De la femme au foyer bien éduquée à la mompreneur : un siècle d’évolution des publications professionnelles (1/2)
Education, orientation et emploi des femmes au XXème siècle : une démocratisation progressive
Publié le 07/03/2018 à 09:00 - 11 min - Modifié le 20/03/2018 par Maud C
Les recherches sur le travail des femmes sont apparues récemment, avec l’historiographie féministe des années 1970. Cet objet d’étude s’ancre dans le XXème siècle, une période qui connait de nombreux bouleversements économiques et sociaux. Les revues, manuels et guides d’orientation destinés aux femmes, publiés à cette période, offrent un regard précis et nuancé sur la représentation du travail féminin. De la démocratisation de l’éducation des jeunes filles en 1882 à l’avènement de la femme chef d’entreprise un siècle plus tard, voici une courte rétrospective de l’évolution du rôle de la femme au sein de la société.
L’éducation féminine, à l’origine des inégalités de genre
Bien qu’il existe depuis le Moyen-Age, surtout chez les classes bourgeoises et nobles, l’enseignement féminin est institutionnalisé en 1850 par la loi Falloux. Celle-ci oblige toute commune de plus de 800 habitants d’ouvrir une école de filles. Quelques décennies plus tard, en 1882, la loi Ferry reconnaît l’égalité des sexes devant l’instruction.
Malgré ces avancées, l’éducation proposée aux filles reste fortement marquée par les idéologies de genre. Dans les collèges et lycées, en particulier, le programme ressemble à celui de l’enseignement « moderne » pour les garçons, sans latin ni grec ; les études ne mènent pas au baccalauréat, mais à un diplôme de fin d’études secondaires sans utilité professionnelle. Certaines matières comme les travaux d’aiguille ou l’économie domestique sont rendus obligatoires pour les filles mais demeurent facultatifs pour les garçons. Les programmes d’instruction de 1882 précisent que « l’école doit préparer et prédisposer la jeune fille aux soins du ménage et aux ouvrages de femmes ».
L’ouvrage La mère de famille, ou la maîtresse de maison reflète le contexte d’enseignement de cette fin du XIXe siècle. Ce manuel, publié en 1886 à Lyon, s’adresse à des femmes issues de milieux modestes et leur inculque des notions de soins du ménage, du linge, d’économie et d’alimentation. On y trouve de nombreux arguments économiques et moraux contre le « travail extérieur de la ménagère » : « qu’une ménagère en travaillant dehors perd généralement plus qu’elle ne gagne », « que la femme qui travaille ne peut nourrir et élever ses enfants. ».
Ce souci de l’instruction féminine témoigne du succès de l’image de la mère éducatrice au XIXe siècle. On craint la mauvaise influence des mères ignorantes; qui sont amenées à prendre part à l’éducation de leurs filles et à lui inculquer l’art des travaux domestiques mais aussi des principes religieux et moraux.
Le couple mère-fille est placé au centre de l’enseignement dispensé durant les cours d’éducation ménagère, fondés à Paris en 1820 par David Lévi Alvarès. Dans L’Education des femmes, co-écrit en 1909 avec son fils, Théodore Lévi Alvarès présente ces cours suivis une fois par semaine par des jeunes filles de 7 à 20 ans, accompagnées de leurs mères. Les matières dépassaient l’enseignement de la tenue du foyer et portaient sur l’histoire, la grammaire, la géographie, la lecture et le style.
Les cours d’éducation ménagère de David Lévi Alvarès avaient pour objectif la lutte contre l’illettrisme, la propagation du savoir par la mère dans son foyer et enfin l’influence de l’épouse sur l’homme dans l’ordre social. La citation suivante atteste de la vision plutôt moderne qu’avait M. Lévi Alvarès de la place de la femme au sein de la société : « la plus précieuse conquête que la femme ait faite dans ces derniers temps, c’est sans contredire la faculté qu’elle commence à partager avec l’homme, d’être admise à un développement plus large de l’intelligence. »
Le travail des femmes à l’aube du XXe siècle
Avant la 1ère Guerre Mondiale, la domestique et l’ouvrière du textile sont les figures majeures du travail féminin. La femme est avant tout représentée comme mère éducatrice et garante de la stabilité de la famille ouvrière. Les militants ouvriers partagent avec les penseurs de l’époque, l’historien Jules Michelet, le moraliste Jules Simon et l’économiste Jean-Baptiste Say, l’idée contre-nature d’une femme ouvrière qui abandonne son foyer et jette ses enfants à la rue.
On peut retenir de ce début de siècle une mesure juridique en faveur de l’égalité hommes-femmes dans le monde ouvrier : la loi Engerand. Cette dernière, adoptée en 1913, accorde à toutes les femmes enceintes le droit à un congé maternité sans pénalités, donnant lieu à une indemnité journalière.
Le travail de la femme et de la jeune fille, revue syndicale publiée entre 1901 et 1921, nous offre un témoignage d’une grande qualité sur cette époque. Cette publication mensuelle est dirigée par Marie Louise Rochebillard, pionnière du catholicisme social féminin. En 1899, elle fonde le Syndicat des dames employées de commerce et le Syndicat des ouvrières de l’aiguille lyonnaise, qui furent les deux premiers syndicats féminins français. L’éditorial du premier numéro, rédigé par Mlle Rochebillard, débute par une déclaration engagée : « L’heure de la femme a sonné. » La suite donne le ton des publications à venir:
« Nous avons donc voulu donner à toutes les femmes qui travaillent, une feuille sérieuse, courte, mais logique, traitant à date fixe et avec des données sûres, la brûlante question du travail et ses conséquences, comme il convient de le faire, sans passions, sans hauteur, en toutes justice et vérité, avec l’expérience personnellement acquise. »
Durant ses vingt années d’existence, la revue ne va donc pas se contenter d’effectuer des comptes rendus des réunions syndicales mais va offrir à toutes ses lectrices un véritable panorama complet de la question du travail féminin. On y trouvera des articles d’experts en économie et droit du travail mais également des portraits de femmes ouvrières ou exerçant d’autres professions. Les « chroniques étrangères » feront état des avancées des droits des femmes en termes de travail à l’international. La revue fait également la promotion des cours ménagers, pour lesquels seront publiés des suppléments, prodiguant aux femmes tout ce dont elles pouvaient avoir besoin pour tenir leur intérieur, de la lessive à la cuisine, en passant par l’hygiène du nourrisson et les soins d’urgence. Le travail de la femme et de la jeune fille demeure un mensuel féminin ancré dans son époque, qui propose à la fois des articles de savoir-vivre concernant certains problèmes sociétaux, comme l’alcoolisme, et des contenus de loisirs destinés aux femmes tels que des partitions, des recettes de cuisine, des motifs de broderie ou des romans feuilletons.
Les deux guerres mondiales : entre émancipation et paternalisme
L’arrivée de la Grande Guerre est un véritable bouleversement pour toutes les populations, en particulier pour les épouses et les sœurs qui devront remplacer les hommes partis au front dans des usines converties à la production d’armement et dans les bureaux. C’est l’avènement de la femme active, applaudie et encouragée par toutes les sphères du pouvoir. Les femmes se voient ouvrir des secteurs professionnels (industrie, transports) et des formations techniques (comptabilité, langues vivantes, sténographie, droit commercial) jusque-là réservés aux hommes. Elles deviennent une force indispensable, leur activité professionnelle étant légitimée par la nécessité, la solidarité entre elles et bien sûr, le patriotisme.
La femme française: son activité pendant la guerre, publié en 1917 par la romancière française Marie de La Hire, offre une galerie de portraits de femmes pendant la Première Guerre Mondiale. L’auteure fait l’éloge de l’implication des femmes dans le conflit, notamment celle des infirmières « véritable armée féminine ». L’ouvrage explore le mouvement féministe international pacifiste, qui défiait le patriarcat en même temps que le capitalisme et le nationalisme. Marie de la Hire revendique clairement l’égalité des sexes dans tous les domaines : « L’inégalité de la condition de la femme et de l’homme se retrouve dans toutes les branches de l’activité intellectuelle avec une effroyable injustice. On voudrait resserrer le faisceau des revendications et l’on voit partout l’exploitation systématique du labeur féminin ».
L’Armistice est une période au cours de laquelle les préoccupations du pays (comme la lutte contre la mortalité infantile et la repopulation) tendent à réaffirmer les figures archétypales de la mère et de l’épouse. Malgré le qualificatif de « moteur de mise au travail des femmes » fréquemment attribué à la Grande Guerre, l’activité féminine subsiste pendant quelques années, alimentée en particulier par les veuves de guerre, puis s’effondre en 1926. Dans un livre intitulé Celle de 14, la militante féministe et syndicaliste Hélène Hernandez fait un bilan contrasté de l’évolution du droit des femmes durant cette période : « Non la première guerre mondiale n’a pas libéré les femmes en les recrutant pour l’industrie, une industrie d’armement de surcroît ! Mais elle peut apparaître autant comme un arrêt dans un mouvement pacifiste international, que comme un moteur à bas régime pour s’affranchir de la misère, de l’illettrisme, de l’invisibilité afin de s’engager vers l’émancipation économique, sociale et juridique. »
Arthur Wauters, parlementaire belge, a rejoint Londres en 1940 pour poursuivre la guerre contre l’Allemagne nazie. Il se trouve chargé de la propagande et de l’information par son gouvernement au sein du Bureau d’information anglo-américain. C’est dans ce contexte qu’il publie Eve en salopette, un panorama de l’évolution du travail des femmes en Angleterre. En évoquant les différentes professions exercées par celles-ci, Arthur Wauters précise que « la première femme avocate fit sensation, la première femme médecin fit scandale, la première femme policière fut considérée comme une offense au sexe fort ». Bien que selon lui, « les femmes aient tout envahis », il reconnait qu’elles se trouvent à la hauteur du rôle qui leur est attribué et que « l’Angleterre, qui défend sa liberté, a contracté une immense dette de gratitude envers ces femmes. » L’auteur n’est pas certain que ce travail perdure à l’issu du conflit. Il précise : « si les femmes veulent rester dans les usines après la guerre, il faudra que ces usines d’abord transforment leur production actuelle en production de paix ».
En France, l’activité féminine augmente également pendant l’Occupation malgré les restrictions législatives du travail salarié et l’idéologie reproductrice imposée par le Commissariat général à la famille du Gouvernement de Vichy. Selon Françoise Battagliola, auteure de Histoire du travail des femmes, ce paradoxe est lié au fait que « les mesures d’interdiction du travail des femmes, instaurées pendant une période de chômage, ne résistent pas aux besoins en main d’œuvre et aux difficultés quotidiennement rencontrées par les ménages, dues à la dégradation du pouvoir d’achat et aux difficultés de ravitaillement. »
Les années 1950 : l’avènement de la secrétaire
Après la seconde Guerre Mondiale, on assiste à une explosion du travail féminin. Les jeunes femmes mariées et mères de famille, qui ont parfois vu leurs propres mères travailler, constituent une part importante de la population active. Les domaines professionnels qui accueillent les femmes se diversifient comme l’on peut voir dans l’ouvrage Métiers pour nos filles : guide pratique Néret d’orientation scolaire et professionnelle, publié en 1957. Les métiers de l’enseignement, de la santé publique, du service social, des laboratoires, les métiers d’art, de l’hôtellerie, de l’habillement, de l’industrie, des soins de la personne, des ventes commerciales ou encore de l’administration sont présentés aux parents des jeunes filles achevant leurs études obligatoires (c’est-à-dire jusqu’au certificat d’études primaires) ou leur 1er cycle du second degré (BEPC).
Les informations délivrées sur les différentes poursuites d’études (apprentissage, études techniques, études du second degré, longues études après le bac) attestent d’une certaine démocratisation de l’éducation féminine. Il faudra cependant attendre les années 1970 pour que la plupart des grandes écoles puissent accueillir les jeunes filles. Dans l’ouvrage, les pages consacrées à l’orientation précisent d’ailleurs que « Les grandes écoles d’ingénieurs ne peuvent CONVENIR AUX JEUNES FILLES. » Signe des inégalités persistantes, le pendant masculin de ce guide d’orientation, Métiers pour nos garçons, encourage vivement les études longues et invite les parents des jeunes garçons à diriger ces derniers vers l’apprentissage d’un métier qualifié.
Paradoxalement, les années 1950 et 1960 sont fréquemment perçues comme celles de l’âge d’or de la famille avec une augmentation significative du nombre d’enfants et un retour de la femme au foyer. Ce statut est souvent le symbole de la réussite sociale masculine : chez les cadres supérieurs, la conjointe n’est pas obligée de travailler.
Cette situation ambivalente est parfaitement illustrée par la série Mad Men, dont le premier des 92 épisodes fut diffusé en juillet 2007 aux Etats-Unis. Son producteur, Matthew Weiner, place l’intrigue au sein d’une agence publicitaire située à New-York et dépeint, au travers des différents personnages et évènements, les principaux changements sociaux et moraux qui ont lieux aux Etats-Unis dans les années 1960. Si la série est centrée sur le personnage de Don Draper, le directeur créatif au passé trouble interprété par Jon Hamm, elle offre également une belle galerie de portraits féminins. Certaines sont l’archétype des femmes gardiennes d’une vie domestique solide, enjolivée par la publicité pour l’électroménager mais dont l’apparence soignée cache parfois un manque d’épanouissement. D’autres représentent les secrétaires, dont les missions sont très larges puisqu’elles englobent aussi officieusement les rôles de mère, de bonne à tout faire et sont parfois victimes d’abus sexuels de la part de leurs supérieurs…
L’un des personnages féminins reflète parfaitement l’image de la femme libérée qui milite contre les idées patriarcales: Peggy Olson, incarnée par l’actrice Elizabeth Moss, débute dans l’agence publicitaire comme secrétaire de Don Draper et va progressivement gravir les échelons de l’échelle sociale. Un épisode de la série Best Ever, produite par la chaîne Arte qui retrace sa fulgurante carrière.
Au sein du manuel Le secrétariat de direction : ses fonctions, son organisation, sa place dans l’entreprise, Henri Bernaténé, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Lyon, ne fait évidemment pas mention des tâches officieuses mises en scènes dans Mad Men. Cet ouvrage, publié en 1961, présente aux futures secrétaires l’organisation du travail administratif, leurs tâches principales ainsi que « Quelques recettes pour réussir » qui s’avèrent être une liste de qualités généralement attribuée aux femmes : l’amabilité, la bonne humeur, l’exactitude, le maintien…
Accompagnée par les évolutions juridiques successives des années 1970 et 1980 (égalité salariale en 1972 et égalité professionnelle en 1983), la part du salariat féminin continue de progresser notamment dans le secteur tertiaire vers des postes de plus en plus qualifiés. Les femmes sont enfin reconnues comme des dirigeantes d’entreprise, à part entière. Ce changement de perspective se confirme une seconde fois dans le domaine publicitaire où les femmes au foyer des années 1950 ont laissé la place à des femmes de pouvoir.
Qu’elles traitent d’éducation ou de vie professionnelle, les publications destinées aux femmes sont de précieux témoins de l’évolution de la représentation du travail féminin au fil du temps. Tour à tour mère éducatrice, ouvrière, femme au foyer ou employée de bureau, le rôle de la femme dans la société évolue suivant le cours des événements historiques. Malgré ce mouvement perpétuel de flux et de reflux, entre soudaine émancipation et mouvements rétrogrades, le XXème siècle est celui de la démocratisation progressive de la place des femmes dans l’entreprise. Orientation, évolution de carrière et rémunération…la quête de l’égalité des sexes dans le monde professionnel se poursuit toujours en ce début de XXIe siècle.
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