L’innovation en Rhône-Alpes au temps de la Grande Guerre (1914-1918) 1/2

Rhône-Alpes, une région de l'Arrière : le développement d'une industrie de guerre

- temps de lecture approximatif de 20 minutes 20 min - Modifié le 17/06/2016 par ameyer

La Bibliothèque municipale de Lyon programme du 5 novembre 2013 au 1er mars 2014 une série d'évènements qui parlent des révolutions industrielles en Rhône-Alpes à travers les domaines des pôles de compétitivité : le textile (Techtera), la chimie (Axelera), la plasturgie (Plastipolis), l'automobile et les transports (Lyon Urban Trucks and Bus), les biotechnologies (Lyonbiopôle), et l'image-cinéma (Imaginove). Expositions et rencontres sont regroupées sous le label Une Fabrique de l'innovation. Cette manifestation n'intervient qu'à quelques mois des commémorations du centenaire de la Première Guerre Mondiale. C'est pourquoi nous vous proposons d'établir un pont entre ces deux actualités majeures de la Bibliothèque à travers un double Point d'Actu, consacré à l'innovation en Rhône-Alpes au cours de la période 1914-1918.

Cette manifestation n’intervient qu’à quelques mois des commémorations du centenaire de la Première Guerre Mondiale. C’est pourquoi nous vous proposons d’établir un pont entre ces deux actualités majeures de la Bibliothèque à travers un double Point d’Actu, consacré à l’innovation en Rhône-Alpes au cours de la période 1914-1918.

La première partie s’intéresse au développement d’une industrie spécialisée capable de répondre aux besoins matériels de l’armée. La deuxième partie revient sur les innovations connexes permettant de soutenir l’Etat en guerre dans les domaines de l’énergie, des télécommunications et de la médecine.

Lorsque sont abordés certains concepts économiques au fort parfum évocateur tels que l’« innovation » ou le « progrès scientifique », on a coutume de dire que, en dépit de leur lourd tribut en victimes tant civiles que militaires, les conflits armés ayant marqué le XXe siècle ont su favoriser leur essor. A ce titre, la Première Guerre Mondiale qui déchira l’Europe il y a tout juste cent ans fait souvent figure de pionnière par son ampleur alors inédite.

A quelques mois des commémorations de ce terrible conflit, il convient pourtant de s’interroger : qu’est-ce qu’une innovation ? Quelles en sont les manifestations et les logiques au temps de la Grande Guerre ? Quels sont les secteurs concernés ?

Pour répondre à ces questions, la région Rhône-Alpes constitue un exemple très intéressant. Demeurée à l’écart du front, elle se transforme rapidement en un acteur incontournable au sein des régions rassemblées sous la dénomination de l’ « Arrière », en tant que poumon économique vital de la France en guerre.

Sommaire 1. En préambule, quelques définitions : innovation et invention

2.La région Rhône-Alpes à l’aube de la Première Guerre Mondiale3. Constitution d’un pôle industriel central dans l’économie de guerre4. La science en guerre, une affaire d’Etat5. Rhône-Alpes, une région au service de l’effort de guerre : le développement industriel des innovations

6. De l’innovation technique à l’innovation entrepreneuriale : soutenir l’effort de production

7. Conclusion

1. En préambule, quelques définitions : innovation et invention

Innovation

Le concept d’ « innovation » est souvent spontanément associé à celui d’ « invention », d’ « amélioration » ou encore de « progrès ». Il s’agit pourtant d’une notion complexe, relativement récente, et qui fit l’objet de nombreuses modélisations dans le but d’en cerner les mécanismes.
Une innovation peut se définir comme « un moyen mis en œuvre pour acquérir un avantage compétitif. [Elle] répond aux besoins du marché. [Elle] permet de créer de nouveaux produits, de développer ou d’améliorer des produits existants, d’optimiser un système de production ou encore d’adopter des technologies nouvelles ».

Le concept d’innovation est né au XIXe siècle, où il est perçu comme le moteur des sociétés capitalistes. Le premier modèle cherchant à davantage l’expliquer apparaît sous la plume de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) : il développe l’image de la « boîte noire », un processus flou, indistinct, qui relie l’invention à l’innovation.
Ce modèle perdure jusqu’au milieu du XXe siècle, où l’innovation n’est plus perçue comme un résultat, mais comme un processus à part entière, constitué de différentes étapes. La Recherche et Développement en particulier prend toute son importance dans ces nouvelles représentations .
On distingue aujourd’hui différents types d’innovation : la mise au point de nouvelles méthodes d’organisation ou de production (innovation de process), la modification complète d’une technologie ou de ses usages (innovation de rupture), ou encore l’amélioration de techniques préexistantes sans bouleversement majeur des habitudes sociales (innovation incrémentale), pour n’en citer que quelques unes.

Invention

« L’invention est l’acte de produire par ses propres moyens un élément, un objet ou un processus original ; plus généralement, de produire ou de créer en utilisant son imagination » .
Elle se distingue principalement de l’innovation en ce que la mise en application de cette dernière induit un changement social et doit posséder une utilisation effective. Une invention, à l’inverse, peut demeurer un phénomène isolé et ponctuel.
En outre, une innovation est un phénomène principalement économique dans son sens premier, tandis qu’une invention peut se rencontrer dans une multitude de domaines différents.

S’interroger sur le rôle de la Première Guerre Mondiale dans le développement d’innovations revient donc à se demander dans quelle mesure elle incita des bouleversements réels et durables dans les techniques industrielles mises en œuvre.

Pour en savoir plus

Chouteau, M., Viévard, L., « L’innovation, un processus à décrypter », Millénaire3, janvier 2007.

2. La région Rhône-Alpes à l’aube de la Grande Guerre

Lorsque la guerre éclate en août 1914, la région est en pleine effervescence économique. Son industrie repose alors sur trois grands secteurs : le textile (implanté depuis le XVIe siècle, avec ses fameux canuts), la métallurgie et la chimie. Au cours des dernières décennies du XIXe siècle, de nombreuses innovations se sont développées au sein de ces branches, permettant à l’ensemble de la région rhônalpine de s’imposer comme un acteur incontournable de l’économie française.

Le Lyonnais s’est particulièrement distingué dans le domaine de la chimie, notamment en développant une industrie de colorants artificiels renommée : le bleu Guimet (1826) ou encore le noir Gillet (1840) permettent à leurs créateurs de lancer des usines de produits chimiques promises à un bel avenir. La fuschine de François-Emmanuel Verguin (1858) révolutionne la production de teinture, mais en raison de vives tensions autour du respect du brevet (dont les détenteurs refusent l’utilisation par les concurrents), de nombreux chimistes lyonnais préfèrent émigrer en Suisse ou dans le sud de l’Allemagne pour continuer leurs recherches. Certains entrepreneurs comme les Perret se distinguent également grâce à la production de composés chimiques à moindre coût, tels que l’acide sulfurique (à partir de 1836).
La région est ainsi particulièrement impliquée dans la production de produits chimiques artificiels : la plupart des usines concernées sont regroupées dans la « vallée de la chimie », une zone qui s’étend au sud de Lyon de Pierre Bénite à Saint-Fons et Péage-de-Roussillon (Isère), et vers le nord de Vaise à Neuville.

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Toutefois, la France ne peut guère concurrencer l’Allemagne, très en avance dans ce domaine. A l’aube de la guerre, la chimie hexagonale dépend étroitement de son voisin d’outre-Rhin aussi bien pour l’approvisionnement en matières premières que pour l’utilisation des brevets.

Les transports constituent également un secteur en plein développement à partir de la fin du XIXe siècle. L’invention et l’industrialisation du vélocipède dans les années 1890 font le bonheur des industries stéphanoises, qui s’imposent dans cette branche jusqu’au milieu du XXe siècle.
La production d’automobiles commence à prendre son essor au même moment, pour atteindre son apogée au cours de la première décennie du XXe siècle. Des entreprises familiales spécialisées dans ce nouveau moyen de locomotion se forment en Rhône-Alpes : les Rochet-Schneider, les Patay, Luc Court, ou encore Marius Berliet sont autant de noms qui marquent l’industrie automobile régionale d’avant-guerre, en particulier en tant que pionniers dans la commercialisation des premiers poids lourds utilitaires.

Dans le domaine de l’énergie, la région Rhône-Alpes s’engage résolument dans la production d’électricité, à la fois comme force motrice et comme source d’éclairage, grâce au développement des usines hydroélectriques qui mobilisent le fort potentiel des torrents de montagne. Des entreprises spécialisées commencent à voir le jour, telle que la Société générale de Force et Lumière à Grenoble en 1899, ou encore la Société Lyonnaise des Forces Motrices du Rhône en 1892. La région de Saint-Etienne s’impose également comme un acteur majeur de la production d’hydroélectricité.

Enfin, pour ce qui est du domaine des images, la frénétique activité des frères Auguste et Louis Lumière a considérablement marqué la société de leur temps, dépassant largement les cercles lyonnais. Ils ne déposent en effet pas moins de 240 brevets ou perfectionnements entre 1884 et 1945, et présentent 500 communications savantes, le tout dans des domaines aussi divers que la photographie, la chimie, la musique, l’automobile, ou encore la médecine (spécialité d’Auguste) ! Leur usine du quartier Monplaisir à Lyon commercialise à grande échelle les composantes nécessaires à la pratique de la photographie, dont les célèbres plaques « Etiquettes Bleues ».

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Pour en savoir plus

Une Fabrique de l’Innovation :

Lorsqu’éclate la Première Guerre Mondiale, c’est donc une région à l’économie florissante qui est mobilisée pour soutenir l’armée.

3. Constitution d’un pôle industriel central dans l’économie de guerre

Le début des hostilités marque un coup dur pour l’industrie française. La Première Guerre Mondiale est en effet à l’origine d’une triple crise :

Crise des matières premières : le nord de la France est rapidement occupé, privant le pays de ses principaux producteurs de charbon et d’acier, alors fournisseurs indispensables pour les entreprises. En outre, les relations commerciales avec l’étranger subissent de plein fouet les conséquences du conflit.
Crise des munitions : la France n’est pas prête à supporter l’effort de guerre nécessaire aux premiers combats. La pénurie se fait sentir dès l’été 1914.
Crise de main d’œuvre : la mobilisation de la plupart des hommes valides prive les usines françaises de leur principale force de travail, et en particulier d’une main d’œuvre spécialisée.

En outre, la façon de mener le conflit est bien différente de ce qui était jusqu’alors connu. Les belligérants sont amenés à mener une « guerre totale », c’est-à-dire une lutte armée qui mobilise également l’ensemble de l’économie, des intellectuels et plus généralement la population du pays.

C’est pourquoi, face à l’avancée rapide des troupes ennemies, de nombreux industriels fuient le nord du pays et la capitale afin de se délocaliser loin du front. Beaucoup choisissent pour cela la région lyonnaise ou ses alentours, ajoutant leur activité aux entreprises déjà présentes.

Pour répondre au mieux aux besoins de l’armée qui s’enterre rapidement dans les tranchées, des secteurs économiques bien spécifiques sont mobilisés par le gouvernement : l’armement, les transports et la chimie deviendront les priorités des entreprises de la région.

C’est dans ce contexte que Rhône-Alpes devient rapidement un acteur majeur de l’effort de guerre exigé par l’Etat, et que vont se développer un certain nombre d’innovations.

4. La science en guerre, une affaire d’État

L’institutionnalisation de la mobilisation des savants constitue l’une des grandes nouveautés de la Première Guerre Mondiale. En 1914, l’on distingue l’inventeur, qui réalise concrètement des machines, des outils inédits, du scientifique, qui se cantonne au monde universitaire et à ses laboratoires, se consacrant à la recherche fondamentale. Certains historiens soulignent que les seconds eurent beaucoup de mal à démontrer leur utilité au début de la guerre, car souvent jugés par les militaires comme trop déconnectés de la réalité du terrain.

Il est en effet indéniable que les inventeurs deviennent rapidement des acteurs clé de la gestion du conflit. Les gouvernements français et britannique mettent en place dès 1915 des administrations chargées d’étudier et de sélectionner les centaines de propositions d’inventions qui leurs sont envoyées, destinées à avantager leurs troupes. En France, il s’agit de la direction des Inventions, qui devient rapidement le Sous-secrétariat d’Etat aux Inventions.

Cette institution reçoit une multitude de projets – souvent farfelus – imaginant non seulement des armes nouvelles ou des moyens de protection contre les batteries ennemies, mais aussi des idées pour améliorer le quotidien des soldats ou encore des procédés industriels afin de pallier les difficultés de ravitaillement. Des commissions régionales sont créées afin d’en assurer un traitement efficace.

Les scientifiques sont toutefois étroitement associés à ce processus, puisque les laboratoires des universités parisiennes et de province reçoivent de ce sous-secrétariat des subventions afin de travailler sur des projets majeurs, tels que la recherche sur les moyens de détection de sous-marins en immersion. Le premier modèle de sonar voit d’ailleurs le jour à Toulon au cours de l’année 1918, et s’il n’eut guère l’opportunité de servir pendant cette guerre, il fut largement développé par la suite.

En tant que premier arsenal de France et poumon économique vital de l’Arrière, la région Rhône-Alpes se trouve ainsi en position privilégiée pour bénéficier de cette dynamique impulsée au plus haut niveau de l’Etat.

Pour en savoir plus

Galvez-Behar, G., « Le savant, l’inventeur et le politique. Le rôle du sous-secrétariat d’Etat aux inventions durant la première guerre mondiale », Vingtième Siècle, 2005.

Zimmerman, D., « ‘Voir l’invisible’ : la mobilisation de la science au service de la guerre de 1914 à 1945 », dans D. Barjot (dir.), Deux guerres totales, 1914-1918, 1939-1945. La mobilisation de la Nation , 2012.

5. Rhône-Alpes, une région au service de l’effort de guerre : le développement industriel des innovations

En Rhône-Alpes, la guerre favorise incontestablement les secteurs économiques dont elle dépend le plus pour ses besoins vitaux, à savoir les armes et le ravitaillement. La chimie, l’armement et les transports sont les premiers à en bénéficier.

La chimie

La Première Guerre Mondiale est souvent qualifiée par les historiens de « guerre des chimistes », en raison de la place prise par ces produits dans l’armement. En 1914, la France se trouve dans une position délicate : sa dépendance à l’Allemagne la prive soudain de ses principaux fournisseurs, au moment même où ses besoins se font extrêmement pressants. La « vallée de la chimie » de la région lyonnaise est alors contrainte de se transformer rapidement afin d’assurer les immenses commandes de l’armée.

Explosifs

Lorsque la guerre est déclarée, l’une des priorités les plus urgentes de la France est la production de phénol, un composé indispensable à la fabrication des explosifs insérés dans les obus. Lyon est alors le seul centre industriel français capable d’en produire. La Société Chimique des Usines du Rhône (SCUR) en fabriquait avant-guerre quelques dizaines de kilos par jour dans son usine de Saint-Fons pour les diffuser à l’industrie locale de colorants et d’acide salicylique (qui sert à fabriquer l’aspirine).

Les quantités produites s’envolent dès les premiers mois du conflit, passant à 40 tonnes par jour en septembre 1914 et atteignant jusqu’à 600 tonnes par jour à la fin de 1917. Une usine est créée en 1915 à Péage de Roussillon, en Isère, pour soutenir cette cadence. Les usines de Feyzin et Neuville sont également mobilisées.

Gaz de combat

Les gaz de combat font leur apparition dans le conflit le 22 avril 1915 à Ypres, bataille au cours de laquelle les Allemands envoient un nuage de chlore sur les troupes françaises. Il s’agit en réalité d’une technique issue des grandes campagnes d’épouillage menées de part et d’autre depuis le début de la guerre, les poux étant considérés comme des vecteurs de maladies telles que le typhus. Des mesures d’hygiène à grande échelle furent donc prises dans les deux camps ennemis, mais les Allemands se distinguèrent par l’emploi de gaz toxiques pour se débarrasser des indésirables, avant de songer à tourner cette arme vers leurs adversaires.

En 1915 apparaît donc brusquement un secteur industriel entier. La « vallée de la chimie » s’en empare aussitôt, et devient là aussi le principal fournisseur de l’armée en gaz divers :
Le chlore est produit à Jarrie et à Pont-de-Claix, où une usine est spécialement construite pour ce composé.
L’ypérite (sulfure d’éthyle dichloré) est fournie par la SCUR, qui fabriquait auparavant un produit similaire employé comme anesthésique et lance-parfum. La découverte du procédé de fabrication à Saint-Fons a toutefois lieu tardivement, et la production ne débute qu’en avril 1918.
Le phosgène est fabriqué par Air Liquide.

En 1917, près de 80% de la production française de composés chimiques à destination de l’armée provient des usines de la région Rhône-Alpes.

Produits artificiels

Dans une tentative pour trouver comment fabriquer de l’ammoniac de synthèse, le processus de liquéfaction de l’air est découvert par l’Allemand Carl von Linde en 1898. Il est ensuite amélioré par le Français Georges Claude en 1902, qui fonde alors la société Air Liquide. Cette société installe rapidement plusieurs usines en région Rhône-Alpes, qui seront largement sollicitées au cours de la Première Guerre Mondiale.

En outre, l’industrie électrochimique des Alpes est fortement mise à contribution pour la production de composés élémentaires nécessaires à l’économie de guerre comme la soude, le chlore ou encore l’aluminium : ce nouveau métal trouve de nombreuses applications dans l’industrie électrique et automobile en raison de ses propriétés : il s’agit en effet d’un matériau léger et conducteur, moins coûteux que le cuivre.

L’armement

Les centres de production

La région Rhône-Alpes devient le premier fournisseur d’armes et de munitions de l’armée française : Lyon, Saint-Etienne, Roanne, Le Creusot et la Vallée du Giers en sont les principaux centres.

A Lyon, il existait déjà en 1914 des arsenaux militaires (par exemple au sud de Perrache), mais de nouveaux centres de production sont rapidement installés, comme à Gerland à la toute nouvelle Halle Tony Garnier, à peine sortie de terre et destinée à l’accueil de l’Exposition Universelle, qui sera interrompue par la guerre. Ce sont finalement des obus et canons de 75 qui sortent de ses murs.

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La ville bénéficie en outre tout particulièrement du repli d’entreprises parisiennes comme Hotchkiss, dont l’usine de Monplaisir fournit les troupes françaises en mitrailleuses, une arme qui se développe et connaît un grand succès pendant la guerre.

Des usines dont ce n’est à l’origine pas la spécialité sont également réquisitionnées pour réaliser des munitions : c’est par exemple le cas du fabricant d’automobiles Marius Berliet, qui produit à Monplaisir 4500 obus par jour à partir de 1915.

A Saint-Etienne, la Manufacture d’armes est largement mise à contribution pour produire une série de mitrailleuses dont elle lança la gamme en 1907, mais aussi des obus, des éléments de canon et des fusils. La société Schneider-Creusot s’impose également comme un fournisseur incontournable.

Outre des canons, les usines métallurgiques de Saint-Chamond, Lorette et Rive-de-Gier dans la vallée du Giers se spécialisent dans la fabrication de matériels d’artillerie et de pièces diverses pour la marine.

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Des armes nouvelles

Outre l’invention des gaz de combat, la Première Guerre Mondiale favorise le développement de deux nouvelles armes : l’avion et le tank.

La région lyonnaise possède déjà un aérodrome en 1914, sur la commune de Bron. Le concept d’aviation militaire est né deux ans auparavant, moment où les premières infrastructures commencent à s’installer dans plusieurs villes françaises, comme à Versailles ou encore à Reims, et où se met en place une complexe hiérarchie à l’échelle nationale (apparition de la notion d’escadrille, organisation en compagnies et en sections aéronautiques).
La guerre oblige cette aviation naissante à s’organiser pour contribuer aux combats. Des escadrilles de guerre utilisent l’aérodrome de Bron comme base, tandis qu’apparaissent des formations de personnels, des structures d’équipement, etc. Une défense aérienne de la ville de Lyon est même décidée en 1916, assurée par l’ « escadrille de Meyzieu ».

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La présence de telles unités stimule l’industrie aéronautique locale : pas moins de 15 maisons spécialisées dans la fabrication de moteurs ou de pièces détachées s’installent à Lyon ou dans ses alentours : les principaux centres sont Bron, Monplaisir et le Tonkin.

Dans ce domaine aussi, la ville bénéficie du repli d’entreprises renommées du nord ou de la capitale. Parmi les noms les plus emblématiques, on peut citer les constructeurs d’avion Caudron, Voisin et Farman, ou encore les fabricants de moteurs Gnome-et-Rhône et Zénith.
Les industries de la chimie apportent leur concours à ces industriels par l’intermédiaire de la SCUR, qui produit un vernis ininflammable à l’acétate de cellulose destiné à être appliqué sur les toiles d’avion.

Le tank (ou « char de combat » en français) est une innovation développée au cours de la Première Guerre Mondiale par les Britanniques et les Français (de façon indépendante). La fabrication en est confiée à la société Schneider, au Creusot, concurrencée par Saint-Chamond (commune de la Loire). Les premiers modèles sortent fin janvier 1917. Renault se lance aussi dans la production de chars, et c’est l’infatigable Marius Berliet qui en assure une partie dans sa nouvelle usine de Vénissieux (cf. infra) : 1000 exemplaires sont fabriqués entre la fin de l’année 1917 et l’armistice.

Les transports

La région Rhône-Alpes fournit massivement l’armée en moyens de transports, ambulances et camions. L’acteur incontournable dans ce domaine est à nouveau Marius Berliet, l’un des précurseurs du poids lourd.
Pendant la bataille de Verdun (21 février-15 décembre 1916), le ravitaillement des soldats français dépend de la Voie Sacrée, longue de 67 km, reliant Bar-le-Duc à la ville assiégée. Un flux continu de camions assure le transport de 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel ; sur les 3500 véhicules concernés, près de la moitié sont fournis par Berliet, mais aussi Luc Court, Rochet-Schneider, etc.

JPEG - 85.3 koEntre 1915 et 1916, Berliet parvient à produire 45 camions par jour dans son usine de Monplaisir. Afin d’augmenter sa capacité de production, il fait l’acquisition d’un vaste terrain à Vénissieux où il installe une nouvelle usine aux proportions inédites, qui entre en activité en 1917 ; il y fabriquera ses fameux camions CBA ainsi que les chars Renault jusqu’à la fin de la guerre.

Pour en savoir plus

Berthet, F. et al., « 1914-1918 – L’industrie lyonnaise au service de la Grande Guerre » dans Atlas de l’aventure industrielle de l’agglomération lyonnaise (XIXe-XXIe siècle) , juin 2009.

Germain, J.E., « La chimie lyonnaise » dans Mongereau, N. (dir.), Lyon du XXe au XXIe siècle , 2000.

Laferrère, M., Lyon ville industrielle. Essai d’une géographie urbaine des techniques et des entreprises , 1960.

Lescel, F., Lyon et sa région dans la Grande Guerre , 2008.

Société Lyonnaise d’Histoire de l’Aviation et de Documentation Aéronautique, L’aviation militaire à Lyon-Bron (1912-1972) , 2005.

Weindling, P., « Se mobiliser pour l’extermination : les technologies sanitaires entre la première et la deuxième guerre mondiale » & Ndiaye, P., « La chimie en guerre 1914-1945 » dans D. Barjot (dir.), Deux guerres totales, 1914-1918, 1939-1945. La mobilisation de la Nation , 2012.

6. De l’innovation technique à l’innovation entrepreneuriale : soutenir l’effort de production

Les forces vives de la région Rhône-Alpes sont mises à rude épreuve pour apporter un soutien sans faille à l’armée française. La pression constante qui s’exerce sur les entreprises et la multiplication des besoins exprimés par l’Etat contraignent par conséquent les industriels à s’adapter très rapidement.

L’émergence de consortiums

Sans forcément parler ici d’innovation, il convient tout de même de mentionner la constitution de rapprochements voire de cartels d’entreprises, qui décident de mettre en commun leurs forces de production. C’est par exemple le cas d’Edmond Gillet, directeur de la fameuse firme de produits chimiques, à l’origine d’une fédération d’industriels lyonnais en 1915 destinée à répondre à la toute nouvelle demande de gaz de combat. C’est donc sous son impulsion que les usines locales parviennent à créer entièrement une chaîne de production neuve et efficace.

Dans le domaine de l’armement, afin de répondre à l’absence d’une réelle industrie de guerre capable de soutenir les énormes besoins de l’armée au début du conflit, l’un des principaux entrepreneurs du pays, Louis Loucheur, créé un consortium dénommé Lyon-Obus dès fin novembre 1914. Ce consortium permet la construction rapide d’une usine d’obus à Lyon, qui est équipée dès la fin du mois de janvier 1915 de 42 machines-outils importées des Etats-Unis et de 182 moteurs électriques. Un mois après le début de la production, en mars 1915, l’usine compte 540 machines et 680 moteurs. Fort de son succès, le consortium se dissout un an après sa formation.
La demande est toutefois telle qu’un deuxième « Lyon-Obus » voit rapidement le jour avec davantage de moyens : l’Eclairage électrique de Lyon, qui en fait partie, acquiert une nouvelle usine à Paris.

Les nécessités de la guerre obligent ainsi les industriels à complètement repenser leurs stratégies, et à développer des alliances leur permettant d’acquérir une envergure inédite.

L’émergence du modèle américain

Les entreprises les plus sollicitées par la nouvelle économie de guerre sont également amenées à repenser leurs méthodes de production. Le recours à la main d’œuvre féminine devient rapidement une évidence, en Rhône-Alpes comme dans toutes les zones de l’Arrière, mais on fait aussi massivement appel aux travailleurs des colonies. La guerre suscite toutefois des expériences originales dans notre région, parmi lesquelles on peut citer le constructeur Marius Berliet, à l’origine de véritables innovations.

Il fait l’acquisition en 1915 d’un immense terrain à Vénissieux sur lequel il construit une gigantesque usine de 23 hectares. Berliet pousse l’intégration de la chaîne de production à un niveau élevé, puisqu’il prévoit l’installation d’une aciérie, d’une fonderie ou encore d’une forge afin de produire lui-même les matières premières aux côtés des ateliers d’usinage et des halles de montage. A partir de 1917, cette usine produit des camions et les fameux chars Renault.

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Elle s’impose aussitôt comme une réelle nouveauté en France et en Europe, d’abord en raison de ses dimensions inédites : elle est plus vaste que les usines Ford de Détroit, alors fleuron de l’industrie automobile américaine. De grandes avenues perpendiculaires de 30 mètres de large séparent les bâtiments, tandis que plus de 75 km de voies ferrées, desservies par des tracteurs à moteurs, servent au transport.

Les méthodes de travail qui y sont mises en œuvre apparaissent également révolutionnaires pour cette époque. En effet, Berliet prend à son compte les principes du taylorisme, et rationalise complètement la chaîne de production, par exemple en organisant le montage des véhicules sur tapis roulant. Il importe d’imposantes machines des Etats-Unis, comme des pilons pouvant aller jusqu’à 30 tonnes.

L’admiration de Berliet pour les méthodes américaines se confirme après la guerre : dès 1919, il créé de toutes pièces une cité ouvrière, à l’architecture aussi rationalisée que ses ateliers, afin d’y accueillir son personnel travaillant à Vénissieux. Il y applique alors tous les principes du paternalisme en pourvoyant à chaque besoin des habitants. Son implication va très loin, puisqu’il construit même une ferme pour fournir en lait la crèche dont il n’a pas manqué d’équiper le nouveau quartier.

Ainsi, en ce qui concerne le constructeur lyonnais, la guerre servit de véritable tremplin pour expérimenter des méthodes de travail alors encore inédites sur le Vieux Continent.

Pour en savoir plus

Barjot, D., « Une contribution décisive à l’effort de guerre : le groupe Girolou (1914-1918) », dans Deux guerres totales, 1914-1918, 1939-1945. La mobilisation de la Nation , 2012.

Berthet, F. et al., « La cité-jardin Berliet à Vénissieux-Saint-Priest » dans Atlas de l’aventure industrielle de l’agglomération lyonnaise (XIXe-XXIe siècle) , juin 2009.

Laferrère, M., « La Société des Automobiles M. Berliet », dans Lyon ville industrielle , 1960.

Conclusion

Dès 1914, la région Rhône-Alpes sut rapidement adapter son économie florissante afin de développer une industrie de guerre spécialisée, capable de répondre dans des délais très courts aux immenses besoins de l’armée. De nombreuses innovations techniques et entrepreneuriales préexistantes y trouvent alors un terrain favorable pour se déployer à grande échelle. Ce phénomène ne se limite toutefois pas au seul monde de la production militaire. Pour en savoir plus, la deuxième partie de ce Point d’Actu est consacrée aux innovations destinées à soutenir le Front.

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