Fadhma Aït Mansour Amrouche : Taqsiḍt n tudert-iw

- temps de lecture approximatif de 17 minutes 17 min - Modifié le 03/04/2024 par MC

Fadhma Aït Mansour Amrouche écrit Histoire de ma vie en 1946. Cet ouvrage autobiographique écrit en français est aujourd'hui traduit en kabyle. Il ne sera publié qu’en 1968, peu de temps après son décès. Elle y retrace son parcours : une histoire singulière, douloureuse et unique à la fois, mais aussi en toile de fond une histoire plus collective s’inscrivant dans l’Histoire coloniale française. Elle est en effet une jeune kabyle qui nait en Algérie à la fin du XIXe siècle. Ce récit simple est le fait d’une grande dame, dont le courage force le respect. C’est l’histoire d’une identité, devenue multiple du fait des circonstances. C’est l’histoire de la différence : de naissance, de religion, de pays. C’est l’histoire de l’exil. C’est enfin l’histoire d’une région…une histoire kabyle.

La Kabylie, une région algérienne berbérophone

Fathma Aït Mansour Amrouche naît en 1882 en grand Kabylie. La Kabylie est une région située à l’est d’Alger. Zone berbérophone, elle est assez densément peuplée malgré un relief important. Le mot Kabylie apparait au XVIe siècle, mais ce sont les généraux français qui définissent ainsi cette région durant la conquête au XIXe siècle (grande Kabylie, petite Kabylie).

Carte topographique de Kabylie, Wikimédia Commons, Bourrichon

Les populations berbères d’Afrique du Nord préexistent à l’arrivée des conquérants arabes à la fin du VIIe siècle. Intégrée à l’empire ottoman depuis le XVIe siècle, la région kabyle montre déjà une volonté d’autonomie puisque sous la Régence, les impôts ont du mal à être prélevés dans cette région. Retranchés dans les montagnes, les Kabyles sont plus à l’abri des représailles des janissaires (soldats turcs). Durant la conquête française de l’Algérie au XIXe siècle, plusieurs expéditions militaires opposent la France aux Kabyles, en particulier en 1857 et 1871. Cette présence française a contribué à renforcer l’homogénéité régionale en Kabylie : une construction identitaire face à la France, conséquence de la politique répressive française (expropriation, incendies de villages…).

« Le monde vient d’enfanter

De toute espèce de maux qui fondent sur nous

Les prophéties sur ce siècle déjà s’accomplissent

De l’Orient à l’Occident

Le pays tout entier est bouleversé

La mâle engeance y pullule

Ermites, venez à notre secours

Nous sommes tous ébahis

A moins que les Saints ne nous assistent ? »

(Si Mohand, poète kabyle, 1848-1905, à propos de l’insurrection de 1871 et de la répression française)

Même si les Kabyles sont avant tout des algériens, ils ont une forte conscience ethnolinguistique, c’est-à-dire une langue spécifique et une culture orale transmise, faite notamment de nombreux contes et chants. Par ailleurs, un grand nombre de Kabyles ne parlent pas l’arabe, et ce jusqu’au XXe siècle. Cette langue n’est maîtrisée que par une petite élite lettrée. Ce n’est qu’après l’indépendance en 1962 que la Kabylie sera arabisée au niveau linguistique.

La Kabylie, une région rurale, une économie de subsistance

La Kabylie est une région majoritairement rurale. La topographie de ce territoire est faite d’un bord de mer, de plaines d’altitude et de montagnes. C’est une région enclavée, difficilement accessible, et ses habitants circulent pour la plupart à pied et à dos d’âne jusqu’au XXe siècle. C’est dans cette région que naît la jeune Fadhma, en haute Kabylie à Tizi Hibel. Situé à 700 m d’altitude, ce village verra également naître l’écrivain Mouloud Feraoun, et le général de Gaulle y prononcera en août 1959 le premier discours préfigurant la volte-face française dans la guerre d’Algérie.

Le Djudjura (2308m), source ANOM

Quelques plaines permettent des cultures céréalières. Mais une large partie de cette région est composée de reliefs, qui sont eux exploités en arboriculture (principalement olives et figues, exploitation du chêne liège et figues de barbarie). Cette exploitation de subsistance, est complétée par l’élevage (moutons principalement) et l’artisanat. Les femmes utilisent la laine pour tisser des burnous qui sont vendus sur les marchés. Cette activité est prégnante chez les femmes kabyles, et Fadhma Amrouche après son mariage, est régulièrement amenée à tisser dans sa belle-famille. L’artisanat est ainsi bien présent en Kabylie : une fabrication de vêtements, de petits objets, qui sont vendus sur les marchés et par le biais des colporteurs.

La Tajmaât, une assemblée villageoise

Les villages forment des communautés villageoises. Elles ont leurs institutions locales autonomes, qui se sont adaptées aux différents modes de domination de la région (turcs, français, puis pratiques autoritaires de l’état algérien). La Tajmaât (ou Djemâa en arabe) est l’institution politique locale, garante du droit coutumier kabyle.

Tajmaât à Aït Douala

Cette institution fonctionne durant la période coloniale, et se frotte parfois au droit français. C’est le cas dans le récit de Fadhma Amrouche, dont la mère tombe enceinte en étant veuve. Or les mœurs kabyles peuvent être très violentes dans une telle situation. Menacée par sa famille qui suit la coutume, la mère de Fadhma fait appel à la justice française qui lui donnera raison et protection (mise en place d’un tuteur et d’une surveillance). En effet, depuis 1874, c’est le juge de paix français qui statue. Il tient compte du droit coutumier musulman, sauf en matière de contestation du statut personnel, ce qui est le cas dans ce récit. La loi française reconnait ainsi la libre disposition d’elle-même pour la femme non vierge, la garde des enfants lui est laissée et une tutelle la protège pour éviter une spoliation des biens.

La société kabyle est traditionnellement patriarcale, l’assemblée villageoise Tajmaât n’est composée à cette époque que d’hommes, et la coutume autorise par ailleurs la polygamie masculine : pour exemple le grand-père d’Antoine-Belkacem Amrouche (époux de Fadhma) aura une vingtaine d’épouses, et dans sa maison cohabitent plusieurs épouses à la fois.

Fadhma Amrouche, kabyle et chrétienne

La grande Kabylie a été un des objectifs principaux de la politique missionnaire française (en lien notamment avec le mythe berbère, construit par les Français afin d’opposer les populations arabes et berbères). Avec la création de dispensaires, d’écoles et de pensionnats, l’Eglise cherche à développer les conversions. Par ailleurs la région est pauvre, en particulier après la grande révolte de 1871 qui a été durement réprimée. Les écoles chrétiennes vont dans ce contexte connaître un grand succès. C’est un levier important pour les familles, qui peinent parfois à nourrir leurs enfants. Par le biais des écoles chrétiennes, ceux-ci acquièrent un niveau de connaissance et apprennent une autre langue. Ce sont les Pères blancs qui ont majoritairement évangélisé en Algérie durant cette période.

C’est dans ce contexte que grandit Fadhma Amrouche : en raison de sa naissance illégitime et pour éviter le harcèlement dont elle est l’objet dans son village, sa mère la confie très jeune aux religieuses d’une mission catholique. Devenue adulte, elle travaille à l’hôpital d’Aït Manguellet auprès des Sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique où elle se convertit au christianisme et se fait baptiser. Elle reçoit le prénom de Marguerite.

Elle épouse Antoine-Belkacem Amrouche, lui aussi Kabyle, lui aussi chrétien. De son côté c’est son grand-père Hacène qui l’a poussé vers les missionnaires chrétiens, afin qu’il puisse avoir une instruction complète. Il ne faut pas oublier que l’accès à l’école ne va pas de soi en ce temps. Et que les français ont durant la période coloniale beaucoup nui aux écoles coraniques classiques. Leur ont été substituées des écoles chrétiennes tenues par des missionnaires catholiques.

“Que je me trouve au milieu de compagnes musulmanes ou françaises, j’étais seule de mon espèce. Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre cette douleur inconsolable de ne pouvoir m’intégrer aux autres, d’être toujours en marge”

Taos Amrouche, fille de Fadhma dans Rue des Tambourins

L’Église catholique en Kabylie

Même si l’Eglise catholique française a peiné à évangéliser largement une population au socle religieux musulman, il existe des algériens convertis, dont des kabyles. Ce phénomène a longtemps été mal perçu sinon occulté dans le contexte passionné et houleux de la révolution algérienne et d’indépendance nationale. Jusqu’à présent, ce groupe limité de femmes et d’hommes est demeuré invisible, sans identité. Le groupe des Kabyles chrétiens est marqué dans sa temporalité par un processus migratoire précoce. Dès les années 1920, et pour certaines au cours de la décennie précédente, les familles émigrent dans les grandes villes et dans un second temps vers la France. Instruits, diplômés, encadrés par les missionnaires, les chrétiens de Kabylie ont très tôt formé une élite professionnelle. Mais l’écrasante majorité est attachée à sa région d’origine et aux codes culturels qui la soutient.

Mais si leur discrétion et surtout leur faible nombre ont permis une réinsertion professionnelle assez réussie après l’indépendance algérienne, le sentiment d’exil demeure très fort. Aujourd’hui, leurs descendants cherchent à comprendre les paradoxes inhérents à la rencontre historique (colonisation et évangélisation) qui a produit leur identité et à défendre une certaine idée de la pluralité culturelle.

D’exil en exils

Ighil Ali vue actuelle

Le jeune couple formé par Fadhma-Marguerite et Antoine-Belkacem vit les premiers temps dans la famille de celui-ci, au village d’Ighil Ali en petite Kabylie. Pour Fadhma la cohabitation n’est pas simple dans une maisonnée qui accueille plusieurs générations et plusieurs épouses pour un même homme. De plus elle est chrétienne, ce qui entraîne des propos et attitudes blessantes à son égard.

Les conditions se tendent quand l’argent vient à manquer, et le couple s’exile en Tunisie dans les années 1910. Antoine-Belkacem trouve un poste aux chemins de fer tunisiens. Cet exil permet une pratique de leur religion chrétienne plus libre, sans heurts avec leurs proches et leurs voisins. Ils arrivent dans une Tunisie sous protectorat français, moins lointaine que la France, et pays frontalier qui possède quelques traits communs avec l’Algérie. Ils y obtiennent la nationalité française. Cet exil durera longtemps, ils ne reviendront durablement en Kabylie que dans les années 50. Leurs enfants grandissent ainsi à Tunis,…et pour la plupart partent poursuivre leurs études ou travailler en France. D’un exil à l’autre…

L’émigration kabyle vers la France

L’émigration kabyle est liée au sort de l’émigration algérienne en général. C’est cette région qui fournit le plus de travailleurs à la France au départ. L’idée selon laquelle l’immigration algérienne a débuté au milieu du XXe siècle est fausse. La migration algérienne (et en particulier kabyle) vers la France a commencé à la fin du XIXe siècle. Historiquement, les Kabyles sont les premiers à traverser la Méditerranée pour venir travailler en France. Elle est accélérée par les demandes de main d’œuvre pendant la première guerre. C’est en 1913 qu’est établie pour les Algériens la libre circulation. Avec la guerre, la France a besoin de main-d’œuvre et de soldats, le service militaire est obligatoire à partir du décret du 3 février 1912, la durée du service est deux fois plus longue pour les Algériens que pour les Français.

Cette émigration s’est ensuite poursuivie, dans les grandes villes et les bassins économiques. En 1934, la Kabylie fournit à la France encore les ¾ de la main d’œuvre émigrée. La peur de la faim, une démographie croissante, les mauvaises conditions de vie, voici ce qui a poussé les kabyles et les algériens dans leur ensemble vers la France.

La famille Amrouche prend le chemin de la France par le biais des enfants. Fadhma et son époux retournent quant à eux vivre en Kabylie en 1953, peu de temps avant le début de la guerre. Deux années s’écoulent, mais les menaces se rapprochent des chrétiens, et le couple se résout à un nouvel exil, cette fois-ci vers la France. Ils refont une étape en 1957-1958 en Kabylie, mais le décès d’Antoine-Belkacem fait définitivement quitter à Fadhma cette terre algérienne.

“Pour les Kabyles nous étions des roumis, des renégats. […] Pour l’armée, nous étions des bicots comme les autres.”

Fadhma Amrouche, Histoire de ma vie

La culture kabyle

La culture kabyle est riche, faite de récits, contes, poèmes et chants. Une culture et une langue demeurées longtemps orales. Il faut attendre le XIXe siècle pour que des grammaires et dictionnaires soient édités, permettant un usage écrit du kabyle. C’est l’écrivain Mouloud Mammeri qui écrira la première grammaire kabyle en kabyle en 1976.

« Ah ! Elle est si jolie, la langue kabyle, combien poétique, harmonieuse, quand on la connait… »

Fadhma Amrouche, Histoire de ma vie

Les chants kabyles sont variés et omniprésents : ils rythment le quotidien, aidant à supporter un travail souvent harassant. Les Achewiq sont des chants majoritairement véhiculés par les femmes, véritables joutes verbales, hymnes à la vie, à l’espoir. Cela en fait une musique très puissante : chanter donne ici la force de tenir le coup, de surmonter les épreuves. Ces chants accompagnent aussi les noces, les enterrements, certains sont des berceuses ou de la poésie chantée.

Si Fadhma n’écrit qu’un seul récit, celui de sa vie, elle est également l’autrice de nombreux poèmes, et s’exprime souvent par proverbes auprès de ses enfants. Elle va connaître la douleur de leurs décès précoces, puisqu’elle survit à six d’entre eux. Trois de ses fils décèdent à un an d’intervalle, entre 1939 et 1940. Voici un extrait du poème Me voici qu’elle écrit en leur hommage :

«  […] Je pleure, mes yeux n’ont pas de répit.

Soir et matin je pleure

Les enfants dont s’est retirée la vie :

Seghir l’arbre de douceur

A la taille flexible ;

Saâdi, le petit oiseau

Qui sur les arbres d’un pêcher

Chantait du matin à la nuit,

Et Mohand le lion

Qui a emmené ses frères. […]

Jean et Taos Amrouche

Parmi ses enfants, deux sont connus du grand public : Jean El Mouhoub et Taos Marie-Louise. Des enfants héritiers d’une culture multiple, aux prénoms chrétiens et berbères. Ayant grandi en Tunisie, vécu en France ainsi qu’en Algérie pour Jean. Tous deux travailleront avec leur mère à mettre par écrit ses grandes connaissances des chants et de la poésie kabyle. Tous deux écriront également des romans, des poèmes. Jean devient tout à la fois écrivain, journaliste et homme de radio, recevant de multiples personnalités de la culture. Et décède un mois après les accords d’Évian…

Jean Amrouche « cet inconnu », dans Une vie une œuvre, 2011 France Culture

Taos, elle, qui écrit et chante, s’appuyant sur son héritage maternel, dans cette culture kabyle orale et pluri-centenaire.

Taos Amrouche, le chant des gauleurs d’olives

Jean et Taos vont contribuer à faire connaître cette culture kabyle dans de nombreux pays. Par leur travail de mise par écrit, d’interprétation, ils ont contribué à la préservation d’une culture orale ancienne et méconnue. Tous deux sont héritiers de cette pluralité culturelle, parfois vécue dans la douleur…Voici ce que Jean Amrouche livre à l’Express en 1958 :

« Depuis 18 mois passés, des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères. Je me nomme El Mouhoub, fils de Belkacem, petit-fils de d’Ahmed, arrière-petit-fils d’Hacène. Je me nomme aussi et indivisément Jean, fils d’Antoine. Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue. Et Jean, chaque jour, traque El Mouhoub et le tue. Si je me nommais seulement El Mouhoub, ce serait presque simple. J’embrasserais la cause de tous les fils d’Ahmed et d’Ali, j’épouserais leurs raisons, et il me serait aisé de les soutenir en un discours cohérent. Si je me nommais seulement Jean, ce serait presque simple aussi, je développerais les raisons de tous les Français qui pourchassent les fils d’Ahmed en un discours aussi cohérent. Mais je suis Jean et je suis El Mouhoub. Les deux vivent dans une seule et même personne. Et leurs raisons ne s’accordent pas. Entre les deux, il y a une distance infranchissable. »   

Partager cet article

Poster un commentaire

2 thoughts on “Fadhma Aït Mansour Amrouche : Taqsiḍt n tudert-iw”

  1. Amerid dit :

    Merci pour cet article très fourni et précis. Je fais les remarques suivantes : 1/ la Kabylie n’est pas totalement arabisée. Il y a effectivement depuis 1962 une politique dite d’arabisation de la junte militaire, mais la langue première en Kabylie reste le Kabyle, même si les Kabyles sont de plus en plus nombreux à connaitre et à maitriser l’arabe. 2/ la polygamie est un fait très marginal en Kabylie comme dans toute l’Afrique du Nord. Quant à avoir 20 épouses, c’est pour moi complètement inédit, et cela révèle du personnage (si les faits sont avérés) que la religion peut servir à camoufler des problématiques individuelles de prédation sexuelle (sociopathe).

    1. MC dit :

      Bonjour,

      Nous vous remercions pour votre commentaire et souhaitons apporter quelques précisions. En effet il reste des populations kabyles ne parlant pas arabe, mais aujourd’hui de manière assez minime, la scolarité se faisant depuis déjà longtemps en Algérie en langue arabe. Les Kabyles ne parlant aujourd’hui pas l’arabe semblent ainsi être des personnes plus âgées, n’ayant pas accédé aux études primaires et secondaires, ou des personnes jeunes n’ayant également pas été intégrées dans le système scolaire. Pour votre seconde remarque, vous pouvez vous reporter à la page 113 du récit de Fadhma Amrouche. Elle y explique que :” C’est alors que naquit sa fille Aïcha : il venait de prendre une jeune femme qui n’avait jamais eu d’enfant. Il s’était remarié une vingtaine de fois, alléguant qu’une femme épargne une domestique, mais surtout dans l’espoir d’avoir un deuxième héritier […]”. Or les précédentes épouses n’étant pas toutes décédées, et non divorcées, il semble bien que le grand-père Hacène Amrouche était polygame. Le récit mentionne également la polygamie de son fils (père d’Antoine Belkacem Amrouche).
      Nous vous souhaitons une excellente journée

Comments are closed.