CIRQUE

Femmes à Barbe et autres freaks

A l'occasion de la journée mondiale de la Barbe du 4 septembre

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 12/10/2023 par rossinante

Tous les premiers samedis du mois de septembre, c’est la journée de la barbe, fêtée mondialement. Il est de tradition que ce jour-là, et uniquement ce jour-là, les barbus ne fassent rien de la journée. Tous les 8 mars, c’est la journée internationale des femmes. Il est de tradition que ce jour-là, et bien souvent uniquement ce jour-là, les droits des femmes soient rappelés afin de lutter contre les inégalités économiques et sociales. Et quid des Femmes à barbe alors ? Quand donc leur sera-t-il rendu justice à leur tour ? Les femmes à barbe, mais aussi toute la cohorte des monstres humains, phénomènes de foire, Freaks* et autres damnés de la terre !

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Carte_postale,_Madame_P._Delait,_à_Thaon-les-Vosges NumŽrisation de la carte postale 000005110 de la bmi Epinal-Golbey

Ce rapprochement audacieux entre femmes et monstres vous choque ? On ne peut que s’en féliciter !
Il n’y a pas si longtemps encore, visiter les expositions de ces créatures était du plus grand chic et ne chagrinait personne. En 1889, un zoo humain n’ouvrait-il pas ses portes sous la tour Eiffel à l’occasion de l’exposition universelle ? Des hommes, des femmes, des enfants ont été présentés ou se sont produits dans des spectacles forains, des cirques ou des zoos en tant que phénomènes de foire ou curiosités médicales jusqu’à la fin du 19e siècle en Europe. Jugées dégradantes, ces exhibitions y seront interdites, mais perdureront aux États-Unis au 20e siècle sous le terme de ” freak show “.

*Freak show, de l’anglais freak (monstre) : être humain atteint de malformation congénitale, ou d’un désordre génétique du développement, ou d’une maladie causant des formes extrêmes de difformité (ex : Joseph Merrick dit Eléphant man)


C’est Phineas Taylor Barnum l’inventeur du divertissement de masse, qui est à l’origine du freaks show, dérivé du cirque. Dérive, oui ! Le mot est juste !

Avant l’avènement du Freak, aux débuts du cirque, tout allait bien

Quelles sont donc ces basses accointances et noirs desseins qui sont venus entacher l’histoire du cirque ? Le mot cirque vient du latin circus (cercle, cirque), c’est à dire le lieu destiné, chez les Romains, à accueillir les jeux publics : lutte, courses de chevaux et de chars. Au début il y avait Les Romains et leur passion du cirque dans un contexte festif de spectacles grandioses : les jeux du cirque ou ludi. A l’origine donc était le cirque, dans toute sa splendeur, avant les dérives des munera (combats d’animaux puis de gladiateurs : des monstres de muscles et de cruauté).


Le vers était déjà dans le fruit dès l’Antiquité.


Quand en 1768 est né le premier cirque de Philip Astley à Londres ; il s’agit là encore de très honnêtes spectacles équestres agrémentés de numéros de voltige.
En France, Antonio Franconi, un écuyer italien va croiser la route de Philip Astley. Antonio Franconi organise des combats de taureaux notamment à Lyon. Il s’installe dans le quartier des Brotteaux dans un établissement qui accueille progressivement des exercices équestres puis part sillonner la France avec ses spectacles équestres. Il paraît pour la première fois en 1789 chez l’écuyer anglais Philip Astley qui a ouvert un manège à Paris. Ainsi naquit la toute première dynastie du cirque français. La famille Franconi fonda successivement, à Paris, trois théâtres de cirque portant le nom de ” Cirque Olympique “. Leur première création de pantomime à grand spectacle ” Les Lions de Mysore ” sera en 1831 l’avènement du domptage au cirque.
Ainsi succéda le cirque-ménagerie au cirque équestre. La fusion cirque-ménagerie fut popularisée par le cirque anglais de Lord George Sanger entre 1856 et 1870, à l’époque où sa collection d’animaux exotiques a été la plus importante parmi les ménageries ambulantes de Grande-Bretagne.

Exhibitions de chevaux, félins, humains : il n’y a qu’un pas… (franchi par Phineas Taylor Barnum et Théodore Lent aux Etats Unis avec les phénomènes de foire )

Phineas Taylor Barnum représente Outre-Atlantique l’incarnation du rêve américain : parti de rien, risque-tout, il deviendra riche. Ce ” Shakespeare de la publicité ” (selon sa propre définition) ou ” prince des charlatans ” fera toute sa carrière dans le spectacle avec pour credo “tout mensonge est acceptable, dès lors que le public a le sentiment d’en avoir pour son argent “. C’est ainsi qu’il deviendra riche et célèbre car il a bien compris le pouvoir de fascination des monstres : femme à barbe, frères siamois acrobates, indigènes de Patagonie ou encore cette ” sirène des Fidji ” (en réalité une tête de singe cousue à une queue de poisson qui sera présentée comme un mystère de la nature). Il posera les premiers jalons de la publicité à grand renfort de sensationnalisme, d’exagération et de gout pour le morbide. Après de multiples petits métiers, il commence sa carrière de forain à 25 ans. En 1835, il achète pour 1 000 dollars Joice Heth à un planteur du Kentucky. Joice Heth est une esclave afro-américaine noire, aveugle, presque entièrement paralysée. Elle sera présentée au public comme étant l’ancienne nourrice de George Washington soi-disant âgée de 161 ans. Joli début ! On comptera parmi ses attractions deux femmes à barbe : Josephine Boisdechêne et Annie Jones. Il exposera Joséphine à partir de 1853 sous le nom de ” la Dame barbue de Genève ” et prétendra que sa barbe est officiellement mesurée à 15 cm. Annie, elle, a seulement neuf mois en 1866 lorsqu’elle est exhibée dans un musée du quartier de Broadway à New York à l’occasion d’une exposition organisée par Barnum.


Théodore Lent, lui, écrit dans une publicité publiée en 1854 dans The New York Times que sa femme Julia Pastrana (dont il est ” l’impresario “) est ” le chaînon manquant entre l’homme et l’orang-outan ”. Un chaînon qui chante, danse, joue de la guitare et parle trois langues. Le brave homme ! Atteinte d’une maladie génétique, l’hypertrichose, Julia sera exposée comme un être monstrueux de son vivant et même au-delà. Elle donnera naissance en 1860 à un enfant, atteint, lui aussi d’hyperpilosité qui mourra peu après la naissance. Julia Pastrana le suivra dans la mort quelques jours plus tard. Le veuf éploré exposera son cadavre momifié dans l’un des costumes dans lesquels elle se montrait habituellement, avec l’enfant à côté d’elle placé sur un support comme un perroquet. Joice Heth deviendra le point de départ du phénomène des spectacles ” raciaux ” qui va durer près d’un siècle, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe.

Les Zoos humains

En effet, à cette même époque, dans plusieurs pays européens, apparait un nouveau type de divertissement : le spectacle zoologique qui met en scène des populations humaines exotiques.
Lire sur le sujet l’excellent article du Monde diplomatique.

Il n’est dès lors pas une ville, pas une exposition et pas un Français qui ne découvrent, à l’occasion d’un après-midi ensoleillé, une reconstitution « à l’identique » de ces contrées sauvages, peuplées d’hommes et d’animaux exotiques, entre un concours agricole, la messe dominicale et la promenade sur le lac. C’est alors par millions que les Français, de 1877 au début des années 30, vont à la rencontre de l’Autre. Un ” autre ” mis en scène et en cage. Qu’il soit peuple ” étrange ” venu de tous les coins du monde ou indigène de l’Empire, il constitue, pour la grande majorité des métropolitains, le premier contact avec l’altérité. L’impact social de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est immense. D’autant qu’ils se combinent alors avec une propagande coloniale omniprésente (par l’image et par le texte) qui imprègne profondément l’imaginaire des Français 

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Sandrine Lemaire (Le Monde diplomatique, août 2000)

Théodore Lent et Phineas Taylor Barnum auront été les inventeurs du piège à clic en quelques sortes, rien de moins !


En ce moment à l’affiche :

Spectacle Foraine, de Jeanne Mordoj : La compagnie BAL dans le cadre du festival Micro Mondes 2023 du TNG jouera les 17, 18 et 19 novembre au Pole Pixel. Jeanne Mordoj avait précédemment monté un spectacle sur les femmes à barbe et propose dans “Foraine” un spectacle hommage au cirque forain tout en poésie.

Sur nos étagères :

The greatest showman / réal. de Michael Gracey [DVD]

La fabrique des monstres : les Etats-Unis et le Freak Show : 1840-1940 / Robert Bogdan [Livre]

Elephant man / réal. & scénario de David Lynch [DVD]

Eléphant man, la véritable histoire de Joseph Merrick, l’homme-éléphant / Michael Howell [Livre]

Freaks: la monstrueuse parade / réal. de Tod Browning [DVD]

La vie exemplaire de la femme à barbe : Clémentine Delait / François Caradec, Jean Nohain [Livre]

De la femme à barbe à l’homme-canon : phénomènes de cirque et de baraque foraine / Stéphane Pajot [Livre]

Maxi Monster Music Show : cabaret forain / réal. de Sébastien Tézé [DVD]

Pour aller plus loin

Notre sélection complète de livres sur les artistes et compagnies de cirque [Catalogue]

Des monstres et des hommes [Article sur linflux.com]

Bibliographie de pièces sur la thématique du monstre [Article sur linflux.com]

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