Philosophie

La revanche des émotions

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 20/08/2022 par Log

Le regain des publications de philosophie sur les émotions est l’occasion de s'intéresser à ce concept fuyant. Pas si facile de définir les émotions, autrefois nommées passions par les philosophes et pendant longtemps dépréciées. Ne sont-elles pas contraires à la raison ?

@pixabay
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En se penchant sur les publications récentes et les recherches actuelles sur les émotions, on s’aperçoit que les questions d’aujourd’hui ne sont pas si éloignées de celles d’hier. Comment classer les émotions ? Faut-il les contrôler ? Y-a-t-il des émotions universelles, innées ou acquises ? Interviennent-elles dans nos jugements ? Ont-elles un rôle à jouer en éthique ? Alors qu’intuitivement, on les définirait comme un processus intime, quel rôle jouent-elles dans notre vie sociale ?

Autant de questions, et bien plus de réponses …

Définition

« Qu’est-ce donc qu’une émotion ? Nous avons choisi une définition simple – certains la trouveront simplistes – qui consiste à considérer comme « émotion » toute forme exacerbée d’un sentiment, forme s’accompagnant de modifications physiques, visibles (sur le visage) ou non (la peur qui noue le ventre), qui informent  l’entourage du ressenti de cette émotion. Il s’agit à priori d’une sensation individuelle et spontanée, mais la même émotion ressentie en même temps par de nombreux individus peut en décupler la portée. »

Maurice Sartre dans Histoire des émotions, sous la direction de Georges Vigarello.

Pour en savoir plus (mais vraiment plus …), il faut lire l’article Émotions de Samuel Lépine sur l’Encyclopédie philosophique en ligne.

Ambivalence des émotions

« Les émotions ont souvent été regardées de façon ambigüe par les philosophes. Elles ont parfois été dépréciées, notamment parce qu’on les soupçonne couramment de perturber le fonctionnement optimal de notre raison. Il nous arrive en effet de penser que nos émotions nous conduisent à agir bêtement, comme lorsque la colère nous pousse à crier sur notre entourage de façon excessive, ou lorsque la peur nous paralyse alors que l’on aimerait avoir la force de réagir face à la situation que nous rencontrons. D’un autre côté, certains auteurs ont également admis que les émotions jouaient un rôle crucial dans notre capacité à évaluer la valeur des objets et des personnes qui nous entourent. Même les émotions désagréables comme la tristesse, le dégoût, ou la peur semblent attirer notre attention sur des choses importantes pour nous. » Article cité

Des émotions à apprivoiser

Dans l’Antiquité, les philosophes se méfient des émotions, d’Aristote pour qui le sage doit être mesuré dans ses passions aux stoïciens et épicuriens, qui prônent l’ataraxie. C’est ce modèle de « gestion » des émotions que suit Jean Frère dans Philosophie des émotions : les sages nous aident à en faire bon usage.

Mais l’ambivalence se fait jour aussi quand une émotion particulière atteint le corps social. Dans De l’humiliation : le nouveau poison de notre société Olivier Abel « montre qu’apprendre à ne plus humilier doit devenir une priorité des institutions […] Spécialiste de Paul Ricœur (1913-2005), qui fut un grand penseur de la reconnaissance, Olivier Abel est convaincant lorsqu’il affirme que l’humiliation est une question politique et sociale, et non pas seulement psychologique et morale. » (« De l’humiliation », d’Olivier Abel : l’humiliation, une question politique et sociale, Le Monde 25/02/2022, David Zerbib)

Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, analyse cette émotion individuelle qu’elle lie à la séparation d’avec la mère et qui, diffuse dans la société, peut conduire pour elle au fascisme. Les pistes qu’elle ouvre pour guérir sont à la fois personnelles et sociales, éducation et soin restant au cœur de son propos (podcast sur RFI).

Mais d’autres auteurs insistent plutôt sur l’importance vitale des émotions, que ce soit dans notre vie personnelle ou sur les plans social et politique.

Vers une réhabilitation des émotions ?

Le Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs d’Ilaria Gaspari nous rappelle que les émotions fondent notre humanité.

« Elle arpente ce qui rend les émotions vitales, et irremplaçables pour avancer dans la pensée. Une tradition philosophique revêche mais tenace a pris les passions pour des égarements troublant la raison, faussant les jugements et devant être mises en bride. A rebours de cette mise à l’écart, la romancière et essayiste éclaire la puissance féconde de nos émotions. » Chronique de Roger-Pol Droit, Le Monde, 27 mai 2022.

Des auteurs réhabilitent aussi des émotions à priori négatives.

Sophie Galabru explore Le visage de nos colères, et en fait un vecteur d’émancipation, le creuset d’une énergie créatrice.

Pour Frédéric Gros, La honte est un sentiment révolutionnaire.

« Avec la honte, [il] a donc trouvé ce qu’il cherchait dans son précédent livre, Désobéir (Albin Michel, 2017), à savoir une raison suffisante pour nous donner envie de transformer le monde. Loin d’être seulement cette souffrance intime qui pousse au repli sur soi, « la honte, explique-t-il, oscillation douloureuse entre tristesse et colère, connaît un double destin : le destin sombre et froid, qui défigure, conduit à la résignation solitaire ; le destin lumineux et brûlant, qui transfigure, anime les colères collectives » (Philosophie Magazine).

Les émotions ont donc un rôle considérable dans notre vie et la philosophie, aujourd’hui comme hier, cherche à savoir Que faire de nos émotions ? Et notamment comment en tenir compte dans la construction d’une vie bonne ?

Émotions et éthique

« En exagérant à peine, on pourrait diviser la communauté philosophique en deux camps retranchés. D’un côté, les rationalistes placent leur confiance dans la faculté de la raison et déplorent les effets délétères qu’ont les émotions sur nos raisonnements théoriques et nos délibérations. De l’autre, les sentimentalistes doutent du pouvoir de la raison et insistent sur l’importance qu’ont les émotions dans nos vies. Les rationalistes considèrent la plupart des émotions comme un obstacle à la rationalité tant théorique que pratique, leur reprochant d’interférer avec nos raisonnements et de générer des comportements irrationnels, imprudents ou même immoraux (Platon 2009). Les sentimentalistes soutiennent au contraire que les émotions sont essentielles à la fois au bon fonctionnement de la raison et à l’action. Suivant les travaux de Ronald de Sousa (1987) et Antonio Damasio (1994), la plupart des théoriciens contemporains des émotions ont adopté une attitude très favorable à l’égard des émotions (voir Jones 2007). Ceci dit, le conflit qui oppose les rationalistes aux sentimentalistes est loin d’être clos. Ce constat est particulièrement frappant en éthique, où l’opposition entre rationalisme moral et sentimentalisme moral continue de structurer les débats. »

Dans l’Encyclopédie philosophique, le paragraphe Emotions et éthique donne le détail des termes du débat.

Martha Nussbaum essaie quant à elle de concilier les deux approches :

« L’émotion est un rapport au monde, une interprétation de ce monde et une certaine manière de percevoir les objets : « Les émotions impliquent des jugements à propos de choses importantes, jugements dans lesquels, estimant un objet extérieur comme important pour notre propre bien-être, nous reconnaissons notre propre état de besoin et notre incomplétude devant des parties du monde que nous ne contrôlons pas entièrement ». Dans l’émotion, la pensée se fabrique sur le mode d’une estimation du monde extérieur. Les émotions permettent aux êtres humains de ne pas s’enfermer dans une rationalité abstraite qui pouvait mener, déjà chez les Grecs anciens, à la soumission aux aléas de la fortune. Elles participent pleinement au projet philosophique de Nussbaum, une réévaluation de l’activité sous toutes ses formes avec une humanité fondamentalement vulnérable ; on ne désire, on ne choisit, on ne veut, on ne préfère que dans le cadre d’une ouverture au monde et aux autres qui est aussi une fragilisation de soi-même. »
Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités, Fabienne Brugère.

Les articles Les émotions anciennes et les nôtres d’Olivier Renaut et Imagination, jugements et émotions d’Éléonore Le Jallé, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2022/2 (Tome 147) permettent de mieux comprendre son travail tout en offrant une critique constructive.

Les émotions occupent donc une place de choix dans la philosophie contemporaine et suscitent de nombreuses recherches.

Les émotions en débat

Les thèses cognitiviste, somatique, phénoménologique s’affrontent ou se complètent. Voici quelques ouvrages et articles qui donnent une idée des questions assez vertigineuses que soulèvent ces recherches.

Qu’est-ce qu’une émotion ? Julien A. Deonna et Fabrice Teroni reviennent sur les principales théories philosophiques autour de la notion.

Des mêmes auteurs, L’intentionnalité des émotions : du corps aux valeurs, se penche sur la dimension corporelle des émotions.

Dans l’article Le caractère personnel des émotions, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2016/2 (Tome 141), Hichem Naar présente la thèse cognitiviste. Loin de nous tromper, les émotions nous donneraient le plus souvent des informations correctes sur le monde.

Dans Phénoménologie des émotions Ondřej Švec retrace la généalogie des débats et tente de « dépasser l’alternative entre les théories somatiques, qui expliquent les émotions par leurs causes neurobiologiques, et les théories cognitives, qui les interprètent comme un type spécifique des évaluations que, du point de vue de nos attentes, nous faisons de notre situation. »

Laissons le dernier mot à Rousseau, qui avait bien compris qu’on ne pouvait séparer émotions et raison :

« Nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir ; et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner »

Bibliographie

Sur quelques émotions en particulier :

Au bout de la colère, Michel Erman

Avoir peur, Stéphanie Vermot-Petit-Outhenin

De quoi avons-nous peur ? sous la direction de Jean Birnbaum

Réflexions sur la honte, Michaël de Saint-Chéron

La nostalgie, Barbara Cassin

Quelques classiques :

Rhétorique, Aristote

Les stoïciens et l’âme, Jean-Baptiste Gourinat

Les passions de l’âme, René Descartes

Dissertation sur les passions, David Hume

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau

Esquisse d’une théorie des émotions, Jean-Paul Sartre

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