Yukio Mishima, libérateur de la parole homosexuelle au Japon

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - par Yôzô-san

Auteur de plus d'une quarantaine de romans, compositeur de plusieurs opéras, dramaturge accompli, réalisateur, kendoka et culturiste chevronné, Mishima n'a de cesse de nous fasciner. Le confinement a été l’opportunité parfaite de se replonger dans cette œuvre monumentale et de s'intéresser de plus près à la manière dont il a fait son entrée dans le paysage littéraire japonais.

Mishima, un écrivain à redécouvrir (copyright Myriam Bouveiron)
Mishima, un écrivain à redécouvrir (copyright Myriam Bouveiron)

Il y a un an paraissait enfin chez Gallimard la nouvelle traduction de Confessions d’un masque de Yukio Mishima qui est sans conteste l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature japonaise. Quelques mois plus tard, l’éditeur publiait Vie à Vendre, un texte de l’auteur jusqu’alors inédit en France. Pourquoi ce si soudain regain d’intérêt pour Mishima ? L’histoire est très simple. L’auteur qui appréciait particulièrement le travail de ses traducteurs américains avait exigé que son œuvre ne soit traduite qu’à partir de leurs traductions. Le décès de sa veuve qui avait veillé à ce que cette exigence soit respectée, a mis fin à cette situation que les traducteurs appelaient “l’omerta Mishima”. De nouvelles traductions basées sur les textes originaux peuvent ainsi voir le jour pour notre plus grand bonheur. C’était là l’occasion rêvée de revenir sur le coup de tonnerre littéraire et social que fût Confessions d’un masque qui, à sa sortie en juillet 1949, va non seulement donner naissance à un genre nouveau, mais également briser le tabou de l’homosexualité qui régnait depuis plus d’un siècle sur la littérature nippone.

 

Confessions d’un masque ou la fin d’un tabou

Bien qu’il ait existé une littérature homosexuelle au Japon dès le XIVe siècle avec le développement des romans gays appelés chigo monogatari, la production littéraire moderne de ce même pays s’avère extrêmement pauvre dans ce domaine. En effet, depuis Le grand miroir de l’amour mâle écrit en 1688 par Ihara Saikaku, dans lequel l’auteur explore l’homosexualité masculine à travers une quarantaine de récits, le sujet n’avait plus été abordé. Une omerta de 261 ans qui semble trouver ses sources dans l’ouverture du Japon aux sociétés occidentales. 

Comme le souligne Tsuneo Watanabe dans La voie des éphèbes : histoire et histoires des homosexualités au Japon, la société japonaise a pourtant eu une tradition culturelle de l’homosexualité masculine semblable à celle de la Grèce antique. Fait que les occidentaux ignorent bien souvent. À ce propos, le jésuite portugais Alessandro Valignano (1539-1606), parti évangéliser le Japon sur les traces de Saint François Xavier, consignera dans son journal le fait que l’homosexualité y soit considérée comme une pratique ayant reçu l’assentiment des trois grandes religions locales (bouddhisme, taoïsme et confucianisme) qui en attribuent même communément la naissance au moine bouddhiste Kûkai (774-835). Avec la multiplication des monastères, une pratique homosexuelle presque institutionnalisée va d’ailleurs voir le jour permettant au moine de garder auprès de lui un chigo, novice auquel il va s’unir par un pacte de loyauté fraternelle appelé Kyôdai chigiri. On retrouvera ce même pacte chez les samouraïs dont la tradition homosexuelle s’apparente au modèle grec où ces rapports s’inscrivent dans le cadre d’une éducation élitiste. Si ces systèmes de codification montrent que l’homosexualité était clairement ancrée dans les mœurs des hautes sphères politiques et religieuses, il en allait de même dans le domaine artistique comme en attestent les nombreuses ukiyo-e, ces « peintures du monde flottant » qui représentent parmi les scènes de la vie des quartiers des plaisirs les amours homosexuelles des acteurs de kabuki. L’homosexualité qui était alors appelée nanshoku ou shudô n’était pas plus stigmatisée dans le Japon populaire que dans celui des seigneurs et des moines, et ce jusqu’à l’entrée dans l’ère Meiji (1868-1912), qui sera marquée par l’influence grandissante de l’Occident.

À cette période le Japon décide de prendre pour modèles les institutions et techniques occidentales dans le but de connaître la même prospérité que l’Europe ou les États-Unis. Mais rapidement de profonds changements s’opèrent dans les mentalités sous le poids de la morale judéo-chrétienne. Une vague de puritanisme s’abat alors sur le pays. La sexualité devient un sujet brûlant et le nanshoku se voit condamné par la société comme une pratique honteuse et antinaturelle. Les écrits de Saikaku sont censurés par les moralistes du XIXe siècle, et ce n’est qu’en 1945, quatre ans seulement avant la publication de Confessions d’un masque, qu’ils retrouveront leur forme d’origine. Cependant, si au sortir de la seconde guerre mondiale le Japon abandonne les diverses formes de répression à l’encontre des homosexuels, le tabou demeure quant à lui bien en place.

Ancienne édition de l’ouvrage avec en couverture une photo dans laquelle Mishima se met en scène

En 1949, après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, le déclassement de l’Empereur et sa capitulation, la nation japonaise entre dans un lent processus de reconstruction. La seconde guerre va aussi être une période difficile pour le monde de l’édition qui va entrer dans une phase de récession accompagnée de nombreuses faillites. Dans les faits, pour un nouvel écrivain il est très compliqué à ce moment là d’être publié au Japon car la précarité financière des maisons d’édition ne leur permet pas de prendre de risques avec les manuscrits d’illustres inconnus. C’est donc dans ce contexte que Mishima va rédiger Confessions d’un masque. Un pari pour le moins osé puisque non seulement il décide de lancer sa carrière littéraire par un roman d’inspiration autobiographique alors que personne ne le connaît, mais surtout parce qu’il décide d’y parler ouvertement de son homosexualité

 

Naissance d’une icône

À sa parution, le roman provoque un véritable tollé. Alors que les milieux littéraires acclament le style flamboyant et imagé du jeune écrivain, le sujet de ses premiers émois homoérotiques va diviser la critique tout en contribuant à la réhabilitation de l’homosexualité. Une partie de la population fera preuve d’un vif intérêt pour le sujet et Mishima va devenir le symbole de la libération de la parole homosexuelle au Japon. Rapidement de nombreuses commandes lui seront passées pour des conférences, des articles ou même des feuilletons sur le sujet. Ainsi propulsé chantre de l’homosexualité avec son tout premier roman, Mishima venait seulement de commencer son chemin vers l’icône gay qu’il allait devenir en son pays. 

Lorsqu’on détaille l’image que les Japonais ont de Mishima, on se retrouve un peu comme face à un puzzle dont les pièces s’emboîtent mal. Ses compatriotes le dépeignent à la fois comme l’auteur japonais le plus connu des occidentaux et comme un symbole de la communauté gay, mais en prenant soin de ne pas mêler ces deux aspects. Si cette dichotomie s’explique en partie du fait qu’une forme de censure s’exerce encore de nos jours au Japon, poussant les biographes officiels de l’auteur à expurger systématiquement son homosexualité de leurs ouvrages, ou interdisant à Jirô Fukushima qui a été son amant pendant des années de publier ses mémoires ou leur correspondance amoureuse, elle s’ancre également dans la métamorphose qui s’est opérée chez Mishima lui-même. 

Mishima dans le film Le lézard noir au côté de l’onnagata Akihiro Miwa dont Mishima a été le grand amour

C’est au cours d’un voyage, que va s’initier le profond changement de Mishima. Après le succès de Confessions d’un masque, sa notoriété nouvellement acquise va lui permettre de se rendre en Europe où ses romans rencontrent un large public. En 1951, il découvre la Grèce. Là-bas, il tombe amoureux des ruines antiques, des statues grecques qui subliment les corps et du soleil de plomb qu’il assimile à un regard divin. Dès lors, Mishima n’aura plus qu’un seul but : atteindre cette esthétique. C’est pour lui une véritable épiphanie et toute sa vie sera désormais tendue vers cet objectif ultime : façonner son corps et son esprit pour les rendre dignes d’être exposés tels les statues des plus grands guerriers antiques. Il va alors se lancer à corps perdu dans la musculation et le kendo pour transformer son enveloppe physique et emprunter la voie du samouraï pour fortifier son esprit. C’est ce dont il est question dans sa seconde autobiographie, Le Soleil et l’Acier. Il y explique comment par l’acier il fait évoluer son corps pour que celui-ci devienne le parfait réceptacle d’un esprit solaire, c’est-à-dire pour lui d’un esprit fort, rigoureux et sans faille.

Ordalie par les roses, Yukio Mishima et Eikoh Hosoe

Au fur et à mesure que Mishima va se rapprocher de son idéal physique, son mode d’expression va lui aussi évoluer pour se tourner vers quelque chose de plus visuel. Lui qui se dépeignait jusque-là comme un être malingre et chétif dont la « propre existence corporelle était sans doute le produit de la corrosion intellectuelle des mots » va partir en quête d’un nouveau langage qui permette au corps de s’exprimer sans craindre la corruption des mots. C’est dans la mise en scène de son propre corps que Mishima va trouver cela en multipliant les projets cinématographiques et photographiques. Une réalisation plus particulièrement sera empreinte de ce désir : Ordalie par les roses, recueil photographique co-créé avec Eikoh Hosoe dans lequel il couche sur pellicule ses fantasmes homoérotiques.

 

Auteur et homme complexe, adepte du dire-vrai, Yukio Mishima a débuté sa carrière littéraire en donnant un coup de pied dans la fourmilière moralisatrice de son temps, entrant immédiatement au panthéon des écrivains maudits. Sa contribution à la libération de la parole homosexuelle a fait de lui une figure marginale à la fois révérée et honnie. Regardé par ses compatriotes comme comme un écrivain de génie, il est cependant très peu lu par ceux-ci (ses œuvres complètes sont indisponibles au Japon depuis des années sans  réédition prévue) et un silence poli se fait quand on parle de lui. Espérons que cette nouvelle vague de traduction un peu partout à travers le monde saura attiser la curiosité de ses concitoyens et leur donner envie de découvrir son œuvre.

 

Pour aller plus loin :

Kochan ou la Naissance à soi-même, émission de France Culture animée par Charles Dantzig autour de la nouvelle traduction de Confessions d’un masque par Dominique Palmé, 2019

Mishima une vie en quatre chapitres, réalisé par Paul Schrader, musique de Philip Glass, Wild Side Films, 2010

Mishima en procès, Philippe Pons  pour le journal Le Monde, 1998

Mishima ou la vision du vide, Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1986

Mort et vie de Mishima, Henry Scott-Stokes, éditions Philippe Picquier, 1996

Correspondance, Yasunari Kawabata et Yukio Mishima, Albin Michel, 2000

Male colors : the construction of homosexuality in Tokugawa Japan, Gary P. Leupp, University of California Press, 1997

Le Japon se voile la face en censurant l’amant de Mishima, André Clavel pour le journal Le Temps, 1998

Une série de quatre émissions consacrées à Yukio Mishima sur France Culture en 2017

Mishima, Jennifer Lesieur, Gallimard, 2011

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