Histoire

Remplir les cases de nos mémoires 

Histoires familiales en BD

- temps de lecture approximatif de 14 minutes 14 min - Modifié le 04/07/2024 par Département Civilisation

Dans l’actuelle et prolifique production en bandes dessinées, les récits d’enfance sont devenus incontournables à travers quelques titres célèbres comme l’Arabe du Futur ou Persépolis. Un autre genre est en vogue, celui des récits familiaux, où des enfants et petits-enfants tentent de comprendre, de dévoiler ou de renouer avec la vie et la mémoire de leurs parents ou grands-parents. Maus d’Art Spiegelman ou Les mauvaises gens d’Étienne Davodeau ont ouvert la voie. En passant par le dessin, les émotions qu’il véhicule, et la distance qu'il permet de prendre avec une réalité trop dure, la bande dessinée permet d’exprimer une mémoire traumatique, qu’elle situe dans un récit mettant en scène les membres de la famille en quête d’une remémoration, parfois d’une réconciliation, toujours d’une transmission.

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L'odeur des pins extrait de couverture

Entre Shoah et résistance, la mémoire difficile

Comme le montre un de nos précédents articles Témoigner pour ne pas oublier, les témoignages sur la Seconde guerre mondiale et la Shoah sont encore nombreux à paraître, et les bandes dessinées le sont aussi. Tout récemment, deux ouvrages très forts abordent cette question sous la forme de véritables enquêtes, exposant avec finesse en quoi le fait de remuer un passé que l’on préfèrerait oublier ou taire, est douloureux et délicat, salvateur et formateur.

L’odeur des pins : ma famille et ses secrets / Bianca Schaalburg

Bianca Schaalburg vit à Berlin. Sa mère, décédée, fut celle qui osa poser les questions embarrassantes à ses parents à propos de leurs activités et positions pendant la guerre. Mais elle se heurta au silence. C’est donc Bianca qui reprend le fil de l’enquête, aidée de son oncle. Mêlant recherches dans les archives, lecture de témoignages, rencontre avec des descendants de juifs berlinois, elle se demande qui étaient ses grands-parents, et part sur les traces des trois personnes juives expulsées de l’immeuble familial et déportées. Elle comble parfois les « trous » ou les écarts de mémoire en dessinant des scènes imaginaires. Des années 30 à 2020, en passant par l’après-guerre et la dénazification, ou les années 60 et 70, elle démêle les secrets de cette famille compromise, en s’attachant aux détails qui font la transmission et les non-dits… Voir aussi : Heimat : loin de mon pays / Nora Krug et cet article Heimat, se réconcilier avec son histoire familiale

Lebensborn / Isabelle Maroger

Isabelle Maroger, jeune maman, fait un jour face à la remarque raciste d’une dame, qui voyant les yeux très bleus de son bébé l’incite à faire d’autres enfants pour « préserver la race ». Elle se dit alors qu’il est temps de raconter l’histoire de sa mère. Celle-ci, née en Norvège, sait qu’elle a été adoptée. Après de longues années dans le déni, elle entreprend un jour d’en savoir plus sur ses origines et découvre qu’elle est née dans un Lebensborn, ces maternités nazies où naissaient les “parfaits aryens” voulus par le régime. Isabelle, avec la légèreté de son dessin, raconte alors la lourde enquête de sa mère et ce que cela va provoquer dans la famille mais aussi pour elle-même. BD : “L’odeur des pins” & “Lebensborn” : quand deux autrices enquêtent sur leurs histoires familiales

Dans la même veine, ces deux titres nous emmènent dans une enquête non plus sur une mère, mais une grand-mère et arrière-arrière-grand-mère :

Le canari : histoire de trois femmes / Constance Lagrange

Constance, petite-fille, a toujours subi le rejet et la froideur de sa grand-mère et désire en comprendre les causes. N’osant l’affronter directement, elle va mener le projet d’une BD sur l’histoire de sa grand-tante, avant d’enfin oser interroger Dora, sa grand-mère. Elle apprend que suite à l’arrestation et à la déportation de son père, Dora a échappé à la Rafle du Vel d’Hiv grâce à une petite voisine qui un jour lui avait offert un canari. Elle va chercher des « preuves » dans les archives, dans la bibliothèque de son aïeule, et ces fouilles sont aussi un chemin pour s’interroger sur sa propre judéité. Elle alterne des scènes de couleur pour figurer son cheminement présent et d’autres en noir et blanc pour exprimer la douleur et le flou des souvenirs. Elle découvre dans les parcours de ces deux femmes, que les traumatismes et les secrets n’ont pas le même poids pour chacune, et que la parole ne se libère pas si facilement. A lire : “Le Canari” : la bédéiste Constance Lagrange explore sa douloureuse histoire familiale

A la recherche de Jeanne / scénario Zazie Tavitian

Toute l’histoire de Zazie commence lorsque sa cousine lui parle du cahier de recettes de Jeanne retrouvé dans un grenier chez elle en Israël. Jeanne est l’arrière-arrière-grand-mère de Zazie, dont elle ne connait rien sinon qu’elle est morte en 1943 au camp d’extermination de Sobibor. Elle part à sa recherche, utilisant le cahier pour délier les langues. De Jérusalem à Dijon, elle rencontre plusieurs des petites-filles de Jeanne et découvre sa correspondance avec son mari durant la Grande guerre, et son journal tenu de 1908 à 1939. Toutes parlent du tabou qui entourait l’histoire de Jeanne : « quand nous étions petites… nous savions qu’il ne fallait pas en parler ». « Il n’était pas question de prononcer le mot chambre à gaz… Tout ce silence a créé des trous dans mon histoire. Je crois que c’est à cause de ça que je n’ai jamais eu beaucoup de mémoire » dit Catherine. Au fil de son enquête à la rencontre de sa famille, elle reconstitue la vie de Jeanne, riche parisienne et mère très aimante, et le récit de sa déportation. Un récit émouvant, fait d’un dessin très doux, émaillé des notes personnelles éclairant sa démarche.

Enfin, ces deux récits portant sur deux grands-pères sont très différents, de part leur style visuel, mais aussi du fait que l’un a pu récolter une mémoire bien vivante tandis que l’autre a du creuser le silence.

Replay, mémoires d’une famille / Jordan Mechner  

Jordan, créateur du jeu vidéo Prince of Persia, s’appuie sur les mémoires écrites par son grand-père et sur la mémoire colossale de son père. Dès 1938, son grand-père voulut fuir l’Autriche et mettre sa famille à l’abri des nazis. Début d’un périple où la famille fut dispersée : lui seul à Cuba, son fils fuyant les bombardements et les rafles en France, et sa femme et sa fille restées en Autriche puis parties aux États-Unis. Ils se retrouvèrent à Cuba en 1941 avant de s’installer à New York, laissant en Europe une partie de la famille qui ne reviendra pas des camps. Dans un aller-retour continu entre le passé et le présent, nous allons en Roumanie à la fin du XIXe siècle, mais aussi dans le Los Angeles des années 90… Ici le travail de mémoire a été fait, le grand-père a écrit, le père aime parler de son histoire. Jordan est là pour recoller les morceaux, remettre de l’ordre dans les pages des mémoires (au sens propre comme au figuré), scanner les photos, rendre cette histoire accessible. Et ce faisant, il questionne son histoire de déplacements incessants entre les villes et les continents, comme s’il rejouait le déracinement familial.

Le lierre et l’araignée / Grégoire Carle

Grégoire Carle, suite à la commande d’une BD sur la résistance en Alsace et Moselle occupées, va donner à son récit une touche bien personnelle. En effet, il va tenter de comprendre et combler le mutisme de son grand-père, engagé dans le réseau résistant La feuille de lierre, et avec lequel il partageait dans son enfance la passion de la pêche. Il mène un travail de recherche dans les archives et les témoignages. Il retisse un récit, dans lequel il mêle des faits historiques précis comme les conditions de vie dans le camp de Schirmeck, aux évocations poétiques superbement illustrées de cette nature sauvage et marécageuse des bords du Rhin, qui a servi de refuge autant que de garde-manger aux résistants. Mais il sent bien que ce récit n’est toujours que le sien : « Mais cette quête mémorielle aura engendré un étrange sentiment d’usurpation car la voix de ce récit n’est pas celle de mon grand-père mais la mienne ». Il fait cependant œuvre d’hommage en restituant cette histoire oubliée. A regarder sur Arte : “Le lierre et l’araignée”, une adolescence alsacienne contre les nazis et voir aussi : Le voyage de Marcel Grob / un récit de Philippe Collin et Sébastien Goethals

Voir aussi : Deuxième génération : ce que je n’ai pas dit à mon père / Michel Berberian

Du Portugal de Salazar à l’Espagne franquiste

Borboleta / Madeleine Pereira

Le père de Madeleine est portugais, arrivé en France lorsqu’il avait 10 ou 12 ans, mais il ne veut pas parler, ni de son arrivée, ni de sa vie là-bas sous la dictature, prétextant qu’il était trop petit pour s’en souvenir. Il lui a transmis la langue et elle l’a apprise à l’école, mais elle ne connait pas grand chose du Portugal. Lorsqu’elle sollicite son père pour son projet de BD afin d’enquêter sur cette histoire et de renouer avec ses racines, celui-ci esquive les questions. Mais il va discrètement, « mine de rien », mettre sa fille sur la piste de ses ami-e-s, qui ont beaucoup de choses à raconter. Madeleine nous livre à la fois les histoires de ces différents personnages rencontrés et sa difficulté à faire parler son propre père. Elle illustre aussi sa découverte de ce pays dont elle ignorait tant. Son dessin sensible, minutieux et magnifiquement coloré, reflète à merveille les émotions qu’elle a pu ressentir dans cette double exploration. Qui sait ? Son père se livrera peut-être le moment venu ?

Le poids des héros / David Sala

David Sala retrace l’histoire de ses grands-pères, l’un ayant fui l’Espagne de Franco fut enrôlé sur le front, fait prisonnier par les allemands et déporté au camp de Mauthausen dont il fut libéré en mai 45. L’autre, ayant combattu durant la Guerre d’Espagne, fût interné au camp d’Argelès, puis au gré d’une évasion, s’engagea dans la résistance au sein des FTP. David évoque le passé de ses aïeuls, connu grâce aux commémorations officielles autant qu’aux photos trouvées dans un grenier, mais aussi le poids de la responsabilité de se souvenir, d’assurer la survivance des souffrances pour qu’elles ne se reproduisent pas, de ressentir leurs blessures comme si c’étaient les siennes. Il met en scène par de très belles aquarelles, ces moments de son enfance et de la vie familiale où il a senti la présence de cette histoire lourde et terrifiante, jusqu’au moment où il a du la transmettre à son tour à ses propres enfants. Regarder ces vidéos sur son travail.

Garafia / Elias Tano

Garafia est une petite commune des îles Canaries. De là, dans les années 50, le grand-père d’Elias Tano et ses camarades sont partis au Venezuela, loin de la misère et des violences du franquisme. Sa grand-mère est restée au village avec les femmes et les enfants. Comme il le dit dans la postface où il décrit sa démarche : « les petits bouts de mon histoire familiale ont été sauvés grâce à quelques feuilles en piteux état que ma mère avait remplies de son écriture soignée, bien que parfois indéchiffrable. ». Encore étudiant, il commença à s’intéresser à la guerre civile, prit un jour son caméscope et alla poser des questions à son grand-père. Il découvrit une histoire insoupçonnée et voulut se saisir de cette précieuse et fragile mémoire orale, pour rendre hommage à ses grands-parents et au peuple canarien qui a vécu la pire pauvreté, la haine franquiste et un travail harassant sur les terres d’Amérique. Et son style graphique irréaliste de peintre-muraliste, avec ses visages inspirés du cubisme et ses contrastes proches de la lithographie, l’exprime très justement.

De la guerre du Vietnam à la Chine maoïste

Sông / Hai-Anh et Pauline Guitton

Hai-Anh décide de raconter la vie de sa mère, avec qui elle a des relations très souvent tendues et conflictuelles. Celle-ci, après avoir vécu en France, est repartie vivre au Vietnam. Hai-Anh profite de l’un de ses voyages là-bas, pour l’interroger plus précisément sur son histoire. Sa mère va se livrer sur cet épisode de sa vie où en 1969, elle a pris le maquis, pour rejoindre son père documentariste et soutenir la cause de l’indépendance. De fil en aiguille, sa mère dévoile les conditions de vie pendant la guerre, la libération mais aussi ses relations avec ses parents ou ses premières histoires d’amour. Pour Hai-Anh, la rencontre avec l’histoire de sa mère est l’occasion de s’interroger sur son propre rapport avec son pays d’origine et de donner un nouveau cours à son existence. Un récit simple mais illustrant avec sincérité la difficulté à questionner ses propres parents et leur intimité. A lire : Hai-Anh et Pauline Guitton dans le maquis vietnamien

Hmong/ Vicky Lyfoung

Vicky Lyfoung est française d’origine hmong. Face à un père mutique et une mère qui ne racontait son histoire que par bribes, elle se tourna vers les documents racontant l’histoire de ce peuple montagnard et nomade d’Asie du sud (parfois écrit miao), pour questionner son identité. Elle déroule leur histoire des origines au cœur du 20e siècle, où se mêlent son grand-père adoptif, puis ses parents, modestes paysans. Minorité de tous temps réprimée, les Hmongs se sont engagés au côté des français contre les communistes et les japonais, puis au sein du gouvernement royaliste laotien et enfin avec les américains. Avec la victoire du parti communiste, les hmongs ont subi de violentes représailles et beaucoup se sont exilés. Les parents de Vicky ont fui d’abord en Thaïlande puis en France. Elle comprend enfin la lourdeur tragique de leur histoire et peut ainsi atténuer le malaise qu’elle ressentait face au tabou ancré au sein de la famille. A lire : Hmong : « J’ai eu besoin de me libérer de l’histoire de ce peuple martyr ! » et Bulles d’Armor : la Briochine Vicky Lyfoung entraîne les lecteurs sur les traces du peuple Hmong

Lettres de Taipei/ Fish Wu

Face à la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère, Fish Wu s’aperçoit que son histoire va bientôt sombrer dans les ténèbres. Alors il décide de réaliser cette bande dessinée pour graver le récit que celle-ci lui a fait juste après le décès de son mari, lorsque sa mémoire fonctionnait encore. Il raconte donc l’histoire de ses arrière-grand-père et arrière grand oncle, tous deux enseignants et petits propriétaires, qui ont vécu la répression et l’expropriation due à la réforme agraire en 1948. L’un préféra fuir à Taïwan, l’autre décida de rester. Il découvre aussi dans le récit de sa grand-mère dont il dresse de très beaux portraits, que les circonstances de son mariage non choisi ont abouti à la relation perpétuellement conflictuelle de ses grands-parents. Cette histoire d’une famille déchirée résonne alors avec sa propre décision de quitter la Chine.

Et encore d’autres titres entre Maghreb et Moyen-orient :

Pour aller plus loin :

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