Quand la Chine refait l’Histoire

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - par Département Civilisation

« Nouvelle guerre froide » entre Chine et États-Unis, gestion sécuritaire de la crise sanitaire, élargissement des BRICS, renforcement de l'autoritarisme de Xi Jinping... la Chine fait la une de toutes les actualités et il est difficile d'y voir clair. La Chine serait une menace et tout ce qui en émane semble d’emblée suspect. Le « nouveau » récit historique que Xi Jinping utilise pour appuyer son projet économique et politique pour la Chine, fait notamment débat. Comment l'histoire de la Chine se raconte-t-elle aujourd'hui ? Quelles sont les caractéristiques de ce grand récit ? Représente-t-il une alternative au récit occidental ?

Bataille mythique de la porte de Jia Meng pendant la période des Trois royaumes
Bataille mythique de la porte de Jia Meng pendant la période des Trois royaumes

La « nouvelle » histoire de Xi Jinping

En novembre 2021, à l’occasion du 19e Congrès du Parti communiste chinois, Xi Jinping a fait adopter une nouvelle résolution concernant l’histoire de la Chine. C’est la 3e en 100 ans d’existence du Parti communiste chinois, l’idée étant de réaffirmer la mission historique de celui-ci. La résolution met donc en avant les grandes réalisations du Parti, et explique l’histoire de la Chine contemporaine comme une suite de victoires de Mao Zedong à Deng Xiaoping puis à Xi Jinping. Celui-ci représenterait l’ère de la consolidation, tandis que son nouveau mantra est la « prospérité commune » (lui permettant de réaliser une sorte de fusion entre le communisme et le capitalisme libéral). Son souhait est de lutter contre le « nihilisme historique » – c’est-à-dire le fait d’accepter la remise en question du récit officiel – qui a notamment « accéléré la chute du régime soviétique » selon lui. Le « nihilisme historique » a été érigé au rang de crime par un amendement du code civil en février 2021 condamnant l’outrage aux héros et martyrs.

La peinture replace la cérémonie de fondation de la République populaire de Chine, par Mao Zedong le 1er octobre 1949 sur la place Tian'anmen.
Cérémonie de fondation de la République populaire de Chine, par Mao Zedong le 1er octobre 1949 sur la place Tian’anmen

En effet, Xi Jinping, comme d’autres l’ont fait avant lui et ailleurs, semble vouloir réécrire l’histoire de la Chine pour asseoir son pouvoir, justifier ses revendications territoriales et la place de la Chine dans le monde. Cela consiste entres autres à faire remonter au plus loin possible la civilisation chinoise (la vulgate officielle étant de 5000 ans d’histoire), à entretenir le mythe de l’unité et à dénoncer les 19e et 20e siècles, comme la période de la grande humiliation par l’Occident. Ces grandeur et longévité retrouvées permettraient de redorer la place de la Chine dans l’histoire mondiale, de valoriser ses valeurs universelles et de proposer ainsi une alternative à la mondialisation occidentale. Xi Jinping fait un jeu d’équilibriste paradoxal car tout en voulant ce retour et cette glorification de la Chine ancienne et éternelle, il continue à glorifier le système communiste en place sans remettre en cause ses actions (purges, grande famine, répression de Tian’anmen…), alors même que ce système a voulu détruire les traditions ancestrales.

Cependant, Xi Jinping s’inscrit dans la continuité d’un mouvement amorcé avant lui, car déjà en 1996, le gouvernement chinois avait décidé de financer « le projet de chronologie des trois premières dynasties» en l’incluant dans le 9e Plan Quinquennal (1996-2000), pour faire remonter la civilisation chinoise aussi haut dans l’antiquité que les civilisations égyptienne et mésopotamienne. Pour cela, « un comité spécial supervisé par l’historien Li Xueqin – à l’époque directeur de l’Institut d’histoire de l‘Académie des sciences sociales de Chine – a recruté 200 savants dans diverses disciplines (histoire, astronomie, archéologie, physique…) pour collaborer, effectuer des datations au carbone 14 et parvenir ainsi à faire remonter le début de la chronologie chinoise à l’année 2070 av. J.C ». Source : La Chine réécrit-elle son histoire ?

Ainsi, on comprend que le travail des historiens en Chine est assujetti en partie à des directives et institutions qu’il est de plus en plus risqué de contourner. Pourtant, dans son chapitre, Décentrer le regard : les recherches en histoire mondiale/globale menées en Chine de son Manuel d’histoire globale, daté de 2014, Chloé Maurel saluait le développement important parmi les historiens chinois de l’approche propre à l’histoire globale. Elle montrait que, pendant longtemps l’histoire mondiale pratiquée par les historiens chinois ne portait que sur les pays étrangers et n’intégrait pas la Chine dans ses récits (le récit national restant enfermé dans ses frontières). Mais, au cours des dernières décennies, certains ont voulu sortir de cette histoire sino-centrée pour s’intéresser à une véritable histoire globale héritée des subalterns et postcolonials studies, s’attelant à étudier les interactions entre la Chine et les différentes régions du monde et changeant ainsi le regard porté sur l’histoire nationale. D’autres historiens cependant continuaient à y voir une nouvelle forme de “colonialisme”, un autre récit eurocentré de la mondialisation, ou encore une continuité de l’historiographie marxiste. Quoi qu’il en soit, ces différentes tendances révélaient un intérêt évident et diversifié pour l’histoire. De même, les ouvrages dirigés par Anne Cheng, Penser en Chine et La pensée en Chine aujourd’hui exposent certes la difficulté, mais la réelle vitalité et l’intérêt pour la recherche en histoire et notamment pour écrire d’autres récits que le récit maoïste officiel, par exemple dans ces chapitres sur la notion de tianxia ou empire-monde, sur Récit national et réécritures de l’histoire, ou Conception chinoise de l’histoire.

Autopsies occidentales du «grand récit chinois»

Face à une historiographie très riche et complexe de la Chine, qu’il est impossible de d’exposer et de démêler ici, comment s’y retrouver ? Deux ouvrages récents ont tenté d’analyser les points essentiels du discours officiel historique chinois et leurs enjeux.

L’invention de la Chine : 5000 ans d’histoire de Bill Hayton, montre comment ce récit officiel reposant sur les idées d’unité et de longévité de la civilisation chinoise à travers les notions de langue, de nation, de race ou encore de territoire, est une invention apparue au 19e siècle dans le sillage des nationalismes européens. Ouvrage d’un journaliste britannique, il n’est pas toujours « sourcé » comme le voudrait un ouvrage d’historien, mais son analyse est détaillée et très intéressante quant à l’apparition récente du terme « Chine », à l’appropriation de la notion de souveraineté, ou encore à la façon dont le peuple Han en est venu à désigner le « peuple chinois » au détriment des autres ethnies présentes sur le territoire. Cependant, par sa construction systématique, il peut donner l’impression que toutes ces « inventions » n’ont eu que pour objectif de servir le dessein de Xi Jinping. Il fait parfois le raccourci entre la volonté clairement autoritaire de Xi Jinping et ses actions récentes de réécriture de l’histoire, et des mouvements beaucoup plus complexes et profonds de constitution de l’identité et du territoire chinois. Il minimise parfois au passage le fait que les nations européennes dont la France ont connu exactement les mêmes phénomènes d’unification linguistique et territoriale, et connaissent aujourd’hui des discours similaires de revendication d’une « renaissance » de la nation et de négation de son caractère multiculturel qui ne sont pas sans poser problème, même s’ils n’émanent pas directement de l’État. Voir un résumé de l’ouvrage ici

Le grand récit chinois : l’invention d’un destin mondial de Victor Louzon interroge plus particulièrement la démarche de Xi Jinping consistant à vouloir redonner un destin mondial à la Chine en s’appuyant sur des éléments qu’il tire de l’histoire. Ainsi, il rejoue le rôle qu’elle a pu avoir dans la mondialisation par exemple, et revisite les notions d’universalisme ou de pacifisme chinois pour les ériger en nouvel espoir pour le monde et notamment les régions anciennement dominées par l’Occident. Victor Louzon part donc de dix thèmes qu’il analyse d’abord du point de vue des enjeux actuels pour la Chine, puis de leurs fondements historiques et tente ainsi de démêler le mythe de la réalité. Il pose les questions telles que : “La Chine a-t-elle une vocation universelle ?”, “La route de la soie a-t-elle existé ? ou encore “La Chine maoïste, championne du tiers-monde ?”. S’il souligne les incohérences et contradictions de ce grand récit, qui semble être plus un contre-exceptionnalisme à opposer à l’exceptionnalisme américain, il lui reconnait aussi sa capacité à être une réponse à un récit eurocentré de la modernité et son attractivité pour ceux qui veulent tourner la page de la mondialisation occidentale.

A propos de cet ouvrage :

Quelques nouveaux regards sur l’histoire de la Chine

Faute de pouvoir proposer une analyse plus fine de la production en histoire en Chine, regardons de plus près quelques parutions récentes en France et ce sur quoi elles orientent leurs regards.

Trois royaumes : la Chine au IIIe siècle, un monde en convulsions de Danielle Elisseeff revient sur cette période de « désordre » des trois royaumes qui a marqué la fin de l’unité avec l’écroulement rapide de l’empire Han, et aboutit à l’emprise de la dynastie Jin. Il analyse en quoi cette époque est à l’origine de la formation de figures héroïques et de légendes (la bataille de la Falaise rouge) encore à l’œuvre dans les mémoires, et dépeint en contrepoint une époque de division, de grande destruction et de violence où la culture a été repoussée dans les marges d’un immense territoire dévasté.

L’ouvrage d’Alexis Lycas Les Man du fleuve bleu : la fabrique d’un peuple dans la Chine impériale s’intéresse justement à ces marges à la même période, car le terme Man (qui a un sens très négatif) est employé par le pouvoir impérial central pour désigner l’ensemble des peuples vivant autour du fleuve bleu dans la partie méridionale de la Chine, un peu à l’image de nos barbares en Occident. Alexis Lycas interroge donc la question de la domination du peuple Han sur les autres ethnies, encore au cœur du discours officiel.

Tout récemment, Le Très Grand Jeu d’Emmanuel Lincot se penche quant à lui sur les relations très anciennes entre la Chine et l’Asie centrale, aujourd’hui remises en lumières par le projet de “Nouvelles routes de la Soie” de Xi Jinping. Entre histoire culturelle et géopolitique, son livre tente d’adopter les points de vue des différents pays concernés et de porter un regard à la fois critique et décentré sur la question. Ici un entretien intéressant avec l’auteur.

L’empire terrestre : histoire du politique en Chine aux XXe et XXIe siècles. 1 : La démocratie naufragée (1895-1976) de Yves Chevrier, s’intéresse quant à lui a l’histoire récente de la Chine depuis 1895, et va complètement à rebours du discours officiel du parti. Il propose une histoire politique détaillée de la Chine et situe la véritable révolution démocratique chinoise en 1895 et non en 1949 avec la fondation de la République populaire de Chine. Voir sa recension Une nouvelle histoire de la Chine politique sur Le Grand continent.

Enfin, moins récent mais ayant provoqué de nombreux débats en Chine, l’ouvrage important Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale de Kenneth Pomeranz revisite complètement le récit de la naissance de l’économie mondialisée que nous connaissons, remettant en cause la thèse du caractère inexorable de cette naissance en Europe. Quant à celui-ci, à l’inverse, il tente d’expliquer pourquoi le capitalisme ne pouvait pas apparaître en Chine : Commerce, argent, pouvoir : l’impossible avènement du capitalisme en Chine, XVIe-XIXe siècle / François Gipouloux

Ainsi, il semble que la Chine, loin d’être un monolithe, territoire unifié où toutes les populations auraient la même culture, les mêmes conditions de vie et les mêmes attentes, s’est faite de multiples conflits et reconfigurations de pouvoirs et de territoires, et que ses relations avec ses voisins proches et ses « ennemis » lointains aient été très variées et soumises à des contextes et intérêts divers. Enfin, l’une des questions au cœur de l’historiographie récente est celle de la modernité et de son corollaire le capitalisme. Car la Chine est prise entre le fait qu’elle n’a pas été à la source du capitalisme qui s’est d’abord développé dans les pays européens, mais qu’elle fait partie de ceux qui aujourd’hui en appliquent les principes les plus débridés.

Quel avenir pour les “grands récits” ?

Ainsi la « fin des grands récits » annoncée dans les années 80 semble remise en cause, au contraire ils semblent même de retour, comme le disait Jean Pierre Dozon dans son article La fin des grands récits : un diagnostic occidentalo-centré : “Il semble bien au contraire que, tout en voulant dénier à l’Occident sa position centrale, de grands récits sont de plus en plus mis en œuvre par d’autres régions du monde. Et, chose remarquable, il s’agit de récits qui participent d’une volonté de donner un sens à l’histoire et de se projeter vers l’avenir, autrement dit qui sont dans le fond et dans la forme assez similaires à ceux qui ont alimenté le régime moderne d’historicité porté par un Occident dominateur.” Voir aussi Le grand récit est mort, vive le grand récit ! L’éternelle fabrique de l’histoire

Faut-il croire la promesse de Xi Jinping d’apporter universalisme, paix et prospérité aux anciens pays dominés par l’Occident ? Le “grand récit chinois” serait-il une alternative au “grand récit occidental” ? Mêlant “nouveau récit national” (pour réaffirmer le pouvoir du Parti) et “nouveau récit mondial” (pour proposer un projet alternatif de mondialisation), on a vu que le récit chinois est fait de contradictions, d’incohérences et d’omissions, mais il a sans doute un rôle à jouer dans ce mouvement multiforme de remise en cause de la domination occidentale. Cependant, faut-il toujours en passer par de “grands récits” ? Car, quels qu’ils soient, ils ont souvent la propension, à des degrés divers, à omettre, enjoliver, mythifier voir falsifier pour se mettre au service d’un pouvoir, et dès lors qu’ils ont la prétention à devenir des versions officielles faisant taire les autres, et notamment celles des historiens et historiennes, leur projet “émancipateur” peut être réduit à néant, voir devenir destructeur.

Voir aussi :

Partager cet article