Les sanatoriums des Petites Roches à Saint Hilaire du Touvet : l’écho d’un monde disparu

- temps de lecture approximatif de 16 minutes 16 min - Modifié le 17/06/2024 par bmichel

Qui a parcouru la vallée du Grésivaudan, entre Grenoble et Chambéry, a eu forcément le regard attiré par les toiles aux couleurs vives des parapentistes qui s’élancent du haut des falaises à pic des contreforts du massif de la Chartreuse. En les regardant, on se dit que la vue sur le massif de Belledonne et sur la vallée doit être splendide de là-haut. Ce décor grandiose fut celui des pensionnaires des sanatoriums des Petites Roches à Saint Hilaire du Touvet, qui, des années 30 aux années 2000 se sont succédé avant la désaffection puis la destruction définitive de ces établissements pour cause de dangerosité.

Sanatorium des Petites Roches
Sanatorium des Petites Roches

Brève histoire de la tuberculose

L’histoire des sanatoriums (du latin sanatorius “propre à guérir”), c’est d’abord celle d’une maladie infectieuse  qui a marqué de nombreuses familles au XXe siècle. Une pathologie dont on ne meurt plus en France de nos jours grâce à la découverte des antibiotiques, mais qui continue ses ravages dans le monde et qui fut longtemps une maladie qu’on ne savait pas soigner.

La tuberculose est une maladie infectieuse qui semble avoir affecté le genre humain depuis la préhistoire. Mycobacterium tuberculosis  (aussi nommée bacille de Koch)  n’a pourtant été identifiée qu’en 1882 par Robert Koch, un médecin allemand.
Cette maladie, longtemps appelée phtisie, est contagieuse car transmise via les voies aériennes. La bactérie vient se nicher dans les alvéoles pulmonaires pour provoquer divers symptômes induits par la réponse immunitaire : fièvre, amaigrissement, sueurs nocturnes et surtout toux prolongée. Après contamination, l’affection peut demeurer latente plusieurs mois, voire années  avant que les signes cliniques n’apparaissent. Non soignée, elle peut entraîner le décès du patient à plus ou moins long terme.

Une maladie romantique ?

La mort de Marguerite (BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE-4079)

Au XIXe siècle, on pense que la maladie est héréditaire. Contagieuse, elle affecte en effet très souvent parents et enfants. Les écrivains du XIXe siècle l’ont tantôt dépeinte comme une affection “romantique”- les effets de la maladie (maigreur, faiblesse, pâleur)  relevant à leurs yeux d’une forme de beauté, la fatigue qu’elle induit transformée en une sorte d’indolence mélancolique, on pense par exemple au personnage de Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils – tantôt comme l’expression de l’hérédité et de la pauvreté, à travers, par exemple le personnage de Jeanne dans Une page d’amour, ou celui de Valentin dans Le Docteur Pascal, deux romans de Zola.

À lire à la bibliothèque :

La Dame aux Camélias. Alexandre Dumas fils. Hatier 2018

Les amours malheureuses de la demi-mondaine Marguerite Gautier, atteinte de tuberculose, et du fils de famille Armand Duval.

Une page d’amour. Emile Zola. Gallimard, 2024.

Initialement paru en 1878, ce huitième roman du cycle des Rougon-Macquart relate l’histoire d’une jeune veuve qui sacrifie sa vie de femme à son amour pour sa fille malade

Le Docteur Pascal. Emile Zola, Gallimard, 2009.

A Plassans, berceau provençal de sa famille, tandis que le Second Empire est tombé depuis deux ans, Pascal Rougon vit auprès de sa nièce Clotilde qu’il a élevée et qu’il adore.

Le bon air de la campagne vs l’air vicié des villes

Au tout début du XXe siècle, la croyance autour du caractère héréditaire de la maladie est définitivement écartée, pour laisser place aux idées hygiénistes qui accusent la tuberculose d’être une maladie de l’urbain, de la pauvreté et du vice, valorisant a contrario la campagne décrite comme le lieu de l’air pur et de la bonne santé morale et physique. C’est donc à cette époque que les lieux de cure connaissent leurs premiers développements soutenus par les théories de médecins notamment allemands qui préconisent des séjours au grand air, du repos et une nourriture abondante. C’est l’ère du climatisme.

La guerre révélatrice de l’étendue de l’épidémie

La France ne prend conscience de la nécessité de faire de la lutte contre la tuberculose une cause nationale qu’au lendemain de la première guerre mondiale, la promiscuité dans les tranchées, la fatigue et la mauvaise alimentation des soldats ayant fortement favorisé l’extension de la maladie.
Longtemps, la prévention est laissée aux associations, c’est la loi Léon Bourgeois du 15 avril 1916 qui marque le début de l’intervention de l’État dans la lutte contre la maladie  avec la création dans chaque département d’un dispensaire d’hygiène et de préservation contre la tuberculose. En 1925, la première campagne nationale du timbre antituberculeux est lancée.

Histoire de la création des sanatoriums des Petites Roches à Saint-Hilaire du Touvet : un projet de longue haleine

En 1919, la loi Honnorat impose dans chaque département la création d’un sanatorium public. Dès 1920, les Hospices civils de Lyon membres de l’Union hospitalière du Sud-Est, association créée pour l’établissement de sanatoriums d’altitude, demandent au Préfet du Rhône de lui allouer des crédits pour mener une étude sur l’implantation d’un sanatorium.  Jean Lépine, doyen de la faculté de médecine de Lyon et André Gouachon, secrétaire général des Hospices civils de Lyon plaident pour le choix du plateau de Saint-Hilaire-du-Touvet à 25 km de Grenoble pour y accueillir un complexe de soins mais aussi  un centre de recherche à l’instar des sanatoriums suisses qui s’imposent comme des modèles en matière de climatisme. Au pied de la dent de Crolles, abrité des vents et bénéficiant d’un parfait ensoleillement, le plateau des petites Roches situé à 1500 mètres d’altitude a déjà fait l’objet d’un projet de sanatorium finalement avorté initié par l’industriel grenoblois Félix Jourdan, propriétaire de terrains sur la commune qui, en 1900 crée  la « Société Anonyme des sanatoriums des montagnes de la Grande Chartreuse”

Et 1, et 2, et 3 sanatoriums

L’Association métallurgique et minière contre la tuberculose sera la première à établir un établissement de soins – le sanatorium populaire des Ouvriers de l’industrie métallurgique et minière (Rocheplane) – sur le territoire de la commune en 1929. Un funiculaire vertigineux est inauguré en 1924 (83 % de pente, sur une dénivellation de 700 m) pour acheminer les matériaux de construction. Il servira plus tard aux pensionnaires des sanatoriums et à leurs visiteurs, car l’accès par la route est difficile en hiver. À noter : ce funiculaire est aujourd’hui fermé pour travaux suite à une crue torrentielle en 2021 ayant enseveli la gare basse sous des gravats (Voir site du Dauphiné libéré)

PLM … Funiculaire de St Hilaire du Touvet, la plus forte pente d’Europe. Station de départ : Montfort… : [affiche] / J. de La Nézière, 1925. Source : Gallica

Le projet de construction du sanatorium du département du Rhône patine lui encore quelques années, la ville de Lyon et le conseil général reculant devant les dépenses à engager. Toutefois, en 1924 le conseil général décide définitivement de l’achat du terrain et des modalités de la construction; L’avant-projet dessiné par Tony Garnier est abandonné, et c’est à l’architecte parisien  Robert Fournez qui a déjà réalisé le sanatorium de l’Association métallurgique et minière qu’est confiée la construction du Sanatorium populaire du Rhône (futur CMC) d’une capacité de 625 lits, inauguré par Edouard Herriot en 1933.

Enfin, à l’initiative de l’Union des étudiants de France (UNEF)  qui en 1923 crée la Fondation des étudiants de France, un dernier établissement ouvre ses portes en 1933 sur le site des Petites Roches sous l’impulsion de médecins parisiens militants et grâce à une levée de fonds. Dirigé à ses débuts par le docteur Daniel Douady, il est destiné à accueillir les étudiants tuberculeux tout en leur permettant de continuer leurs études.

Bien que construits de manière indépendante, les trois sanatoriums présentent une certaine unité dans leur architecture. Équipés de blocs opératoires, salles de radiographie, laboratoires, logements pour le personnel, les bâtiments sont organisés sur plusieurs étages autour de longs couloirs carrelés qui desservent au sud les chambres des patients et au nord l’ensemble des services.

Malgré les soins, la mort rôde

Le traitement consiste alors pour les malades en d’interminables cures d’air libre quotidiennes, allongés sur les lits qui garnissent les solariums, sommés de garder le silence sous la surveillance du personnel médical. 

Il est parfois nécessaire d’avoir recours à des interventions chirurgicales lourdes et risquées visant à mettre au repos le poumon atteint : les collapsothérapies.   D’un point de vue moral, le séjour est souvent abordé par les malades comme un exil, une mise à l’écart, loin des attaches familiales et de la vie sociale, dans la hantise d’une aggravation de la maladie qui conduirait à la mort. Le site de Saint Hilaire, retiré dans les hauteurs face à une montagne à la fois protectrice et menaçante, suscite des sentiments ambivalents. Voici ce qu’en dit Paul Claudel, après l’avoir visité :

… et ce site étrange au-dessus de Grenoble que j’ai été l’autre jour visiter et que l’on appelle Saint Hilaire du Touvet, juste au revers de la Grande Chartreuse. C’est une espèce de socle en encorbellement à mille mètres au dessus de la vallée de l’Isère; on s’y hisse péniblement par un chemin tout en lacets et pertuis dans le roc et une fois arrivés, une fois accrochés à ce morne pâturage qui dégringole de toute sa pente vers l’abîme, on est là comme sur un balcon d’où l’on domine au travers de l’effrayante fissure un chaos vertigineux de montagnes, et, en cherchant bien, sous la forme d’une pelletée d’édifices minuscules, la délégation urbaine là-bas toute blanche que nous envoie le monde des vivants. Tel est l’endroit qu’on a choisi pour y élever trois ou quatre sanatoria regorgeant de malades.”

« Commentaire sur le Psaume CXLVII » In Les Aventures de Sophie  Paul Claudel (1937).

Pourtant, pour certains malades, c’est une expérience humaine riche qu’ils s’apprêtent à vivre.

Le sanatorium des étudiants, une devise : étudier quand même

En effet, l’activité intellectuelle au sanatorium des étudiants est intense de son ouverture jusqu’aux années 60, période où la tuberculose étant en recul, les activités de l’établissement sont réorientées vers le traitement post-opératoire, la rééducation et le handicap. Les pensionnaires forment une petite société soudée et avide de savoirs, de culture, de débats et d’échanges.

Le sanatorium est équipé d’une salle de spectacle et de conférences pour laquelle le Docteur Douady  commande en 1937 huit très grandes toiles autour du thème des arts à des peintres de la région. Le rideau de scène, peint par Roger Bissière finit de décorer l’espace. Ces œuvres seront classées monuments historiques en 1999. Une bibliothèque est installée dans la chambre d’un patient, elle grossira au fil des ans pour compter avant l’abandon des bâtiments plus de 50 000 documents. Cette “université des neiges”, permet également à plus de 250 étudiants  d’y poursuivre leur formation grâce au détachement de professeurs de l’université de Grenoble, et ce parfois même de leur lits, grâce à un ingénieux système de récepteurs qui retransmettent les enseignements des facultés, enregistrés par des étudiants volontaires.

Des intellectuels devenus célèbres fréquentent  l’établissement —  Roland Barthes, Max-Pol Fouchet, François Furet —, des résistants — Madeleine Riffaud —, des critiques de cinéma — Louis Seguin, Roger Tailleur, Michel Perez.

Roland Barthes, en 1973, dans l’émission Radioscopie, se remémore son séjour au sanatorium de Saint Hilaire : « J’y ai fait deux expériences : celle de l’amitié […] et celle de la lecture. Que faire d’autre ? On lit. »

Et on écrit aussi. La revue Existences publiée entre 1934 et 1949  dans laquelle il publie, témoigne de l’effervescence culturelle que connait le sanatorium des étudiants “tubards” pendant ces années. Récitals, spectacles, concerts, conférences en tous genres, le microcosme du sanatorium sur lequel plane l’ombre de la mort est aussi le lieu d’une grande et éclatante ouverture sur le monde.  Des invités illustres viennent y faire étape: Jean Giono, Paul Eluard, Albert Camus, Vercors. Fernandel et Maurice Chevalier ne rechignent pas à eux non plus à “monter” voir les étudiants lors de leurs tournées.

Recul de la tuberculose et réorientation des activités

A partir des années 60 et de l’utilisation des antibiotiques pour soigner la tuberculose, les activités des trois établissements changent. Le Sanatorium du Rhône devient, dans les années 70,  le Centre médico-chirurgical (CMC) spécialisé dans la rééducation fonctionnelle, le Centre Médical Rocheplane (ex sanatorium de l’association métallurgique et minière contre la tuberculose) se transforme en établissement de soins de suite et de réadaptation (SSR) et enfin le sanatorium des étudiants devient le Centre médico-universitaire Daniel-Douady  et accueille des étudiants handicapés physiques, victimes d’accidents.

Les sceptiques du climatisme : la montagne n’est plus magique

Le modèle des sanatoriums d’altitude, s’il a fortement marqué les imaginaires, n’a jamais totalement convaincu. Les médecins de ville évitaient d’y envoyer leurs malades, doutant de l’efficacité de la cure ou préférant les soigner à domicile ou les dirigeant vers un hôpital proche, tant l’exclusion et la rupture familiale que ces séjours engendraient, étaient redoutées. Le sanatorium du Rhône n’a jamais réellement fait le plein, sans doute surdimensionné au départ, il a également ouvert à une période où la tuberculose amorçait une régression et où les établissements de bord de mer commençaient à davantage séduire le corps médical.

Chronique d’une mort annoncée 

Les trois sanatoriums sont situés sur une zone avalancheuse. En 1968, une avalanche atteint pour la première fois le bâtiment central, sans faire de victimes. D’autres avalanches s’abattent sur le plateau au cours des deux décennies suivantes occasionnant des dégâts sur les bâtiments. A partir des années 2000 et malgré des travaux visant à protéger le site des avalanches, la question de la délocalisation des établissements du plateau est posée. Une meilleure gestion des structures hospitalières ne semble pas complètement étrangère à l’affaire, les établissements ne font plus le plein, et il apparaît plus rationnel notamment pour des questions de transport, de rassembler les unités de soins sur le site de Saint Martin d’Hères. En 2008, l’Etat ordonne la délocalisation du Centre médico-universitaire Daniel-Douady (CMUDD) et du Centre médico-chirurgical (CMC) pour raison de sécurité.. En 2009, la Préfecture de l’Isère ordonne également leur destruction, écartant toute possibilité de travaux de protection. Le Centre de Rocheplane un temps épargné par cette décision subit le même sort peu de temps après.

Du royaume de l’urbex à l’effacement de toutes traces

A partir de 2011, les établissements sont désaffectés. Une partie des livres de la bibliothèque du Sanatorium des étudiants est récupérée par la Fondation Santé des étudiants de France, une autre distribuée au personnel  ou donnée lors d’une grande braderie, le reste partira en fumée lors d’un incendie en 2012. Les peintures de la salle de spectacles et le rideau de scène sont démontés in extremis et sont actuellement détenus par le musée d’art moderne de Grenoble. Les bâtiments laissés à l’abandon deviennent alors le terrain de jeux des curieux et autres adeptes de l’urbex.

Des artistes investissent les lieux un temps, et essayent d’en préserver la mémoire, puis en 2018 les travaux de démolition commencent. Le site est désamianté, et en 2019 des bulldozers achèvent de faire disparaître les constructions pour rendre le site à la nature.

Des sanatoriums des Petites Roches, il ne subsiste absolument rien. Les lumières que les habitants de la vallée voyaient briller dans la montagne quand le soleil frappait les vitres des bâtiments ont disparu. Demeure cependant la mémoire des milliers de personnes qui y ont séjourné, qui y ont été soignées, ou qui y ont travaillé. 
En 2018, un documentaire sonore en 17 épisodes intitulé « A l’époque des paquebots »  a été réalisé par Eve Grimbert et Adeline Raibon. Disponible en ligne sur le site Radio Okami, on y trouve des portraits sonores et divers témoignages des personnes qui ont fréquenté les établissements hospitaliers du plateau.

Bibliographie

A l’université de neiges : St-Hilaire du Touvet. Camille André Laudinet. Editions de Belledonne, 2000

Les fantômes du sanatorium. Frédéric Goldbronn (réal.). Dora fims, 2023

Si les Petites Roches m’étaient contées. Bruno Guirimand, 1970

Le sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, la montagne magique des étudiants français. Juliette Bénaben, Télérama, 9 juillet 1921

Au bon air de la montagne. L’Alpe, n°27, 2005

Une bibliothèque pleine de fantômes. Christiane Dampne. Le Matricule des anges, n°100, février 2009

Dessertine, Dominique. « Le sanatorium du département du Rhône à Saint-Hilaire-du-Touvet (des origines à 1940) »Enfance, santé et société, LARHRA, 2013,

Vaincre la tuberculose : un fléau en Isère au XXe siècle. Musée grenoblois des sciences médicales, 2004

Roland Barthes : biographie. Tiphaine Samoyault. Editions du Seuil, 2015

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