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Affaire Mérieux. Procès de Louis Guillaud, dit “La Carpe”

Photographe : Edmond Roussel, 14 décembre 1981.

- temps de lecture approximatif de 6 minutes 6 min - Modifié le 16/11/2023 par prassaert

Histoire d'un truand à l'ancienne impliqué en 1975 dans l'enlèvement du jeune Christophe Mérieux, héritier de deux des plus grandes dynasties industrielles de la région lyonnaise.

Affaire Mérieux. Procès de Louis Guillaud. Photogr. par E. Roussel, 14 décembre 1981. [BM Lyon, FIGRPTP2509C © E.Roussel].

Lyon, 9 décembre 1975, 8 heures 15. Comme tous les matins le jeune Christophe Mérieux, âgé de neuf ans, quitte le domicile familial pour se rendre à l’école privée de La Rédemption dans le 6e arrondissement de Lyon. Seulement quelques centaines de mètres à parcourir, dont la moitié en compagnie d’un majordome. A l’angle des rues Félix-Jacquier et Lieutenant-Colonel-Prévost, un homme, le visage dissimulé par un casque de motard, saisit l’enfant par le bras et l’engouffre dans une estafette où l’attendent deux autres individus avant que le véhicule ne disparaisse dans la circulation.

Les truands qui ont enlevé Christophe Mérieux ont apparemment bien monté leur coup. En premier lieu sur le choix de la famille. Car ce garçon n’est pas un écolier ordinaire : Christophe est en effet l’héritier de deux empires économiques de la région Rhône-Alpes. Par son père, il est le petit-fils de Charles Mérieux, de l’Institut Mérieux, laboratoire pharmaceutique dont le chiffre d’affaires, filiales comprises, est alors estimé à la coquette somme de 550 millions de francs. Par sa mère, il est le petit-fils de Paul Berliet, constructeur automobile et principal propriétaire immobilier des usines Berliet depuis la reprise de la firme par la Régie Renault en 1975.

La méthode suivie par les ravisseurs aura été extrêmement prudente. Quinze minutes après les faits, une voix anonyme revendique l’enlèvement par téléphone : “Votre enfant est entre nos mains. On vous rappellera”. A 9 heures, la même voix fixe le montant de la rançon : 10, puis finalement 20 millions de francs – un record mondial pour l’époque -, la moitié en francs français usagés, le reste en deutschemarks et en florins qui sont rapidement réunis par les deux familles. Le 10 décembre au soir, les ravisseurs demandent à Alain Mérieux, PDG de l’Institut et père de l’enfant, de partir avec la fabuleuse rançon en suivant un itinéraire convenu. Plusieurs heures durant, ce dernier erre en vain dans la banlieue lyonnaise sur les indications des ravisseurs. Le même scénario se reproduit le 11 décembre au soir. Mais cette fois-ci, au terme d’un cruel jeu de piste qui l’amène sur les routes de l’Ain, deux voitures le rattrapent et coincent la BMW du chef d’entreprise à Saint André-de-Corcy. Trois hommes armés et masqués enchaînent Alain Mérieux à son volant et s’emparent des sept sacs de jute contenant l’argent, soit cent quarante kilos de billets, mais oublient une partie du magot dans leur précipitation.

Jusque-là, la presse a promis de garder le secret. Selon la loi sacrée du silence et afin de ne pas interférer dans le versement de la rançon, tous les médias ont en effet convenu, d’un commun accord, de ne rien ébruiter de l’affaire en cours. Il est vrai que les gangsters ont eux-mêmes dicté leurs conditions : ni police, ni presse autour des tractations, sinon… Dans la soirée du 12 décembre, au terme de quatre jours d’angoisse, l’enfant est retrouvé sain et sauf par un passant dans une poubelle de l’avenue Jean-Jaurès à Gerland. Le lendemain matin, les Lyonnais apprennent donc la libération du jeune Mérieux en même temps que son enlèvement. L’affaire a un retentissement national.

L’enquête commence. Seul élément concret, la voix caractéristique d’un des ravisseurs, au débit soutenu et à l’intonation haut perchée, que les policiers ont enregistrée. L’homme est rapidement identifié par l’inspecteur principal Marcel Aillot car il s’agit d’un truand bien connu des services de police judiciaire : Louis Guillaud, dit “La Carpe”, âgé de 46 ans, ancienne figure du milieu lyonnais et ex-compagnon de route de la bande à “Nonoeil” (Pierre Rémond) au temps où la ville se dénommait encore “Chicago-sur-Rhône”. Interdit de séjour à Lyon, ses liens avec le milieu sont devenus lointains. Depuis plusieurs années déjà, ce second couteau gère en effet “Le Valberg”, un bar à hôtesses à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais), à une trentaine de kilomètres de Lille. En février 1976, soit quelques semaines après l’enlèvement, il est repéré à Paris et pris en filature alors qu’il rend visite à plusieurs agents de change du quartier de la Bourse afin d’effectuer une transaction financière de 400.000 francs contre une vingtaine de lingots d’or qu’il paie avec des billets de la rançon.

 

Le Président Robin au Procès de Louis Guillaud. Photogr. par E. Roussel, 14 décembre 1981. [BM Lyon, FIGRPTP2509C © E. Roussel].

Un débat s’engage alors chez les patrons de la police judiciaire : faut-il l’interpeller ou le suivre pour remonter la filière afin coincer toute la bande ? L’inspecteur général Robert Mattéi, patron du Service régional de police judiciaire de Lyon (S.R.P.J.), estime qu’il faut laisser Guillaud en liberté et prolonger la filature, seule solution selon lui pour élucider complètement l’affaire. Mais à Paris, la direction centrale de la police judiciaire ordonne l’arrestation. Et, le 25 février 1976, Louis Guillaud est interpellé. Les policiers saisissent une partie de la rançon (1,8 million). Le suspect avoue être l’auteur des coups de téléphone, être l’homme qui a récupéré la rançon à Saint-André-de-Corcy, mais précise aussitôt qu’il n’est pas le cerveau de cette affaire tout en refusant de dénoncer ses complices. Du côté de la famille Mérieux, le patriarche n’ayant récupéré qu’une mince partie des fonds, se trouve dans l’obligation de réaliser plusieurs opérations financières dont la vente de certaines salles de cinéma qu’il a en exploitation, ceci afin de faire face aux créances des banques qui, à l’époque du rapt, n’ont pas hésité à lui avancer l’argent.

Le procès de Louis Guillaud s’ouvre à Lyon le 14 décembre 1981 devant la Cour d’assises du Rhône avec une première audience marquée par l’entrée, pour la première fois dans le département, des caméras de télévision et des photographes de presse venus fixer sur la pellicule les traits de l’accusé. Défendu par Maître Roger Breysse (1914-1988), Guillaud se retrouve donc seul dans le box des accusés, accompagné cependant de quatre autres receleurs sans envergure ayant profité de ses largesses : sa belle-soeur et son beau-frère, Denise et Albert Novel ; sa femme, Gilberte Guillaud (née Carretier), et sa maîtresse, Arlette Piedbois, arrêtée en Belgique en août 1977 et qu’il épousera en secondes noces en juin 1984. Les six ans d’enquêtes ont abouti à une impasse. La Carpe porte bien son nom et les autres ravisseurs peuvent dormir tranquille…

La seule piste sérieuse a été saccagée par la police judiciaire lyonnaise dans des circonstances bien étranges : sur information anonyme, les policiers découvrent dans un studio à Oullins, les empreintes de Christophe Mérieux, de Louis Guillaud et d’un troisième comparse, le truand Jean-Pierre Marin, qui a loué cet appartement peu avant le rapt. Une souricière est tendue. Et, le 9 mars 1976, jour de son interpellation à Champagne-au-Mont-d’Or, Jean-Pierre Marin tente de s’enfuir. Il est abattu les armes à la main lors d’une opération commando. Fiché au grand banditisme et élément clé des « Affaires de Lyon », Marin était soupçonné d’être l’un des assassins du juge François Renaud. D’aucuns auraient voulu y voir un trait d’union entre les deux plus grandes affaires de l’année 1975 dans lesquelles se retrouvaient les mêmes protagonistes. Lui aussi ne parlera plus.

 

La famille Mérieux au Procès de Louis Guillaud. Photogr. par E. Roussel, 14 décembre 1981. [BM Lyon, FIGRPTP2509C © E. Roussel].

Tout cela aboutit à un procès au terme duquel Louis Guillaud écope de vingt ans de réclusion. Un bien étrange procès à tiroirs où Me André Soulier, l’avocat de la famille Mérieux, est menacé de mort, où l’inspecteur général Mattéi, mis à la retraite en mai 1976, vient dénoncer les erreurs de sa hiérarchie tout en défendant l’accusé, où Louis Guillaud explique que la rançon du rapt devait servir au financement de partis politiques alors au pouvoir… Sans compter cette interpellation de l’accusé par l’avocat général Bonnefoy des Aulnais lors de son réquisitoire : “Les hommes soupçonnés d’avoir été avec Marin et vous-même les auteurs de l’enlèvement […] étaient dans cette salle. Ils étaient là pour vous surveiller, pour veiller à vos propos ».

Inévitable alors d’empêcher les plus folles rumeurs, les spéculations et autres hypothèses qui font de « Lyon la brumeuse » la ville de tous les mystères, des coups tordus et des pires magouilles politico-judiciaires. Et d’évoquer l’épais brouillard qui enveloppe toujours une série de crimes non résolus de cette fameuse décennie : l’assassinat de l’hôtelier et homme d’affaire Yves Marin-Laflèche (4 juillet 1974), celui du juge François Renaud (3 juillet 1975) ou l’enlèvement et la disparition mystérieuse du clerc de notaire Bernard Galle (22 septembre 1980), gendre de Me Louis Chaine, conseiller général du Rhône et patron de la plus importante charge notariale de Lyon où se signent en particulier les actes de la Ville de Lyon et de la Communauté urbaine…

Sur l’affaire qui le concerne, Louis Guillaud n’en dira guère plus. A sa sortie de prison en 1990, celui que les policiers avaient surnommé « La Carpe » avoue cependant : « Si nous n’avions pas touché la rançon le vendredi 12 décembre 1975, nous aurions relâché le gosse le lendemain. L’affaire aurait été ratée, mais Christophe n’aurait subi aucune violence. Je vous en donne ma parole d’homme ». Après 14 ans d’incarcération passés en quartier de haute sécurité et à la centrale de Loos-lès-Lille (Nord) – déduction faite des remises de peine -, c’est donc en père tranquille que Louis Guillaud se présente à la presse : « Maintenant, à soixante ans, j’aspire à une retraite tranquille. Ma femme a un petit commerce, je vais m’occuper de mes enfants et de ma petite fille ».

Mais les affaires sont les affaires. Ce truand à l’ancienne, multirécidiviste mais respectueux du code de l’honneur, replongera fatalement. Embringuer dans une affaire de règlements de comptes entre voyous – l’affaire de trop -, Louis La Carpe est une nouvelle fois rattrapé par la justice. Il met fin à ses jours le 25 décembre 2008.

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