens des collines de Chris Offutt
— Quoi ?
— L’espérance de vie. Partout ailleurs, les gens vivent un peu plus longtemps chaque année. Nous, nos vies raccourcissent. Ça arrive nulle part ailleurs dans le pays. Il y a vingt ans de ça, l’espérance de vie était plus élevée ici.
— Les collines nous tuent à petit feu.
Car, oui, on vit moins longtemps et on meurt souvent de façon plus violente dans les Appalaches que dans le reste du pays.
Alors j’ai fait une liste. Je lui ai dit : celle-ci est devenue folle. – elle a chopé son petit-frère avec un démonte-pneu ; ces trois-là se sont tailladé les bras, pas les poignets mais les grosses veines près du coude ; elle, maintenant elle a étranglé le garçon avec qui elle couchait et a été envoyée à l’ombre ; celle-ci a bu de la soude et est morte en riant, sans un bruit. En un an, j’ai perdu huit cousin.es. Quatre ont disparu et n’ont jamais été retrouvé.es. Un autre est tombé dans la rivière et s’est noyé. Un autre s’est fait renverser en faisant du stop vers le nord. Un autre s’est fait tirer dessus en courant dans les bois tandis que Grace, la dernière, a essayé d’aller à pied de Greenville jusqu’à Greer pour une raison que tout le monde ignore. Elle est tombée de la passerelle à un kilomètre et demi de l’entrepôt Sears, Roebuck & Co et est restée allongée là en proie à la faim, à la chaleur, à la mort.
Trash de Dorothy Allison
La culture White trash en héritage


Si la culture White trash (déchet blanc) a été popularisée en France, par le rappeur Eminem, au tournant des années 2000, l’injure remonterait au début du 19ème siècle. Elle renvoie à une catégorie symbolique davantage qu’à un statut social. Etre blanc et pauvre dans un pays construit par et pour des blancs relèverait de la faute morale. Les blancs pauvres, incapables de tirer bénéfice de ce privilège racial, seraient donc perçus comme des parias, des déchets. (Poor white trash de Sylvie Laurent)
Dorothy Allison, auteure originaire de Greenville, en Caroline du Sud, n’a eu de cesse d’interroger, tout au long de son œuvre, sa culture d’origine et de porter un discours réflexif sur l’identité White trash. Elle témoigne, ci-dessous, de cette faute originelle :
Il y avait le concept du « bon » pauvre, mais ce fantasme n’avait pas grand-chose à voir avec le quotidien auquel ma famille avait survécu. Les bon.nes pauvres travaillaient dur, étaient débraillé.es mais propres et étaient intrinsèquement honorables. Nous, on était de mauvais.es pauvres : des hommes qui buvaient, incapables de garder un boulot ; des femmes constamment enceintes avant d’être mariées, rapidement usées, grosses et vieilles d’avoir travaillé trop d’heures et porté trop d’enfants ; et des enfants avec le nez qui coule, des yeux larmoyants et de mauvaises manières. Mes cousin.es arrêtaient l’école, volaient des voitures, prenaient de la drogue et faisaient des boulots sans avenir, à servir des tables ou faire des pleins d’essence. … A quoi bon travailler, économiser de l’argent, se battre ou lutter ? On avait derrière nous plusieurs générations pour nous enseigner que rien ne changeait jamais, et que celles et ceux qui avaient essayé de s’échapper aveint échoué.
Trash de Dorothy Allison
Le Hillbilly : le cousin des collines
Le particularisme des Appalaches a donné naissance à une variante du White trash. Une sorte de cousin un peu rustique : le Hillbilly.
Celui-ci se caractérise par sa propension à circuler dans un pick-up arborant fièrement le drapeau confédéré et à ne jamais se séparer de son arme à feu. Il faut dire qu’entre le braconnage et les différends que l’on préfère régler sans y mêler la police (qui de toute manière arriverait trop tard, car trop éloignée du fait de l’enclavement des lieux), les occasions de s’en servir ne manquent pas.
Ajoutons que la population de ces montagnes comporte une surreprésentation de vétérans d’Irak ou d’Afghanistan, encore jeunes mais bien souvent traumatisés et accros aux amphètes. Car, comme l’explique Chris Offutt, qui a fait de ces vétérans de nombreux personnages de ses romans, « en l’absence de travail, l’armée constitue souvent le seul moyen de s’en sortir et d’y revenir … si on en revient ».
On comprend vite que derrière cette nature enchanteresse, se cache un cocktail explosif, qui fait le bonheur des auteurs de roman noir. A l’écart des grandes métropoles, auxquelles le polar est historiquement lié, on assiste ainsi à l’émergence d’une hybridation inattendue : le rural noir.
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