Willermoz et la franc-maçonnerie lyonnaise

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Deux traits en particulier prédisposent Lyon à sa réputation de « ville occulte » à la veille du XIXème siècle : tout d'abord la franc-maçonnerie, qui, bien que ne relevant pas à proprement parler de l’occultisme, a constitué à Lyon un creuset où les mouvements ésotériques ont pu s’épanouir. Et d'autre part l'un de ses riches négociants en soie, destiné à devenir une figure fondamentale du XIXème ésotérique, Jean-Baptiste Willermoz.

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L'utilisation des outils maçonniques

Sommaire

1. La Franc-Maçonnerie
2. Jean-Baptiste Willermoz
3. Magnétisme
4. Bibliographie

1. La Franc-Maçonnerie

Si, curieux de cette réputation de « ville occulte » – réputation qu’elle partage avec Milan et Prague -, nous nous interrogeons sur la face cachée de Lyon, sa face publique nous offre un cliché qui a encore la vie dure, celui d’une ville industrielle et bourgeoise, discrète plutôt que secrète. Après un Moyen-âge passé à digérer doucement le rayonnement de Lugdunum l’Antique, Lyon retrouve son statut de cité commerciale européenne au XVIème siècle, avec la venue de banquiers florentins, et de marchands attirés par les nombreuses foires organisées tout au long de l’année. Pour les mêmes raisons qui avaient fait de Lugdunum la capitale des Trois Gaules plus d’un millénaire plus tôt, Lyon atteint une envergure européenne, métissée (ce qui lui vaut son surnom de « Myrelingue ») et cosmopolite. Une situation géographique exceptionnelle au centre de l’Europe, à la confluence de l’Occident et de l’Orient (qui s’incarne à présent dans les routes de la soie) voit se développer à Lyon à peu près tous les artisanats de l’époque. La ville brillera tour à tour dans les domaines de la banque, de l’imprimerie et, évidemment, de la soie. En même temps que se développent ces industries, une nécessité s’impose qui marquera durablement l’état d’esprit lyonnais : celle de devoir préserver son savoir-faire contre la concurrence, en développant notamment une certaine vocation pour la discrétion et le secret. Cela explique en partie pourquoi à cette époque de nombreux corps de métier engendrent la formation de guildes professionnelles où l’apprentissage est soumis au sceau du secret, et réservé aux seuls initiés. Une tradition qui servira d’inspiration aux premières congrégations maçonniques non opératiques (c’est-à-dire non professionnelles) qu’on verra éclore d’abord en Écosse aux alentours de 1600, puis en Angleterre et dans le reste de l’Europe dans le courant du XVIIIème siècle.

monographes de l'AGLA

Detail présentant les monographes de l’AGLA sur la planche 1 de Michelspacher Cabala: Spiegel der Kunst und Natur, 1615.

En attendant, à Lyon, capitale de l’imprimerie, c’est par exemple l’Agla (Athah Gabor Leolam Adonaï, en hébreux : « Seigneur Vous êtes grand dans l’éternité ») qui regroupe les apprentis, compagnons et maîtres de la corporation du livre. Comme son nom l’indique, cette société est d’inspiration cabaliste, probablement créée sous l’influence du regard porté par la communauté Juive sur le principal ouvrage imprimé à l’époque. La Bible, le Livre des livres, est construit sur une symbolique dont la cabale, mathématique sacrale, propose une clé. Il faut savoir que séculaire et religieux sont étroitement imbriqués en ses temps où il ne viendrait encore à l’idée de personne de remettre en cause l’existence du divin. Reproduire la Bible relève presque de l’exercice spirituel et mystique. Difficile aujourd’hui de concevoir que la moindre activité, pour profane qu’elle fût, pouvait revêtir une dimension mystique, mais il faut bien comprendre qu’il n’y a rien de particulièrement suspect à la Renaissance à ce qu’une corporation professionnelle incorpore des symboles et des rites qui la feraient passer pour sectaire de nos jours : l’art occulte dont elle relève porte même un nom : il s’agit d’une hiérurgie. Il n’existe alors aucune frontière entre des disciplines aussi dissemblables aujourd’hui que peuvent l’être les sciences et techniques, la philosophie et la religion, et tout le monde est peu ou prou mystique, de fait.

Francois Rabelais

Pour l’anecdote, Rabelais fut, dit-on, initié aux secrets de l’Agla, et truffa son œuvre de références ésotériques ; ainsi, la lettre G, assimilé à l’idéogramme alchimique du sel, et symbolisant le Nombre d’Or, est abondamment représenté dans l’œuvre du franciscain épicurien : Gargantua, Grandgousier, Gargamelle… Ces confréries corporatistes dont l’enseignement, souvent secret, est empreint de symbolisme mystique ont très certainement inspiré la franc-maçonnerie, si elles n’en sont pas directement à l’origine. D’ailleurs, la franc-maçonnerie s’en distingue par le seul qualificatif de « spéculatif », qu’elle oppose à l’ « opératif » des loges purement corporatistes. Ainsi, si les premières loges spéculatives – c’est-à-dire philosophiques – empruntent leurs rituels et leurs secrets aux loges opératiques – c’est-à-dire les confréries de maçons dont l’Agla est un équivalent pour les métiers d’artisans imprimeurs -, il s’agit avant tout de se placer dans la filiation symbolique de tous ceux qui firent progresser, tout au long de l’histoire, l’art de bâtir.

La franc-maçonnerie spéculative va cultiver le culte du secret, par tradition, bien que n’ayant pas grand-chose à cacher. Cette position lui vaudra d’être souvent considérée comme ésotérique, et encouragera les spéculations les plus folles quant à ses activités supposées. Pourtant c’est un motif tout différent qui lui attirera tout au long de son histoire les foudres du catholicisme : son relativisme ; les francs-maçons ne sont pas areligieux, pas plus qu’ils ne proposent de religion doctrinale (bien que la spiritualité soit omniprésente tant dans leur symbolique que dans leur philosophie), mais ils considèrent qu’aucune religion n’est plus vraie que les autres. Tout juste admettent-ils l’existence d’un « Être suprême », grand architecte de l’Univers, qui peut s’interpréter à la guise de chacun.

2. Jean-Baptiste Willermoz

Jean-Baptiste Willermoz

Portrait silhouette de Jean-Baptiste Willermoz

De nos jours encore, la franc-maçonnerie cristallise un certains nombres de fantasmes paranoïaques, au point qu’il n’est pas surprenant de la découvrir au détour d’un ouvrage prenant pour sujet l’ésotérisme. L’amalgame est d’autant plus facile à faire que la franc-maçonnerie entretint des liens très étroits avec les différents mouvements ésotériques du XIXème siècle. Et par chance, l’un de ses plus fameux représentants, passionné d’occultisme, fut Lyonnais. Jean-Baptiste Willermoz, né en 1730, était un négociant soyeux, mais s’il rencontra dans l’exercice de son commerce un vif succès, ses intérêts l’attiraient ailleurs ; il fut en effet très actif dans le tout jeune milieu franc-maçon de l’époque : il est initié dans la franc-maçonnerie alors qu’il a à peine dix-neuf ans, en 1750. Cette année-là, la première loge lyonnaise n’est vieille, elle, que de six ans. Le jeune Willermoz est fasciné par la symbolique ésotérique développée au sein de ces congrégations. Pour un jeune homme issu de la bourgeoisie catholique lyonnaise de l’époque, aussi étrange que cela puisse paraître, la maçonnerie est une façon de pratiquer une forme de mysticisme ritualisé dans l’exercice de sa vie sociale, à une époque où le positivisme commence à tracer nettement les frontières qui vont peu à peu isoler la religion de la philosophie et de la science.

Il fait preuve de son dévouement à l’œuvre franc-maçonne en créant à vingt-trois ans la loge de La Parfaite Amitié ; dix ans plus tard, on le retrouve aux grades les plus élevés de la Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon, une des principales loges en France, mais l’épisode va le faire entrer dans les figures importantes de l’ésotérisme français est encore à venir : en 1765, Willermoz s’intéresse aux théories d’un mage théurge (la théurgie est une pratique consistant à mettre l’occultisme au profit de la connaissance de Dieu), Martinès de Pasqually, qui est sur le point de fonder un ordre pour mettre en application sa doctrine. Celle-ci se base sur l’idée de Réintégration, qui séduit Willermoz. D’après Pasqually, l’Homme, banni du paradis après la faute originelle, est physiquement enfermé dans une dépouille mortelle : il reste cependant un espoir de rédemption, et de réintégration de l’état divin : celui d’accéder à la perfection intérieure. Pour cela, le pêcheur doit se soumettre à un rituel minutieux permettant d’entrer en contact avec des entités angéliques, ces opérations étant cependant réservées aux seuls initiés, ou élus « coëns » (prêtres élus). Ce qui pourrait nous paraître aujourd’hui relever de l’obscurantisme, n’est pas du tout perçu comme tel à l’époque. Les élus en questions sont recrutés parmi les classes les plus cultivées de la population : la doctrine de Martinès de Pasqually ne remet pas en question fondamentalement les connaissances de l’époque, ni ne s’oppose au christianisme. Willermoz conçoit la doctrine coën de la réintégration comme un ésotérisme chrétien, compatible avec la foi catholique romaine. Même si nous retenons avant tout du XVIIIème les bouleversements considérables qui ébranleront l’histoire de la pensée (ces bouleversements qui lui vaudront le nom de Siècle des Lumières), la croyance presque au pied de la lettre dans la doctrine catholique romaine demeure très dominante. L’occultisme propose à l’honnête homme une grille de lecture de la réalité qui n’est pas si éloignée de celle qu’offre la science d’alors.

Willermoz, nommé commandeur d’Orient et d’Occident de l’Ordre des élus coën en 1769, fait la connaissance de Louis-Claude de Saint-Martin, secrétaire particulier de Pasqually, dont l’histoire retiendra notamment les quelques ouvrages philosophiques signés sous le nom de « philosophe inconnu ». Le décès de Martiny à Saint-Domingue en 1774, laisse à Willermoz les coudées franches. Outre-Rhin, l’engouement pour les sociétés maçonniques est au moins aussi vif qu’en France : l’une d’elle en particulier attire l’attention de Willermoz. La Stricte Observance Templière revendique une filiation avec l’ordre fameux des chevaliers du Christ, ce qui n’est probablement pas pour déplaire au négociant lyonnais. Il encourage donc son cénacle de martinistes (pour « Martinès » Pasqually) lyonnais à rejoindre la S.O.T., dont il va lui-même peu à peu devenir l’un des réformateurs. En 1778, à l’occasion d’un convent maçonnique qu’il organise à Lyon, le convent des Gaules, il fait adopter à la loge maçonnique de la S.O.T. la doctrine des martinistes ; la loge prend alors le nom de Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, qualifié aussi de Rite (ou Régime) écossais rectifié (R.E.R.), un rite qui se veut chrétien et spiritualiste.

3. Magnétisme

A la veille de la Révolution, Jean-Baptiste Willermoz est donc une des personnalités les plus importantes des cercles maçonniques français. En bon catholique lyonnais, il a toujours veillé à concilier les rites et doctrines des ordres et des loges dont il fut un initié avec l’orthodoxie catholique romaine. A la même époque, la science s’émancipe ; elle ne se pratique plus sous la tutelle de quelque doctrine métaphysique ou mystique, et surtout, apporte des preuves concrètes de sa légitimité : le télégraphe électrique, la première machine-outil, le bateau à vapeur ou encore la pile électrique font leur apparition au tournant de la Révolution. Le scientisme se glisse dans les façons de penser, l’expérimentation et la preuve deviennent les conditions préalables de la connaissance. Une connaissance qui n’hésite cependant pas à s’aventurer sur les terrains les plus incongrus aux yeux de l’honnête homme moderne.

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Anton Mesmer

Fondé par Franz Anton Mesmer, un médecin autrichien installé à Paris en 1778, l’un des avatars de cette nouvelle science tâtonnante s’appelle le magnétisme : d’après Mesmer, tous les corps minéraux, végétaux ou organiques sont soumis à des flux d’énergie (un concept pas très éloigné de celui d’électricité qui a déjà fait ses preuves) dont la répartition harmonieuse garantie le bien-être. Une des méthodes mise au point pour rétablir l’équilibre fluidique dans un organisme consiste à appliquer un aimant sur le corps malade. Il postule également la capacité de tout homme, grâce à son magnétisme animal, d’obtenir de semblables guérisons par l’imposition des mains, qui facilitent le passage d’un fluide naturel entre la source et le receveur. Les résultats des recherches de Mesmer publiés en 1779 dans son ouvrage Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, lui vaudront d’être vivement attaqué par la faculté de médecine, ce qui n’empêchera pas Louis XVI de nommer deux commissions pour étudier le phénomène, l’une de l’Académie des Sciences, l’autre de l’Académie Royale de Médecine, preuve de l’engouement suscité par les méthodes de Mesmer.

Afin de dissiper certain malentendu qui ont fait de lui un thaumaturge, détenteur d’un « Grand Secret » de guérison, Mesmer se décide à vendre une initiation à ses techniques. Pour cela, il fonde en 1783 une société magnétique sur le modèle des loges maçonnes, l’Harmonie Universelle, à laquelle on adhère par souscription. C’est un immense succès financier, mais cela va surtout définir un modèle pour les futures sociétés magnétiques : de nombreuses loges maçonniques vont ouvrir des « filiales » pour l’exercice du magnétisme.

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Séance de magnétisme

A Lyon, c’est le chirurgien Dutreich, membre de la Bienfaisance, le rite rectifié de Willermoz, qui fonde en 1784 la société magnétisante La Concorde. Willermoz, pris de passion pour cette nouvelle discipline, devient un membre très actif de cette nouvelle congrégation. Saint-martin, membre de l’Harmonie Universelle, convertit les lyonnais à la découverte surprenante d’un disciple de Mesmer, Puységur, qui au cours de ces expériences magnétiques est parvenu à plonger un de ses malades dans un état de sommeil, au cours duquel le sujet peut néanmoins répondre aux questions qui lui sont posées, et même fournir un diagnostic de sa maladie. La Concorde s’empare aussitôt de ces découvertes et suit la voie nouvelle du « somnambulisme ». Pour Willermoz, le sommeil magnétique peut être un moyen d’atteindre la réintégration, et d’accéder à l’état que l’homme connut avant la chute. Durant ces premières années, La Concorde travaille en particulier avec un jeune sujet, Jeanne Rochette ; la jeune fille ne se cantonne pas à fournir des informations sur sa maladie, elle déclare avoir des visions de personnes décédées qui tentent par son intermédiaire d’atteindre les vivants. En 1785, il n’existe rien d’équivalent ; il faudra attendre une cinquantaine d’années pour que le terme « médium » sanctionne ce phénomène. On comprend bien l’intérêt formidable que représentent ces expériences pour le pieux et mystique Willermoz.

4. Bibliographie

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