Travailler pour vivre, vivre pour le travail…

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 17/01/2024 par Edith

La crise sanitaire a bouleversé notre rapport au travail. Depuis la fin du Covid, pendant que certains fustigent l' "épidémie de flemme" qui semble toucher les travailleurs français, 48% des salariés se disent en détresse psychologique, la vague des "grands démissionnaires" a déferlé vers des rivages plus cléments, et une armée de "quiet quitters" proteste silencieusement contre des conditions de travail qu'ils ne supportent plus.

Les Temps Modernes
Les Temps Modernes source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Modern_Zamanlar_Filmi.jpg
Génération farniente, Pascal Perri

Les Français sont-ils devenus fainéants depuis le Covid ? C’est, le plus sérieusement du monde, la question que se sont posés l’Institut français d’opinion publique (Ifop) et la fondation Jean-Jaurès dans une enquête d’opinion publiée il y a un an. Plus récemment, Pascal Perri dans son ouvrage Génération farniente se plaint que les français ont perdu le goût du travail.

Les Français sont-ils vraiment tombés victimes d’une épidémie de flemme, ou le sentiment de ras-le-bol généralisé que le travail semble leur inspirer a-t-il une cause plus profonde ? Et si ce n’était pas tant qu’ils ont perdu le « goût de l’effort », mais plutôt que les confinements successifs ont agi comme un révélateur de tous les dysfonctionnements du monde de l’entreprise ? Et si les souffrances qui étaient tues jusqu’ici étaient exacerbées depuis le retour à marche forcée au « monde d’avant » bien éloigné d’un « monde d’après » brièvement fantasmé ?

Près d’un salarié français sur deux se dit en détresse psychologique

C’est ce que révèle une enquête réalisée en octobre dernier par le cabinet Empreinte Humaine et Opinion Way. La santé mentale des salariés français ne cesse de se détériorer depuis la crise sanitaire : contre 48 % dans le dernier baromètre, ce chiffre se montait à 44% en mars 2023, et 41% en juin 2022. Les moins de 29 ans, les femmes, les managers et les plus de 60 ans seraient les plus vulnérables face aux risques psychosociaux. Un tiers des salariés sont considérés comme étant en burn-out, dont 12% en état de burn-out sévère. Près de 40 % des arrêts maladie sont liés à la santé mentale, dont la moitié sont motivés par la nécessité de se remettre psychologiquement d’un travail trop intense. Trois salariés sur quatre estiment que les objectifs stratégiques de leur entreprise sont opposés au bien-être des salariés. Enfin, 47 % des salariés en télétravail qui ne travaillent jamais au bureau sont en détresse psychologique, contre 36 % de ceux qui alternent entre le bureau et leur domicile.

Burn-out, karoshi, guoalogi, gwarosa…

Over Bookés, Rahaf Harfoush

Si le phénomène s’est intensifié depuis le Covid, il n’a pourtant rien de nouveau, ni rien de propre à la France. En 1900, le terme « burn-out » désigne déjà en anglais courant un excès de travail entraînant une mort précoce. Mais c’est Herbert Freudenberger qui, décrivant en 1974 la démotivation qui gagnait les employés d’un centre de désintoxication alternatif, inaugure les premières réflexions théoriques sur le sujet. (source : Le burn out, Philippe Zawieja).

Au japon, le mot karoshi fait son apparition dans les années 1970. Il signifie littéralement la mort par excès de travail.

« Au plus fort de la bulle économique japonaise dans les années 1980, les décès de jeunes cadres haut placés se sont multipliés et ce terme socio-médical a traduit l’émergence d’une épidémie de fatigue et de stress psychologique extrême, légalement reconnue comme pouvant entraîner la mort. Ce phénomène est toujours relativement présent. De récentes études ont révélé des motifs professionnels pour huit mille des trente mille suicides annuels environ. On attribue chaque année au karoshi dix mille autres décès par attaques cardiaques, AVC ou même hémorragies cérébrales. Les rescapés du karoshi ont droit à un dédommagement. En novembre 2014, le tribunal du district de Tokyo a reconnu la responsabilité d’une chaîne de restaurants pour le suicide d’un manager de vingt-quatre ans qui s’était donné la mort par pendaison en 2010. Il avait travaillé en moyenne cent quatre-vingt-dix heures mensuelles au cours des sept mois précédents.

[…] En Chine, il existe aussi un terme pour désigner la mort au travail : guoalogi. On évalue à six cent mille le nombre de Chinois qui meurent chaque année de stress professionnel. Les Coréens ont également leur mot : gwarosa. Ce n’est qu’en 2001 que leur semaine de travail a été réduite de six à cinq jours par semaine. Auparavant, les salariés coréens travaillaient en moyenne deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf heures par an, un record selon une étude annuelle publiée par l’OCDE. A titre de comparaison, sur la même période, les Américains avaient travaillé mille huit cent quatorze heures. Le nombre d’heures travaillées annuellement a légèrement diminué en Corée mais, malheureusement, en 2014, il s’élevait toujours à deux mille cent vingt-quatre »

Source : Over bookés : comment se libérer du culte de la productivité / Rahaf Harfoush

A la lecture des lignes ci-dessus, on pourrait se demander de quoi se plaignent les Français avec leurs 1607 heures de travail annuel ! D’abord, ce chiffre mérite d’être nuancé : il est loin de correspondre à la réalité vécue par de nombreux français, en particulier les travailleurs indépendants qui, à temps plein, cumulent en moyenne 2 234 heures par an en 2022. Ensuite, le nombre d’heures travaillées n’est pas le seul facteur à prendre en compte : une charge de travail excessive, des conditions de travail dégradées ou pénibles, entre autres, sont aussi des facteurs qui peuvent aggraver les risques psychosociaux.

C’est ce qui peut expliquer la détresse psychologique des télétravailleurs relevée dans l’enquête d’Empreinte Humaine et Opinion Way : bien que le télétravail présente des avantages très appréciables (suppression du temps de trajet domicile / travail, flexibilité des horaires et de l’organisation du travail, autonomie accrue) il présente aussi des inconvénients pour certains travailleurs : pour la moitié d’entre eux, le temps gagné en transport est remplacé par une charge supplémentaire de travail. « Il est plus difficile de couper, on fait aussi davantage de réunions à distance », détaille en outre Christophe Nguyen, psychologue du travail et président d’Empreinte Humaine. On peut aussi noter que, alors que certains télétravailleurs sont plutôt heureux d’échapper à des interactions sociales envahissantes pour mieux se consacrer à leurs tâches, d’autres au contraire souffrent du manque d’échanges entre collaborateurs, essentiels pour maintenir la cohésion d’équipe. Face à ces risques qui touchent davantage les télétravailleurs faisant exclusivement du travail à distance, il serait donc préférable d’alterner les jours de télétravail et les jours de présence.

Pour aller plus loin sur le télétravail :

Le Travail à distance : défis, enjeux et limites, sous la direction de Claudia Senik
A Distance : la révolution du télétravail, sous la direction de Pascale Leroi, Lucile Mettetal et Florian Tedeschi

Grande démission et « quiet quitting »

Aux Etats-Unis, au sortir de la crise sanitaire, des millions d’américains ont quitté leur emploi : 48 millions auraient démissionné en 2021. En France, on n’a pas observé un phénomène de même ampleur, mais on relève un taux de démission inégalé depuis 2008. Pour autant, le taux de chômage, lui, n’a pas augmenté : les « grands démissionnaires » ont simplement profité d’un marché favorable pour accéder à des emplois correspondant davantage à leurs aspirations : meilleur salaire, meilleure reconnaissance, meilleures conditions de travail, plus de sens…

Et à côté de ceux qui franchissent le pas de la démission, il y a aussi ceux, plus difficiles à quantifier, qui tout en restant à leur poste, se désinvestissent de leur missions pour ne plus faire que le strict minimum requis : c’est le « quiet quitting » en anglais, qu’on peut traduire par « démission silencieuse ». Les causes du quiet quitting sont les mêmes que celles de la grande démission : manque de reconnaissance, mauvaises conditions de travail, perte de sens, besoin de se protéger mentalement contre les risques de burn-out ou de dépression, désir d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Au fond, c’est tout notre rapport au travail qui est remis en question depuis la crise sanitaire : pendant que l’ensemble de la société était à l’arrêt, seuls les travailleurs et travailleuses qualifiés d’essentiels continuaient à travailler en présentiel. Les autres étaient renvoyés à la nature « dispensable » (voire bullshit) de leur profession sans laquelle le monde peut continuer à tourner, et / ou découvraient en masse le télétravail et les joies des réunions zoom. Confinés dans leur foyer, les nouveaux télétravailleurs et chômeurs techniques ont pu apprécier (à des échelles variables) de passer davantage de temps auprès de leur famille, et ont pu s’adonner à des loisirs comme le jardinage, le bricolage, l’art, la lecture, les jeux, ou… apprendre à faire leur pain.

Et alors que cette période aurait été l’opportunité rêvée d’accorder enfin aux métiers essentiels une reconnaissance à la hauteur de leur utilité sociale, une fois la crise passée ils sont retombés dans l’oubli sans améliorations de salaire ou de leurs conditions de travail. Pendant ce temps, au nom de la reprise économique, l’ensemble des salariés sont exhortés à toujours « travailler davantage », à toujours plus de productivité avec toujours moins de moyens, alors que le confinement leur a donné amplement le temps de se questionner sur le sens de leur travail et sa place dans leur vie.

Travailler pour vivre, vivre pour travailler : des conceptions opposées

Traditionnellement, on considère que le travail occupe une place centrale dans nos vies. Travailler, c’est s’émanciper, nous disent les philosophes et les économistes classiques :

« le libéralisme de Locke au XVIIe siècle ou de Smith au XVIIIe siècle valorise le travail comme moyen d’indépendance vis-à-vis des rapports sociaux traditionnels […], d’affranchissement des carcans qui pèsent sur l’individu. […]

Cette représentation de l’émancipation par le travail perdure aujourd’hui : trouver son premier emploi c’est obtenir ses premiers revenus et « voler de ses propres ailes », « quitter le foyer familial », « prendre son indépendance », « se débrouiller ». c’est d’autant plus net pour les femmes qui accèdent, par l’emploi, à une autonomie financière et sociale vis-à-vis de leur famille ou de leur couple, qui leur a longtemps été refusée, parce qu’on les a placées, de force, sous la tutelle du père ou du mari […]. »

Source : Travailler moins pour vivre mieux : guide pour une philosophie antiproductiviste / Céline Marty
Travailler moins pour vivre mieux : guide pour une philosophie anti-productiviste, Céline Marty

Pourtant, le travail n’est pas toujours libérateur. A bien des égards, il est surtout contraignant : sauf exception, le travailleur ne travaille pas par choix, mais par nécessité. Le salaire, l’organisation du travail, même s’ils peuvent être négociés, sont en fin de compte déterminés par l’employeur ou imposés par des contraintes matérielles et économiques. Et les opportunités de changement dépendent fortement de l’état du marché de l’emploi.

« Marx questionne les contraintes capitalistes du travail ouvrier qui semblent une nécessité imposée par l’organisation même du travail, alors qu’elles ont été choisies par la direction et les contremaîtres. Dès lors, enchaîner 48 heures de garde à l’hôpital, avoir 35 élèves par classe, ne jamais prendre de congé quand on est agriculteur, rédiger des conclusions à 2 heures du matin quand on est avocat, sont-ce des contraintes inhérentes au métier ? Ou même le piment nécessaire pour « sortir de sa zone de confort » ? Comment distinguer les contraintes légitimes de celles imposées pour nous faire travailler toujours plus ? Si toutes les contraintes du travail sont inéluctables, alors aucune transformation du travail n’est envisageable. L’acceptation de certaines contraintes du travail témoigne en fait de l’acceptation plus générale de la contrainte existentielle représentée par le travail, qui empêche d’en dénoncer les pires formes. »

Source : Travailler moins pour vivre mieux : guide pour une philosophie antiproductiviste / Céline Marty

Toujours d’après Céline Marty, l’acceptation de la contrainte du travail  prend ses racines dans la religion : c’est la chute du jardin d’Eden d’Adam et Eve, qui, par leur péché, ont imposé le travail à toute l’humanité.

« L’humain est condamné à peiner pour survivre, privé des joies oisives du paradis où il pouvait cueillir les fruits directement sur l’arbre. La femme est spécifiquement vouée au travail de l’enfantement dans la douleur. Le travail est dès lors perçu comme le sort inéluctable de la condition humaine : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse).

La version protestante valorise plus spécifiquement l’expérience individuelle du travail. Comme tous les individus sont prédestinés au paradis ou aux enfers, leur vie n’est pas l’occasion de gagner ou perdre des points pour le jugement dernier, mais de trouver des signes de l’élection divine. La réussite au travail en est un. Les protestants valorisent et se dévouent au succès entrepreneurial qui témoigne de leur place promise au paradis. La contrainte existentielle du travail n’est donc pas perçue comme une activité pénible ou envahissante mais est acceptée comme un moyen de connaître le sort réservé après la mort. C’est ce qui a favorisé le développement de l’esprit entrepreneurial nécessaire au capitalisme selon Max Weber.

Dans ces systèmes idéologiques, l’oisiveté est condamnée moralement et la paresse est un vice. Ce jugement moral justifie alors sa traduction politique dans la répression politique de ceux jugés trop oisifs, à la fois marginaux dangereux à l’équilibre social et pêcheurs attisant la potentielle colère divine. »

Morts avant la retraite : ces vies qu'on planque derrière les statistiques, sous la direction de Rachid Laïreche

Mais à cette conception du travail comme activité au centre de nos vies s’en oppose une autre, dans laquelle le travail n’est qu’un moyen de subvenir à nos besoins matériels, qui ne correspond pas nécessairement à une activité dans laquelle nous nous épanouissons en tant qu’individus, dont nous tirons de la fierté ou à travers laquelle nous définissons notre identité. C’est alors dans d’autres activités, loisirs et passions strictement distingués du travail, que nous trouvons notre épanouissement. Et dans une telle conception du travail, voir toute sa vie ou presque organisée autour des contraintes liées au travail peut être vécu comme une souffrance, puisque les activités dont on tire le plus de satisfaction sont systématiquement reléguées à la marge, jusqu’à l’âge de la retraite (pour ceux qui arrivent jusque-là).

Avant la crise sanitaire, cette conception du travail est cependant minoritaire en France : en 2009, moins de 30% des Français concevraient le travail comme un simple moyen de gagner sa vie. 70 % des Français déclarent le travail comme « très important » dans leur vie, contre 40 % des Danois et des Britanniques. 60 % des Français continueraient de travailler même sans besoin d’argent. Ce n’est pas tant l’éthique du travail au sens où le travail serait considéré comme un « devoir à l’égard de la société » qui motive les Français à travailler, mais l’intérêt intrinsèque de l’emploi et le moyen qu’il représente de développer pleinement ses capacités. Ce en quoi nous sommes très différents de nos voisins européens.

(source : Davoine, Lucie, et Dominique Méda. « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Informations sociales, vol. 153, no. 3, 2009, pp. 48-55.)

Pouvoir faire un beau travail : une revendication professionnelle, Jean-Philippe Bouilloud

Difficile de dire à quel point la crise sanitaire a modifié ces tendances. Mais si notre motivation à travailler est intimement liée à l’intérêt que nous portons à notre travail, alors il est d’autant plus important que les conditions de travail favorisent notre sentiment de faire un « beau » travail, porteur de sens, épanouissant et bien fait. Ce qui est difficilement compatible avec une logique productiviste qui nous incite à en faire toujours plus, toujours plus vite, au détriment de la qualité.

Le mal-être exprimé par la moitié des salariés, la vague de « grande démission » et le « quiet quitting » sont les symptômes d’un changement dans le regard que nous portons sur notre travail, sur la place que nous souhaitons lui accorder dans nos vies et sur les sacrifices que nous sommes prêts à lui consentir. Les entreprises qui peinent à recruter et les employeurs qui constatent la démotivation de leurs salariés ont tout intérêt à prendre en compte ce changement s’ils veulent attirer les candidats ou rallumer la flamme des salariés désengagés.

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