Une main qui protège : la Khamsa
Publié le 18/09/2024 à 10:35 - 10 min - Modifié le 24/09/2024 par MC
Nommée Khamsa, Afus, main de Fatma, main de Myriam ou encore main de Tanit, ce symbole et ses objets sont présents au Maghreb et jusqu’en Egypte depuis l’Antiquité. Héritière des mains peintes dans les grottes préhistoriques, cette main prend selon les lieux et les époques une tonalité différente. Découvrons ensemble l’histoire riche et plurielle de ce symbole, au croisement des cultures et des Religions…
Le présent article a été rédigé à partir de l’émission d’Arte Faire l’histoire, proposée par Patrick Boucheron. Un rendez-vous d’histoire par le prisme des objets. Chaque semaine, des historiennes et des historiens nous racontent la destinée d’un objet, associant récit et analyse. Cette émission a été réalisée avec le concours d’Emmanuelle Tixier du Mesnil, médiéviste spécialiste d’Al Andalus.
La Khamsa, main qui rassemble les peuples du Maghreb, est un signe-objet qui possède une pluralité de déclinaisons. Elle est et fut portée par les femmes sous forme d’amulette-talisman-bijou, par les populations berbères ou arabes, musulmanes comme juives. La Khamsa, c’est la reconnaissance d’une religion, d’une appartenance, d’un pays d’origine. Intéressons-nous à son histoire….
De la Préhistoire à l’Antiquité, une main apotropaïque
Cette main est l’héritière de croyances anciennes qui mêlent magie et religion. Nous trouvons les premiers témoignages graphiques de mains dans des grottes rupestres : dites positives ou négatives selon qu’elles ont été enduites puis posées, ou simplement entourées par les pigments et inscrites en creux. La notion de protection est déjà présente. Mais leur dessin reste lié aux femmes et aux hommes qui les ont inscrites sur la roche. Ces mains se retrouvent dans des sites rupestres un peu partout dans le monde, dont en Libye, en Kabylie, dans le Sahara nord-occidental ou encore dans le Sud marocain.
La Khamsa est avant tout l’héritière de la main de la déesse punique Tanit, qui se retrouve dans toute la méditerranée occidentale. Si Tanit est d’origine phénicienne, elle devient la déesse punique de la fertilité. Nous en trouvons les premiers témoignages à Carthage au Vème siècle avant JC, et son culte s’est développé de l’Afrique occidentale jusqu’au sud de l’Europe (Ibiza, Palerme…). Déesse mère de Carthage, Tanit est la parèdre de Baal dont elle précède le nom. Sa dénomination pourrait provenir du libyque (dérivé du punique), ancêtre des langues berbères dans lesquelles les noms féminins commencent et se terminent par un T.
Déesse de la fertilité, de la terre qui se régénère, de la végétation, les archéologues la retrouvent mentionnée en de nombreux endroits, dont sur les stèles funéraires. Et Tanit a deux symboles associés : son signe et une main.
Car la main ne doit pas seulement protéger les vivants mais aussi les morts. Ces symboles sont donc présents sur les stèles funéraires afin de protéger le défunt, repousser ce qui deviendra « le mauvais œil ». Sur les stèles puniques, la main est levée en signe de prière. On la retrouve gravée avec son avant-bras sur des stèles votives. Présente sur les stèles libyques, notamment en Algérie et en Tunisie, la main possède une même destination prophylactique. Elle est parfois un peu différemment représentée, plus stylisée avec des traits courts rectilignes ressemblants à un peigne à 4 ou 5 dents.
Le symbole de la main de Tanit, adopté au fil des siècles par les religions monothéistes comme l’Islam, est l’ancêtre direct de la main de Fatma.
Afus, Tafust, Khamsa, main de Fatima ou main de Myriam : un symbole du Maghreb
La Khamsa est présente dans toute l’Afrique du nord, et ce jusqu’en Egypte. Symbole très fort, utilisé par les populations arabes, berbères et juives. Symbole d’une identité culturelle, d’une identité religieuse mais pas que religieuse, il accompagne hommes et femmes dans la vie quotidienne. Symbole partagé, reflet de plusieurs populations vivant sur le même territoire et appartenant au même monde social. La Khamsa est un symbole féminin de protection.
La Khamsa en Islam
L’interprétation de ce signe magique devient religieuse avec l’Islam. L’islam donne à ce symbole ancien un sens nouveau.
Khamsa en arabe désigne le chiffre cinq. La Khamsa est également appelée main de Fatma, du nom de Fatima, fille du prophète Muhammad. C’est un symbole qui est quasiment absent du monde islamique oriental. On la trouve du Maghreb à l’Egypte, ainsi que dans l’Espagne médiévale, dans tout l’occident islamique.
Les cinq doigts de cette main peuvent s’interpréter de plusieurs façons en Islam :
- Assemblés, les 5 doigts peuvent former en arabe le nom de Dieu : Allah.
- Mais les 5 doigts peuvent aussi représenter les 5 piliers de l’Islam : la foi, le jeûne, le pèlerinage, la prière et l’aumône légale.
- On peut aussi y voir le décompte des 5 prières quotidiennes du lever au coucher du soleil :
- La prière de l’aube : Farj en arabe, Taẓallit n tufat en kabyle
- La prière de midi (soleil au zénith) : Dhurh en arabe, Taẓallit n umeɣri en kabyle
- La prière de la mi-après-midi : ‘Asr en arabe, Taẓallit n takkest en kabyle
- La prière du coucher de soleil : Maghreb en arabe, Taẓallit n ulmeẓ en kabyle
- La prière de la nuit : ‘Ichâ’ an arabe, Taẓallit n tinniḍes en kabyle
- Dans l’Islam chiite, on peut compter les symboles autrement, et les 5 doigts signifient alors les 5 membres de la maison du prophète : Muhammad, sa fille Fatima et son mari Ali, leurs enfants Hassan et Hussein.
La Khamsa, symbole partagé par les séfarades
Pour les populations juives d’Afrique du Nord, présentes depuis deux millénaires, la Khamsa est aussi appelée main de Myriam, sœur de Moïse. La Khamsa rappelle notamment les cinq livres de la Torah (la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome). Les Khamsas juives sont parfois décorées d’une image de poisson, symbole de chance, ornées de prières ou de l’étoile de David.
La Khamsa, « cinq dans ton œil »
C’est un symbole dont la valeur prophylactique et apotropaïque reste présente, chez les citadins comme chez les ruraux. Symbole aux multiples déclinaisons : amulette, bijou, motif sur tissu, peinture, sculpture ou encore céramique. On retrouve cette main dans la vie quotidienne, sous des formes et des styles divers.
Il s’agit ainsi d’une figure de protection : par son imposition, la main transmet protection et santé. La protection est nécessaire face au mal, à l’envieux, au jaloux. La croyance au mauvais œil permet d’expliquer les maux qui peuvent atteindre l’Homme, désarmé face à la maladie et la mort. Cette croyance populaire peut remonter aux temps préhistoriques.
Certaines représentations de la Khamsa incluent ainsi un œil au centre de la main : un œil envieux, un mauvais œil, qui va être absorbé par la main protectrice. D’où la fabrication des amulettes que l’on coud dans les vêtements des nouveaux-nés juifs comme musulmans depuis des siècles, et qui protègent le bel enfant à la santé éclatante. On multiplie ce symbole et ses objets pour pérenniser cette protection accordée par la Khamsa.
Mais la représentation de la Khamsa sous forme de bijou est aussi une manière pour les femmes d’avoir une masse d’or ou d’argent qui souvent constitue leur dot. L’or est plus présent dans les villes, quand dans les campagnes les bijoux sont le plus souvent réalisés en argent.
La lente porosité des signes et des interprétations a permis à un symbole comme la main de Fatma de passer le temps, de traverser les espaces, et d’être constamment réapproprié jusqu’à nos jours. Objet symbole maghrébin, la Khamsa a suivi les exils des populations, en direction de l’Europe ou encore d’Israël. La Khamsa s’est ainsi universalisée, présente notamment dans les boutiques des bijoutiers un peu partout dans le monde, mais elle demeure le symbole d’un attachement à l’Afrique du nord, à une culture d’origine, à une culture populaire.
Pour aller plus loin dans la lecture :
Les Berbères, mémoire et identité, Gabriel Camps, Errance, 2002
Bijoux berbères d’Algérie : Grande Kabylie, Aurès, Henriette Camps-Fabrer, Aix en Provence, Edisud, 1990
Dictionnaire des bijoux de l’Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, par Paul Eudel, Paris, Leroux, 1906
Dieux et déesses de l’univers phénicien et punique, par Edward Lipiński, Leuven, Uitgeverij Peeters, 1995
Écrits mémorables, vol. 1, Louis Massignon Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2009
Encyclopédie berbère, Henriette Camps-Fabrer, no 30, 2010, p. 4508–4518
La main de Fathma, J. Herber, Paris, Larose, 1927
Les religions de l’Afrique antique, Gilbert Charles-Picard, Paris, Plon, 1954
Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Edward Westermarck,… ; trad. française par Robert Godet, Paris, Payot, 1935
Partager cet article