Les Pérégrinations d’un album-photo

L’album Jarinoff

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 30/03/2021 par dcizeron

Il y a un an, un album photographique oublié nous était confié. Il se compose de 187 photographies, sans annotation, qui retracent et imagent la vie toute simple d’une famille d’émigrés russes : les Jarinoff. Revenu à Lyon en 1993, après de longues pérégrinations en URSS, l’album a enfin été restitué, en 2018, aux descendants de Nicolas Jarinoff. Les recherches effectuées pour identifier ces descendants ont permis de retracer une partie de l'histoire de la famille.

Album Jarinoff
Album Jarinoff

Des steppes Kazakhes à Lyon

Sur les ruines de l’URSS

Entre 1992 et 1993, au nord-est de Dzhamboul (Kazakhstan) une mission archéologique franco-kazakhe dégage les vestiges de l’ancienne cité qarakhanide d’Örnek. Marie-Odile Rousset, étudiante en archéologie pour le GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient) est membre de cette mission dirigée par Remy Boucharlat pour le CNRS et Karl Baypakov, directeur de l’Institut Kazakh d’archéologie. Par l’intermédiaire de Layla traductrice de l’anglais vers le russe et le kazakh, elle se lie d’amitié avec Maria.

Maria est la cuisinière de la mission. Elle a été physicienne dans une autre vie, celle d’avant la chute du Parti communiste de l’Union soviétique et la dislocation de l’Union des républiques souveraines. Elle participe à cette mission en tant qu’amie d’archéologues avec qui elle pratiquait l’alpinisme. Maria prépare le besbarmak et d’autres spécialités locales. Elle conserve aussi la mémoire d’une époque révolue.

Maria garde chez elle un album-photographique qui la préoccupe. Ce sont les souvenirs d’une famille de Russes blancs installée en France. Elle ne semble pas les connaître. Elle connaît encore moins les lieux photographiés. De qui vient cet album ? Quand et comment l’a-t’elle acquit ? La réponse est silencieuse, ou le souvenir en est oublié. Les seules informations qu’elle puisse transmettre sont notées à l’intérieur de l’album : « Famille Paul Jarinoff-Ilarikova, 14 rue Imbert Colomès, Lyon 4e [en réalité Lyon 1er, mais l’imprécision est pardonnable à des milliers de kilomètres], Pentes Croix-Rousse et Ex URSS, années 1950-1960 ».

Sachant que Marie-Odile Rousset travaille à Lyon, Maria lui confie l’album pour un retour aux sources, dans l’espoir romantique qu’il retrouve « sa famille ». Ici, commence une aventure généalogique qui durera près de vingt-cinq ans.

Une chaîne d’engagement

Rentrée à Lyon, Marie-Odile Rousset, malgré ses occupations universitaires, s’attelle à la tâche. Il s’agit d’une mission qu’elle ne peut pas, moralement, décliner ou abandonner. Mais par où commencer ? Il ne semble plus y avoir de Jarinoff à Lyon, à ce qu’en disent les annuaires. Elle affiche une annonce dans la petite épicerie Casino de la place Chardonnet, près des lieux où Paul Jarinoff-Ilarikova semble avoir résidé. « Recherche membre de la famille de Paul Jarinoff-Ilarikova, ayant habité sur les pentes de la Croix-Rousse et en ex-URSS pour transmettre un album de photographies (années 1950-1960) » suivi de son numéro de téléphone. Il s’agit plus d’une bouteille à la mer qu’autre chose. Elle reçoit tout de même un appel. De Jean-Luc Leclercq. Ce n’est pas un descendant de la famille mais l’annonce l’a intrigué.

Baignade à Collonges au Mont d’Or, Bibliothèque municipale de Lyon, P0900 011 00094.

Jean-Luc Leclercq a fréquenté les églises russes et s’intéresse à l’histoire de la Russie ; il a un goût prononcé pour la recherche, s’apprête d’ailleurs à reprendre des études doctorales. Il est prêt à relever le défi, à y consacrer le temps que Marie-Odile Rousset n’a pas. Elle lui confie l’album. Il se lance alors dans un minutieux travail de défrichage. Il tente en particulier d’identifier les lieux photographiés. C’est un travail de fourmi. Il questionne des anciens Russes de la paroisse orthodoxe de la Protection de la Mère de Dieu, sans résultat. Jean-Luc Leclercq abandonne. La quête des descendants de Paul Jarinoff-Ilarikova, avec les moyens à sa disposition, est dans une impasse. Mais il conserve précieusement l’album dans l’attente d’une hypothétique réouverture du dossier.

Des années passent. En octobre 2017, dans le cadre du centenaire de la Révolution russe, la Bibliothèque municipale de Lyon par l’intermédiaire du service de la Documentation régionale, organise une balade patrimoine sur les traces des émigrés russes de l’entre-deux-guerres à Lyon. Jean-Luc Leclercq participe à l’événement. Il se souvient alors de cet album. Cet album qu’il avait presque oublié. Il nous en parle. Et quelques semaines plus tard, il nous le confie à son tour.

De Paul à Nicolas : remonter l’histoire d’une famille

L’album nous est remis le 19 janvier 2018. Qu’avions-nous, à ce moment-là, entre les mains ? Des lieux partiellement identifiés, un nom : « Jarinoff », un outil que nos prédécesseurs n’avaient pas : internet. Nous avions aussi l’assurance que Jean-Luc Leclercq nous aiderait, enthousiaste de partager maintenant la mission qui lui incombait.

Recherches à la hussarde

Dans la presse ancienne, nous trouvons d’abord l’avis de décès de Mme Marie Ostrogorsk, veuve Jarinoff, 55 ans, à l’Hôpital de la Croix-Rousse, publié le 25/11/1932. Puis nous continuons l’identification des lieux. Nous cherchons en parallèle à définir les liens familiaux et à comprendre comment la famille évolue. Nous avons pu déterminer, avec quasi-certitude, que les deux hommes récurrents, celui identifié au départ comme étant Paul, et celui que nous appelions encore le « grand moustachu » sont deux frères.

Les découvertes ultérieures ont corroboré cette intuition. Nous avons trouvé les noms de Nicolas et Paul Jarinoff sur la « liste des soldats de l’armée blanche » de l’historien Serge Swolkov. Ainsi que le nom d’un autre frère, Georges, et de la mère Marie Vasilyevna. Nous avons également découvert sur le site des Archives des Nations Unies, des documents de 1923, du Haut-Commissariat des Réfugiés Russes, parmi lesquels des fiches de renseignements aux noms de Paul et Nicolas Jarinoff. Elles accompagnent leur demande de visas pour aller au Brésil.

Leur parcours aurait été le suivant. Partis d’Iekaterinoslaw, actuelle Dniepropetrovsk dans l’Est de Ukraine, la famille a fui depuis Sébastopol à bord de l’Inkerman. Ils quittent ce navire probablement à Istanbul – leur nom n’apparaît pas sur la liste des passagers qui ont poursuivi jusqu’à Toulon. Puis gagnent Sofia. C’est à Sofia qu’ils font leur demande de visas pour le Brésil. Ici deux alternatives :

  • soit ils faisaient partis des passagers du Rion, ce navire destiné à l’Amérique du Sud qui a été victime d’une avarie en Méditerranée et fut contraint d’accoster à Ajaccio, d’où les réfugiés ont « pris le maquis » ;
  • soit les promesses non tenues du gouvernement brésilien de donner des terres cultivables aux Russes blancs, et dont le bruit commençait à courir parmi les réfugiés, les ont dissuadés de poursuivre leur voyage. Ils seraient alors arrivés en France en tant qu’immigration de travail, comme beaucoup de réfugiés russes.

D’après : Lignes contractuelles : Bassin de la Méditerranée, Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE C-5140.

La fille de Nicolas

Nous avons enfin contacté une Mme Jarinoff qui réside dans la région Grand-Est. Un numéro trouvé dans les pages blanches ; mais les Jarinoff ne courent pas les rues, il fallait tenter notre chance. Et c’est sans doute là l’avancée décisive de notre recherche – et la plus riche en émotion. Car elle nous a dit être la fille de Nicolas Jarinoff.

Selon elle, Paul, Nicolas, un frère cadet et leur mère sont des Russes blancs ; ils ont fui la Révolution et sont arrivés à Lyon. La mère, Marie, et le frère cadet sont rapidement mort du typhus, à Lyon. Le grand-père était officier, mort pendant la guerre russo-japonaise. Il avait un frère pope.

Nicolas a été marié deux fois. Il habitait 6 rue Bossuet. Sa première femme était couturière à domicile. Ils avaient une moto et une maison de campagne à Lantenay. Nicolas Jarinoff est resté habiter à Lyon où il travaillait comme ajusteur-tailleur dans une usine.

Paul habitait à la Croix-Rousse. C’était un génie de l’électrique ; il aimait beaucoup les postes de radio, les téléphones… Sa nièce garde l’image d’un homme un peu lunaire, mais ses souvenirs sont assez vagues car il est reparti en URSS dans les années 50.

De nombreuses pièces du puzzle s’assemblent. Bien sûr, il reste encore des zones d’ombres : pourquoi Lyon alors que les deux frères (sans la mère et le frère, malades du typhus ?) semblaient partis pour le Brésil ? Qu’en est-il de ce sanatorium dont nous avons de nombreuses photographies ?  Et de cet enterrement à Ambérieux-en-Dombes ? Comment se fait-il que nous ayons plusieurs photographies de Nicolas, sa seconde épouse et sa fille après le départ de Paul en URSS, alors que selon les témoignages, les deux frères avaient perdu le contact ?

Un album familial

L’album Jarinoff est un bel album en cuir, a demi complété. De nombreuses photographies sont encore dans des enveloppes. Elles pourraient être classées en deux séries : celles des années 1930 et celles des années 1950, qui correspondent peu ou prou aux deux mariages de Nicolas Jarinoff – nous connaissons mieux ses épouses et leur parents grâce au travail généalogique de Jean-Luc Leclercq. Paul est assez effacé. Si l’album lui appartenait, les photographies concernent essentiellement son frère. La plupart relèvent du registre de l’intime et du familial que nous préserverons.

Les années 1930

La série de 1930 est particulièrement vivante. Les clichés ne sont pas statiques, les portraits tiennent une portion congrue. Les paysages et les visages défilent, s’accumulent, se croisent, symbole d’une jeunesse fougueuse et d’une intense sociabilité. A côté des traditionnelles photographies de famille, nous assistons aux voyages, aux distractions : la mer, sans doute dans les environs de Cannes, la descente en moto de la route Napoléon nouvellement goudronnée, les promenades autour du lac d’Aiguebelette, les gorges de l’Ain et le Bugey, et, plus classique, les rendez-vous sportifs locaux et les baignades estivales en bord de Saône, près de Collonges au Mont d’Or.

Le cadre de vie apparent est quelque peu singulier comparé à celui présent d’ordinaire sur les photographies des émigrés russes, du moins à Lyon. L’appartement est plus cossu, les loisirs onéreux prennent plus de place. Paul et Nicolas Jarinoff semble bénéficier d’une aisance relative.

Vue depuis l’appartement de Nicolas Jarinoff, Place Chardonnet, Bibliothèque municipale de Lyon, P0900 011 00071.

Les deux frères côtoyaient peu les autres émigrants, à l’exception de quelques amis proches. La plupart de leurs fréquentations est française, et notamment familiale. Nicolas Jarinoff est marié à une Française, une jeune femme divorcée, originaire de l’Ain. Le couple loge dans l’appartement qu’habitait déjà madame, sur les pentes de la Croix-Rousse. Ceci peut expliquer pourquoi, quelques années à peine après être arrivés en France, ils semblent installés. C’est par ailleurs au moment de cet emménagement que l’appareil photographique entre dans la famille.

La première épouse de Nicolas Jarinoff décède des suites de maladie en 1943. Sa santé fragile explique sans doute les nombreuses vues de sanatorium, où les séjours paraissent prolongés. De ce mariage, Nicolas Jarinoff gardera un ancrage fort dans l’Ain et un attachement plus particulier au village de Lantenay où se situe la maison de famille de la défunte, dont il hérite.

1950-1960 : un cercle plus restreint

La seconde série de photographies concerne les années 1950-1960. Nicolas Jarinoff y apparaît entouré de sa seconde épouse et de sa fille. Les photographies, moins nombreuses, couvrent pour l’essentiel des moments familiaux comme l’arbre de Noël, des portraits de famille et plus exceptionnellement des grands événements comme l’arrivée du Tour de France à Aix-les-Bains en 1958.

Paul Jarinoff, omniprésent dans le premier mariage, occupe ici une place marginale. Il apparaît une dernière fois aux côtés de sa nièce âgée de 5 ou 6 ans avant de suivre son destin de « retournant ». Quelques photographies sont ajoutées par la suite, sans doute envoyées par Nicolas – à quelle adresse ? Au Kazakhstan ? À Almaty ? Y-at-il eu une réponse comme pourrait le faire croire les documents d’un photographe en cyrillique insérés dans l’album ? Cette réponse aurait-t-elle pu passer la frontière ?

Promenade en voiture, Bibliothèque municipale de Lyon, P0900 011 00104.

L’album est aujourd’hui revenu à la petite-fille de Nicolas Jarinoff, qui découvre une histoire familiale enfouie. Elle a autorisé la Bibliothèque Municipale de Lyon à sélectionner une soixantaine d’images d’intérêt régional, illustrant les lieux, les modes de vie, les sociabilités d’une famille russe blanche à Lyon. Ces photographies sont désormais accessibles depuis la base « Photographes en Rhône-Alpes ». Elles intègrent la série « Mémoire blanche », fruit d’une collecte de mémoire effectuée dans le cadre de la balade patrimoine éponyme dédiée à l’émigration russe à Lyon dans l’entre-deux guerre.

Le voyage de l’album Jarinoff s’achève ici, avec sa part d’ombre persistante. Qui sait, un jour peut-être les descendants de Paul Jarinoff, en Russie, s’ils existent, viendront ouvrir un nouvel épisode….

Partager cet article