Voyage au pays des merveilles : bugnes, beignets, oreillettes et guenilles

- temps de lecture approximatif de 25 minutes 25 min - Modifié le 02/03/2023 par Admin linflux

Depuis quelques semaines ont fleuri à Lyon dans les boulangeries, les pâtisseries, sur les marchés, voire dans certaines boucheries, les bugnes. De formes et de natures différentes, plates et craquantes pour les sèches, petites et rondes pour les moelleuses, avec entre deux toute une palette étendue d'aspects et de textures : torsadées, briochées, en losanges, en rectangle, voire sous forme de « nœuds de bugnes » (La cuisine des traboules). Cette diversité n'entame pourtant en rien un fait incontestable que souligne l'inventaire du patrimoine culinaire de la France pour la région Rhône Alpes : « les bugnes sont une institution lyonnaise ». Mais d'où vient cette tradition et quelle est l'origine de ces pâtisseries ? Voyage sémantique, folklorique et culinaire au pays des gourmands.

Une bugne,
Une bugne, Marie-Lan Nguyen, Wikimedia, CC BY 2.5.


Sommaire

1. De la bugne au bugnasse, en passant par la merveille

- Bugne ou beignet ?
- Un terme lyonnais
- Variété de formes et de sens

2. Mets de carême ou mets de carnaval ?

- « Le combat du Carnaval et du Carême »
- Un mets de carême
- Un mets de Carnaval

3. Une tradition lyonnaise ?

- Une longue tradition de Carnaval
- Le dimanche des bugnes et la ballade de Saint Fons


De la bugne au bugnasse, en passant par la merveille

Bugne ou beignet ?

Selon le Dictionnaire culturel de la langue française, le terme de bugne désigne aujourd’hui une « pâtisserie faite de farine, d’œufs, de sucre et de matière grasse, la pâte étant levée ou non ». La définition est suffisamment large pour renvoyer à toutes les sortes de bugnes que l’on rencontre aujourd’hui. L’ouvrage précise en outre que les bugnes s’apparentent aux « merveilles », et qu’elles sont aussi appelées des « guenilles », voire « bunyettes ». En effet, si certains ouvrages distinguent les

merveilles des bugnes, Claudine Brécourt-Villars, dans son ouvrage Mots de table, mots de bouche, souligne que le terme s’applique à une pâtisserie très proche des bugnes. Elle écrit ainsi, que le terme de merveilles désigne « des petits beignets de tradition ancienne, faits de pâte frite pouvant avoir toutes les formes possibles (losanges, carrés, triangles, personnages, animaux, étoiles…), qu’on sert chauds ou froids saupoudrés de sucre glace, dressés en buissons. Dans le Sud-ouest, où on les consommait autrefois pendant la période du Mardi-Gras ». La variété est donc une partie intégrante de cette petite pâtisserie.

L’article sur les beignets du Glossaire du Patois de la Suisse romande inclut aussi les bugnes. Il distingue les variétés de beignets de trois façons, par leur forme, par leur mode de préparation ou encore par ce qu’ils renferment. Cette dernière catégorie ne concerne pas les bugnes, puisque celle-ci sont invariablement nature. Le glossaire fait l’inventaire des formes suivantes : les crêpes minces de forme arrondie, forme habituelle des beignets de carême ; les beignets à la rose, faits à l’aide d’un moule en forme de rosace ou de spirale ; découpés en lanière avec une ridelle ; en lanière entrecroisées et enfin découpées en losanges. A l’exception des beignets en forme de rosace, toutes les autres se retrouvent aujourd’hui sur l’étale des boulangers, sous le nom de bugne. Certaines recettes du Début du XXe siècle classent pourtant cette variété sous le nom de bugnes. Parmi les modes de préparation décrits par le Glossaire seuls deux semblent pouvoir renvoyer aux bugnes : les beignets soufflés ou pets de nonne ; le beignet mince et croquant à pâte levée. Si tous les beignets ne sont pas des bugnes, le mode de cuisson, la friture, demeure le point commun.

Un terme lyonnais

L’origine du terme remonte à la fin du Moyen Age. Claudine Brécourt-Villars décrit le terme « beignet » comme un mot obscur attesté au début du XIVe siècle. Il est selon l’auteur de mots de table mots de bouche, sans doute dérivé de « bignet », « pâte frite enveloppant quelques substance alimentaire ». Le terme de bugne constitue la forme provençale du beignet, lequel est enregistré sous sa graphie actuelle par le dictionnaire de l’académie en 1798. Les mots bugne et beignet sont contemporains, puisque bugne, au sens de beignet, est attesté à Lyon au début du XIXe siècle (en 1803 pour Alain Rey, en 1810 pour Claudine Brécourt-Villars).

Le terme de bugne semble spécifiquement lyonnais. Dans Les Vieilleries lyonnaises Le Sieur Nizier du Puitspelu s’exclame ainsi : « La bugne ! Voilà qui ne se connait qu’à Lyon. A dix lieues on ne sait plus ce que c’est. ». L’article de 1894 d’Ad. Vachet, « Vieux mots lyonnais » dans la Revue du lyonnais confirme cette impression puisqu’il écrit : « La bugne lyonnaise est une grossière pâtisserie qui n’existe qu’à Lyon ; la pâte est roulée, réunie en couronne et jetée dans l’huile bouillante. Il y avait jadis une rue de l’Aumône renommée pour la vente des bugnes. »

L’origine du terme utilisé en pâtisserie est issu de la forme des bugnes et à leurs réactions lors de la cuisson. Pour Claudine Brécours-Villars en effet, cette gourmandise se nomme ainsi par analogie de forme avec beigne, bigne, « bosse à la tête provoquée par un coup ». Le Sieur Puitspelu fait un rapprochement similaire : « bugne est le même que le vieux français beigne, bugne, bigne, beugne, sortes de crêpes roulées et frites comme nos bugnes. De là, le diminutif beignet. Bigne, dans ce sens, est lui-même identique au vieux français bigne, tumeur au front après un coup, qu’on retrouve dans les auteurs du XVe et du XVIe siècle. (…) La pâte gonflée par la friture a été comparée à l’enflure survenue après un coup. Le rapprochement n’est pas plus extraordinaire que celui de boule à boulange. » L’hypothèse que le célèbre lyonnais avance pour expliquer le passage entre bosse et bugne est cependant fantaisiste : « Quant à l’idée d’avoir exprimée par bigne une bosse au front, cela m’a tout l’air d’être venu par voie d’onomatopée. « Bign’ ! voilà pour toi ! » me semble une phrase toute naturelle. ». De son coté, Alain Rey, dans le dictionnaire culturel de la langue française, souligne que le terme est dérivé du latin « bunia », souche d’arbre, d’où le sens de bosse.

Variété de formes et de sens 

Le terme de bugne a eu, en raison de son origine, différents sens ; la langue actuelle en a gardé certains.

Ainsi, l’acception de bosse demeure-t-elle. Le Dictionnaire culturel de la langue française le localise principalement dans le sud est de la France. « Sa voiture est pleine de bugnes ».
Par métonymie – et non par onomatopée – le terme désigne aussi le coup provoquant une bosse « il lui a foutu une brave bugne ».

D’autres sens plus étonnants sont également cités par la littérature régionale ou en patois. Dans Vieilleries lyonnaises, le Sieur Puitspelu, mentionne le sens de chapeau. : « Le regretté Armand Fraisse le cite, avec raison, dans le sens de chapeau à haute forme, et il donne pour exemple ce dialogue : Venez-vous baron ? Marquise, le temps de prendre mon bugne, et je suis à vous. » De son coté, le Glossaire du Patois de la Suisse romande a enregistré, par analogie de forme, le sens de « flotteur de filet ou bouchon de liège ou d’écorce de peuplier, qui maintient le filet à la surface de l’eau. »

“Bugnasses”, “Grande Pantomime électorale au cirque Rancy”, Le journal de Guignol, 6 janvier 1883

Enfin, et tout particulièrement à Lyon, le terme désigne de façon péjorative un maladroit ou un imbécile, ou encore une personne insupportable. L’importance de l’insulte varie. Le sieur Puitspelu évoque un épisode où il a sous-estimé le piquant de l’expression : « On emploie aussi bugne dans le sens de benêt, caqueno, etc. A Saint-Pierre, mon camarade Ricot, excellent, mais un tantinet susceptible, m’avait un jour prêté son vermillon, histoire de pocher un plan. Je ne sais à propos de quoi, moi de lui dire « grande bugne ! » – Ah, tu me dis bugne ! Rends-moi mon varmillon ! – J’en étais tout émarveillé, vu qu’entre ami on se dit grande bugne comme on se dirait grande bête ». De son coté, Guignol use et abuse de l’insulte « bugne », sous différentes formes : bugnes, grande bugne, bugnasse. Le terme ne semble pas avoir perdu de son mordant aujourd’hui puisque Lyon Capital n’a pas hésité à dresser en 2001 le « Palmarès des personnalités de l’année : Les bugnes catastrophes ».

“grande bugne”, “La séparation des théâtres”,Le journal de Guignol, 8 septembre 1895

Le terme a enfin également donné naissance à des expressions locales. La plus répandue à Lyon renvoie à la légèreté de la pâtisserie. Félix Benoit, explique dans La cuisine des traboules que la bugne est « si légère que l’on disait jadis, en parlant de l’âme d’un défunt : « Pour sûr qu’elle ira au Ciel droit comme une bugne ! ».

Conseil national des arts culinaires de France, Rhône-Alpes : produits du terroirs et recettes traditionnelles, 1995

Benoit, Félix, La cuisine des traboules, lyonnaiseries gourmandes, 1983

Rey, Alain (dir.), Dictionnaire culturel en la Langue Française, 2005

Brécourt-Villars, Claudine, Mots de table, Mots de Bouche, 1996

Guachat, L., Glossaire des patois de la Suisse Romande, 1924

Tisseur, Clair, Les vieilleries lyonnaises de Nizier du Puitspelu, 1927

Vachet, Ad., “Vieux mots lyonnais”, Revue du Lyonnais, série 5, n°18, 1894, p. 141-159

Palmarès des personnalités de l’année : les bugnes catastrophes, Lyon Capital (disponible uniquement depuis la bibliothèque)

Mets de carême ou mets de carnaval ?

Si l’on considère désormais les bugnes, non plus d’un point de vue sémantique, mais culinaire, elles s’inscrivent dans le calendrier religieux allant de la chandeleur au carême.

« Le combat du Carnaval et du Carême »

Ce tableau de Pieter Bruegel l’Ancien daté de 1559 et conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne résume bien l’imbrication des deux temps de carnaval et de Carême. Dans Le calendrier chrétien, notre temps quotidien, Jean Chelini décrit le binôme formé par le Carnaval et le Carême comme un « bloc antinomique mais inséparable ».

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Le combat du Carnaval et du Carême, Pieter Bruegel l’Ancien, 1559

Le carnaval débute après l’Epiphanie. Il culmine dans les trois jours gras, dont le Mardi-Gras est le sommet. Dès le lendemain, le mercredi des Cendres, commence le Carême, jeune durant quarante jours, à l’exception faite des dimanches.

Dans Rites et fêtes du catholicisme Aurélie Godefroy rappelle le sens donné au Carême. Constitué au IVe siècle, ce temps liturgique court du mercredi des Cendres au jeudi saint soit un mois et demi après le cycle de Noël. D’abord destiné aux seuls catéchumènes et aux pécheurs (du temps de pénitence publique) l’Eglise a rapidement associé l’ensemble des fidèles à cette démarche de préparation vers la semaine sainte et Pâques, afin de célébrer l’événement fondateur du christianisme : la mort et la résurrection de Jésus. Le Carême est dès lors devenu un temps de prière et de renouveau.

Le mot Carême vient du latin « quadragesima » et signifie quarantaine. Ce chiffre représente dans la Bible un temps d’attente et de maturation avant de rencontrer Dieu et renvoie à des épisodes importants parmi lesquels le séjour de Moïse en haut du Mont Sinaï pour recevoir les dix commandements ou encore l’épisode de Jésus dans le désert avant de commencer sa mission. Ces quarante jours représentent donc le temps solitude, d’épreuve puis de rencontre avec Dieu. A l’origine, explique Aurélie Godefroy, il s’achevait le soir du jeudi saint, le premier jour du « Triduum pascal » (triduum : trois jours en latin). C’est à partir du VIIe siècle qu’on institua le mercredi des Cendres, le vendredi et le samedi saints, marquant ainsi les quarante jours effectifs de jeune.

Le Carême constituant un temps de pénitence, il implique le jeune et l’abstinence. Le jeune est censé préparer la fête, aider à la prière et purifier des excès et des péchés commis. Au IVe siècle, lorsque celui-ci s’est constitué, le jeûne était très rigoureux. Le seul repas autorisé était celui du soir, sans viande, ni œuf, ni laitage, ni vin. Il s’est progressivement adouci et, depuis le milieu du XXe, le jeune est limité à deux jours : le mercredi des Cendres et le vendredi saint, et les personnes les plus fragiles en sont épargnées (enfants, personnes âgées…). L’abstinence (qui signifie s’abstenir de viande) s’impose tous les vendredis de Carême, en plus du mercredi des Cendres et du vendredi Saint.

A l’opposé, le carnaval, qui précède immédiatement le carême se présente comme une période de festivités, dont le mardi-gras constitue l’acmé. Greg Dues rappelle dans le Guide des traditions et coutumes catholiques que cette « célébration » n’est aucunement mentionnée sur le calendrier liturgique. Issu du latin « carnelevarium », peut signifier abstention de viande avant ce temps d’austérité. Ce temps de festivités devait permettre de se préparer au jeune sévère et à l’abstinence qui devaient commencer le lendemain avant le mercredi des cendres. Selon Claude Gaignebet, il s’agirait ainsi d’un « adieu à la chair », suivant l’étymologie « carnestollendas » ( carne levare) (Le Carnaval, essai de mythologie populaire). Greg Dues avance pour cette tradition populaire des motivations très pratiques, imposées par les conditions de conservation des aliments interdits pendant le Carême : « Les aliments interdits par la discipline rigoureuse de l’église étaient précisément ceux qui ne se conservaient pas. Or, jusqu’au XIXe, la réfrégération était inconnue, il allait donc de soi de manger tout ce qui risquait de se perdre pendant ces six semaines de Carême, et d’aider les autres familles à en faire autant dans une ambiance festive. » D’autres interprétations, comme celle de Claude Gaignebet, relie ces festivités à une célébration plus profonde, articulée au renouveau des raisons et à l’avènement de la nouvelle année (fixée au premier avril jusqu’à l’adoption du calendrier grégorien).

Un mets de carême

La bugne est décrite comme une invention lyonnaise qui permettait d’apporter un peu de plaisir pendant la période du carême. Ainsi, Gérald Gambier avance-t-il dans Les traditions de la cuisine lyonnaise qu’elles furent inventées au XVIe siècle par les dames chanoinesses de Saint-Pierre. Elles étaient confectionnées au début uniquement avec de la farine et de la levure de bière. Elles étaient ensuite plongées dans de l’huile bouillante. Faites ainsi maigres, c’est-à-dire sans, œuf, sans lait, ni beurre, ces bugnes pouvaient être consommées durant l’Avent et le Carême. Dans Vieilleries lyonnaises,

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Bugnes sèches, texture proche de la bugne maigre

Le Sieur Puitspelu décrit avec humour la difficulté imposée par le jeûne du Carême à Lyon, « C’est que le carême ne badinait point en ces temps. Le jeûne et le maigre duraient quarante jours, d’arrache-pied. Un seul repas, à midi ; le soir, une collation où n’entraient ni poissons, ni œufs, ni beurre, ni lait, ni fromage. Ainsi que le cerf altéré soupire après les fontaines, ainsi, à mesure que s’approchait Pâques, soupirait-n après un tronçon de cervelas fumant ! ». Dans ce contexte, les bugnes « Pour nos pères, c’était la grande consolation des longs jours de carême. ». La tradition pour les bouchers d’en proposer à leurs clients, afin de les rappeler à leur bon souvenir, remonte également à cette époque. Pratique encore en vigueur puisque les boucheries en vendent aujourd’hui durant cette période de l’année.

La recette de la « bugne maigre » peut s’apparenter à celle décrite par Taillevent dans son Viandier. L’exemplaire de la Mazarine mentionne ainsi une recette, qui quoique difficile à suivre aujourd’hui, évoque néanmoins une sorte de pâtisserie, (« comme l’on fait brugne ») que l’on fait frire (fritelles) :


« Prener harbe qui se appelle orvale (nom vulgaire de la Sauge), et la broyer ; et deffaicte de aigue clère, et il mectre, et bater avec farine bien buretelée (blutée) ; et il mecter du miel avec, et ung pol de vin blanc, et le batez ensamble tant qu’il soit cleret ; puis frissiez en huille per petites cuillerez, comme l’on fait brugnes, et mecter bien de romany sur chacun fritel ; et espreignés vous fritelles entre deux tranchesvas pour esgoutez l’uille ; puis les mecter en ung bel pout neuf près du feu, et mecter du succre, à dressiez, sur vostre plat. »
Les restrictions durant la période de Carême se sont progressivement adoucies. Cette évolution s’est accompagnée de l’enrichissement de la recette des bugnes, étalant ainsi leur consommation tout au long de l’année, mais également durant les dimanches de Carême, jours de fête où il était permis de rompre le jeûne. Comme le précise Gérald Gambier (Les traditions de la cuisine lyonnaise), à partir de 1873, qui marque la fin des restrictions les plus importantes en matière de jeûne, il fut permis de les manger grasses pendant le Carême, sauf les quatre derniers jours de la Semaine sainte. Pour le sieur Puitspelu, ces changements ont marqué la fin de la vraie bugne :

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Bugnes sèches, texture proche de la bugne maigre

« Peu à peu le Carême s’en est allé, et avec lui les bugnes, où s’en sont allées la noblesse, la royauté, et tant d’autres choses. Au fait pourquoi se charger l’estomac de bugnes, maintenant que l’on fait gras à peu près tout le carême ? A mesure que l’on est plus à cheval sur toutes les infaillibilités, on devient plus coulant sur les austérités : cela fait compensation. Les dogmes sont durs ; douces les pratiques. Et voilà comment les biftecks ont remplacés les bugnes ! »

L’évolution des pratiques de jeûne apparait comme une explication de la diversification des variétés de bugnes. La recette donnée dans le journal satirique politique Guignol, par « Madelon, cordon bleu » ressemble ainsi davantage par la forme à des beignets, même si les ingrédients demeurent les mêmes : eau et farine, le tout frit dans de l’huile :


Recette des Bugnes par Madelon, cordon bleu, dans le Journal de Guignol

« Recette pour faire les bugnes. Prenez une casse à frire, un coquemard avé d’eau chaude, un saladier, de l’huile et de la farine. Vous mettez la casse su le feu avé l’huile, la farine avé d’eau dans le saladier, vous y bouliguez bien avé une cuiller tant que c’est plus épaissé que pour des patefaim. Vous y pitrognez ben ensuite avec les doigts.

Pis après, vous manigancez ça par manière de p’tites couronnes que vous faisez frire dans l’huile. Et pis encore après, quand c’est cuit et que ça n’a gonflé, tirez z’avé z’une broche de bois (le manche à balai si vous n’en avez pas) ; enfilez dedans de ficelles pour faire sécher et boulottez chand… C’est bon, nom d’un rat… Goutez-y voir et vous m’en direz des nouvelles. »

Bugnes en formes de couronnes
Extrait du Progrès Illustré du 7 mars 1897

Un mets de Carnaval

Etant donnée la période de consommation des bugnes à Lyon, cette pâtisserie a rencontré une autre coutume, celle des mets de Carnaval ou « Grand manger » qui se caractérisent par leur richesse. Cette tradition décrite par le folkloriste Van Gennep ou encore analysée par Claude Gaignebet revêt un sens très différent de celui qui a pu être attribué par la liturgie chrétienne, de simple pendant à la période d’austérité imposée par le Carême.

Dans Carnaval, essai de mythologie populaire, Claude Gaignebet souligne que l’attention a trop souvent été portée, sur l’opposition entre le gras et le maigre des période de Carnaval et Carême, écartant ainsi le rôle de certains mets maigres durant le Carnaval. Or, selon lui, « privilégier cette dualité évidente, d’origine ecclésiastique, c’était en outre négliger d’autres registres que la nature et l’abondance de certains aliments spécifiques de Carnaval impliquent ». Il porte ainsi l’accent sur des mets comme les pois frits ou encore les crêpes.

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Bugnes moelleuses

La richesse du grand manger aurait une fonction spécifique durant cette période : « Les bombances de Carnaval assurent le contrôle des souffles naturels. (…) A cette date, il importe pour les hommes de se remplir entièrement ; de ne laisser en eux nul vide par où les âmes errantes des morts puissent pénétrer. Car, durant toute la période où les routes de l’au-delà sont ouvertes, les âmes rôdent dans les vents, prêtes à s’introduire par le moindre orifice du corps. Manger d’abondance, c’est ainsi se garantir des risques inhérents aux souffles extérieurs ».

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Bugnes moelleuses

L’auteur rapproche ces pratiques du calendrier remontant à l’époque antique où le mois de février était à Rome celui des morts. Ainsi renvoie-t-il aux Fastes d’Ovide qui comportent une description de ces âmes errant dans le cimetière. L’ensemble des pratiques du Carnaval seraient ainsi pour Claude Gaignebet liée à la préservation « de l’équilibre mouvant entre les pressions respectives de son souffle et de l’esprit du monde ».

Le Carnaval apparait dès lors comme le temps de renversement des valeurs à la fois d’un point de vue social et culinaire. La diversité et l’existence de bugne plus, par opposition aux bugnes maigres s’inscrit dans ce contexte. Le Sieur Puitspelu désigne déjà plusieurs formes de Bugnes : « Avec la Bugne proprement dite, nous avons la bugne à l’éperon qui est une sorte de beignet plein, en pâte ferme, craquante, que l’on saupoudre de sucre.

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Bugnes à l’éperon

Elle est nommée à l’éperon, parce que les cuisinières se servent pour couper la pâte, aplatie en feuille sur leur table, d’un instrument assez semblable à l’éperon du cavalier. La molette en dents de scies, tournant sur un axe, dentelle agréablement le bord de la pâte, qu’on plie ensuite en manière de chapeau de gendarme avant de la jeter dans la friture. C’est un entremet sucré fort agréable, mais il y faut de la bonne huile. Autrement, la bugne vous reproche. Nous avons encore la bugne à al rose, autre façon d’entremets, de pâte plus légère, et parfumée comme son nom l’indique. »

Comme l’attestent les recettes du XIXe ou du début du XXe siècle, la bugne se rapproche des beignets riches dégustés durant la période de Carnaval et le mardi Gras. Au début du XXe, elles se composent ainsi généralement d’œuf, de farine, d’un peu de lait et du sucre. Ainsi, La cuisinière de la campagne et de la ville ou la nouvelle cuisine économique (Audot, 1900), comporte une recette Bugnes de Lyon proche de celle des beignets et qui se fait à l’aide d’un moule que l’on trempe dans la pâte avant de la faire frire. Joseph Favre propose de son côté une recette proche ainsi qu’une illustration de ce moule (Dictionnaire universel de cuisine pratique, encyclopédie illustrée d’hygiène alimentaire, 1902).

Durant les années trente, la pâte des bugnes s’enrichit encore puisqu’une recette d’un boulanger lyonnais atteste que l’on peut les faire avec du beurre :


Recette d’un boulanger lyonnais utilisée dans les années 1930

« Faire un levain composé de 75 grammes de farine, 15 grammes de levure de boulanger et une demi tasse de lait. Laisser lever une heure. Préparer ensuite la pâte pour les bugnes en mélangeant 150 grammes de farine, 100 grammes de beurre, 25 grammes de sucre, une pincée de sel, le levain préparé précédemment et deux œufs. Laisser lever la pâte une heure. Etaler la pâte et découper suivant la forme des bugnes. Faire frire ».

Aujourd’hui, toutes ces variétés de bugnes sont consommées et admises, chacun y mettant sa touche personnelle. Bocuse par exemple, les confectionne avec des œufs et du beurre, mais y ajoute également du sucre vanillé et du rhum. Enfin, il leur donne la forme de triangle.

Chélini, Jean, Le calendrier chrétien, notre pain quotidien, 1999

Godefroy, Aurélie, Rites et fêtes du catholicisme, 2006

Dues, Greg, Guide des traditions et coutumes catholiques, 2004

Gaignebet, Claude, Le Carnaval, essai de mythologie populaire, 1974

Gambier, Gérald, Les traditions de la cuisine lyonnaise, 2002

Tisseur, Clair, Les vieilleries lyonnaises de Nizier du Puitspelu, 1927

Bocuse, Paul, Muller, Christophe, Simple comme Bocuse, 2008

Taillevent, Guillaume, Le Viandier

Audot, L.E., La cuisinière de Campagne et de la ville ou la nouvelle cuisine économique, 1900

Favre, Joseph, Dictionnaire universel de cuisine pratique, encyclopédie illustrée d’hygiène alimentaire, 1905

Une tradition lyonnaise ?

Vendeur de bugnes pendant le Carnaval (en haut à gauche)
“A la vogue du pont la Fayette”, Le Progrès Illustré, 30 octobre 1892

Si les bugnes sont liées à la tradition, partagée par tous les catholique, à la fois du Carême et du Carnaval, peut-on parler pour autant d’une tradition spécifiquement lyonnaise ? Dans son étude, Le folklore français – du berceau à la tombe, cycles de carnaval – Carême et de Pâques, Arnold van Gennep fait l’état de toutes les pratiques des régions françaises dans leur diversité. L’articulation entre le carnaval et le carême induit selon lui, en raison des oppositions de pratiques (festivités versus austérité) un « aspect culinaire cérémoniel » qui trouve une traduction particulière en fonction des régions. « Il est si important, écrit-il, que, dans certaines régions, le Mardi-Gras ou le premier Dimanche de Carême sont dénommés d’après leurs mets caractéristiques, l’un jour des Crêpes ou des Crozets, l’autre Dimanche des Beignets, des Bugnes ou des Pois frits ». Les bugnes, ainsi que leur consommation lors du « dimanche des bugnes » serait ainsi la traduction lyonnaise de « aspect culinaire cérémoniel ».

Cette coutume, soulignée par la littérature et la presse lyonnaise s’accompagne aussi de pratiques et de cortèges spécifiques. Dans la pièce Bugnes et Brandons dans le volume La politique de Guignol, Gnafron et compagnie, Guignol se livre à une description colorée de la période carnavalesque, gorgée d’animation comme le laisse entendre son appel : « Ohé, les gones ! Démélez-moi voir un peu vos fumerons et venez avec moi vers le pont de la Guillotière pour apincher passez les masques ; c’est le dimanche des Brandons et des bugnes, nom d’un rat ! »

Une longue tradition de Carnaval

L’exposition réalisée en 1970 par la Bibliothèque de Lyon, Entrée royales et fêtes populaires à Lyon du XVe au XVIII siècles a souligné la forte tradition carnavalesque qui marquait la ville durant cette époque. Bien que l’on ait peu de traces qui permettent de décrire l’atmosphère de ces jours de fêtes, son organisation et sa popularité son en revanche attestée. Les commissaires ont ainsi pu montrer que ce mouvement était organisé autour de « confréries joyeuses ». Les autorités locales sont caricaturées et on dénombre plusieurs princes, abbés, voire même l’élection d’un pape des fous. Ce sont ainsi de véritables « syndicats de l’amusement populaire » qui se sont développés à partir du XV.

“Petite histoire du Carnaval”
Le Progrès Illustré, 17 février 1901

Ils obéissent soit à une logique de corporation ou de classes intellectuelles, à l’image de la confrérie de la « Basoche » qui rassemble les clercs du palais, soit à une logique topographique, réunissant par Bande certains quartiers. Les logiques se sont souvent superposées. Mais, si en 1529, cinq de ces confréries peuvent être attestées : au Temple, à Saint-Michel, à Saint Vincent, à Saint Georges et à Saint Just, peu d’éléments subsistent afin d’en donner une description fine.
Comme l’a montré l’exposition de la Bibliothèque municipale, il faut attendre l’émergence de la confrérie des imprimeurs pour avoir des traces plus précises. Sont ainsi conservées, régulièrement à partir de 1580 des plaquettes éditées par les « supposts du Seigneur de la Coquille ».

“Petite histoire du Carnaval” (suite)
Le Progrès Illustré, 24 février 1901

Comme le soulignent les commissaires la prépondérance de cette confrérie n’est pas due uniquement à leur importance économique, « mais leur degré de culture, leur solide organisation, leurs idées politico-religieuses avancées, leur opposition souvent manifestée à l’autorité et au patronat corporatiste en faisaient les meneurs de l’opinion populaire, et leur vocation à devenir les ‘amuseurs attitré du peuple lyonnais’ ». Leur réputation a laissé un long souvenir, puisque dans l’article du Progrès illustré, « Petite histoire du Carnaval Lyonnais », les Suppôts de la Coquille font presque l’objet d’une pleine page.

Le dimanche des bugnes et la ballade de Saint Fons

Le Carnaval de la Part Dieu, Jules Sylvestre, 1890, BML, P0546 SA 13-22

Dans son ouvrage, les Oisivetés du Sieur Puitspelu, le célèbre lyonnais a décrit toute la période du carnaval – Carême. Le mardi gras est marqué par les cortèges constitués toujours par Bandes, davantage topographiques que de corporations. Ainsi, la plus célèbre est-elle celle de « Bourg-neuf ».

Le défilé des bandes s’accompagnait du déguisement de l’ensemble de la population : « Les rues et les quais fourmillaient de masques isolés, en voiture, ou bien à pied, et souvent en groupes ». Les photographies de Jules sylvestre rendent illustrent bien l’animation qui s’emparait de la ville durant cette période.

Le Carnaval de Lyon (rue de la République), Jules Sylvestre, 1900, BML, P0546 SA 07-02

Le lendemain, après la cérémonie des cendres, le défilé se poursuivait mais avec une seule bande, la bande des souffleurs. Cette parade constituait en soit une parabole : il s’agissait de ressusciter mardi Gras, représenté par un mannequin de paille, mort la veille, en lui rendant le « souffle ». Le cortège, accompagné de musique, s’arrêtait à plusieurs stations afin que les souffleurs tentent de lui rendre la vie. En désespoir de cause, Mardi Gras était jeté depuis le pont de la Fayette ; dans un ultime effort, un souffleur plongeait dans le Rhône afin de le ramener à la berge et tenter un ultime sauvetage, avant que le mannequin ne soit accroché à des ballons « et il s’enlevait au ciel, pour en retrouver l’an qui vient ».

A la fin de la même semaine, le premier dimanche de Carême, nommé à Lyon « le dimanche des bugnes », ou « le dimanche des brandons » était marqué par la ballade de saint Fons. Toutes les corporations s’y rendaient, à l’exception des souffleurs. Les interprétations sur le sens de ce jour divergent. Tandis qu’un article de Lyon revue n’y voit qu’un adieu au Carnaval avant de rentrer dans le Carême, Puitspelu évoque l’hypothèse d’une fête, à l’origine religieuse, se nommant la fête des Pardons, censée permettre de se faire pardonner « les manquements des jours gras ». Quant à la tradition des « Brandons », petites torches, Van Gennep explique dans son livre, La Savoie, qu’il s’agissait d’une pratique destinée à se prémunir des insectes.

De toutes ces pratiques lyonnaise, seule celle de la bugne demeure, mais avec un calendrier davantage étalé. Contrairement à d’autres villes qui ont gardé une forte tradition de carnaval, comme Nice ou Lille, la tradition lyonnaise s’est éteinte, entre la fin du XIXe et le premier quart du XXe, essentiellement pour des raisons politiques.

Bibliothèque de Lyon, Grosses têtes, goniots et soufflaculs : aspects du carnaval, 1981

Bibliothèque de Lyon, Entrées royales et fêtes populaires à Lyon du XVe au XVIIIe, 1970

Van Gennep, Arnold, Le Folklore français, Du berceau à la tombe, cycle de Carnaval, Carême et de Pâques, 1998

Sur l’origine des bugnes, voir

Sur les variétés de bugnes, voir

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