Où sont les femmes… scientifiques ?

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - par Dpt Sciences et Tech

Aujourd’hui, en France, moins de 30% des étudiants en sciences fondamentales sont des filles, alors qu’elles constituent près de la moitié des effectifs en classe de Terminale S. Les études montrent que c’est en moyenne à 15 ans, soit à l’âge des choix d’orientation, que les jeunes filles se détournent, souvent en s’autocensurant, des filières scientifiques. Pourtant leurs résultats sont aussi bons, voire meilleurs, que ceux des garçons !

Plusieurs facteurs expliquent ce fossé : l’invisibilité médiatique des femmes scientifiques dans notre société, l’ancrage des stéréotypes de genre, encore très présents à l’école, au travail mais aussi dans le cercle familial, ainsi que la persistance des préjugés sur les capacités féminines à mener des carrières scientifiques… Heureusement, les initiatives pour (re)donner de la visibilité aux femmes de sciences et les soutenir dans leurs ambitions sont de plus en plus nombreuses.  

Ni vues ni connues ?

Des femmes scientifiques, ce n’est pas qu’il n’y en a pas, c’est surtout qu’on ne les connaît pas… Enquêtes et sondages l’ont souvent montré et vous pouvez faire le test vous-même : si l’on vous demande de décrire un·e scientifique, il y a de grandes chances que la première image qui vous vienne soit d’abord celle d’un savant fou, portant lunettes et cheveux hirsutes… Et si vous deviez citer le nom d’au moins 5 femmes scientifiques (à part Marie Curie !) ? Dans son avant-propos du livret 40 femmes scientifiques remarquables du 18e à nos jours, Sylvaine Turck-Chièze, Présidente de l’association Femmes & Sciences, s’interroge : « Qui sont ces femmes scientifiques d’autrefois et d’aujourd’hui, qu’ont-elles fait ? Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Pourquoi les voit-on rarement évoquées? Les métiers scientifiques sont mal connus, les visages féminins inconnus, et le résultat de leurs travaux également, alors comment pouvoir se projeter… De plus, les jeunes craignent de devoir parcourir des chemins trop arides pour rejoindre ces métiers. »    

Les femmes occupent une place très réduite dans les sciences

C’est un fait, du lycée à la vie professionnelle, les femmes sont moins présentes dans les secteurs scientifiques et technologiques. Pourtant, l’égalité fille-garçon est prônée comme une valeur essentielle de l’école publique en France et les filles ont une aussi bonne, voire une meilleure, réussite scolaire que les garçons. Elles s’orientent davantage vers certaines filières et, en conséquence, vers certains secteurs professionnels, souvent moins rémunérateurs et offrant moins de perspectives d’évolution de carrière. Deux disciplines sont particulièrement touchées par ces inégalités : l’informatique et les mathématiques. Fin 19e – début 20e siècle, lorsque l’informatique en était à ses balbutiements, les femmes étaient majoritaires et même pionnières dans ce secteur – Ada Lovelace, parmi d’autres. Cela est assez méconnu mais dans les années 1950-1960 travaillaient encore 40% de programmeuses. Mais progressivement, l’informatique a gagné en prestige : un métier technique, bien rémunéré, indispensable à la société moderne, en bref un métier où l’on peut faire carrière. Les hommes sont alors entrés massivement dans la filière, au détriment des femmes. Malheureusement, la situation tend à s’aggraver, selon la spécialiste des sciences de l’éducation Isabelle Collet.  

Mary Cartwright

Mary Cartwright, seule femme à avoir été distinguée par la médaille De Morgan depuis 1968

La place des femmes est également très minoritaire en mathématiques, comme en témoigne d’ailleurs le peu de prix et médailles qui leur ont été attribués. Ainsi, depuis sa création en 1884, la médaille De Morgan n’a distingué qu’une seule femme (Mary Cartwright, en 1968). Il a fallu attendre 2014 pour que la première médaille Fields soit décernée à une femme, Maryam Mirzakhani, 2015 pour le prix Fermat (Laure Saint-Raymond) et 2019 pour le prix Abel (Karen Uhlenbeck). Quant au Prix Wolf de mathématiques, créé en 1978, il n’a encore jamais distingué de mathématicienne…  

Plus l’on se rapproche du sommet, moins on y trouve de femmes 

C’est ce que l’on appelle le « plafond de verre » : les femmes peuvent progresser dans la hiérarchie de l’entreprise ou de l’institution et participer aux décisions, mais seulement jusqu’à un certain niveau. Proches du « sommet », elles deviennent alors minoritaires. On observe ce phénomène au sein des syndicats, fédérations patronales, ONG, autorités académiques, partis politiques, mais ces inégalités sont très fortes dans le domaine scientifique. Ainsi, en 2016, les mathématiques pures ne comptaient que 13.6% d’enseignantes chercheures, 18% de maîtresses de conférence et 6% de professeures. Les mathématiques appliquées, respectivement 27%, 39% et 18%. (source : Filles + sciences = une équation insoluble ? enquête sur les classes préparatoires scientifiques, 2016). En 2016 également, on ne comptait que 16 % de présidentes d’université. Au CNRS, les femmes représentent 38,1 % des chargés de recherche et seulement 28,6 % des directeurs de recherche. L’Académie de médecine ne compte que 8 femmes sur 135 membres et son bureau est exclusivement masculin. La situation est assez similaire au conseil national de l’Ordre des médecins. Le corps médical est pourtant de plus en plus féminin : les femmes représentaient 44,2 % de l’ensemble des médecins en 2016 et constituent 60 à 70% des effectifs étudiants… (source : Rapport d’information […] sur les femmes et les sciences, Assemblée nationale, juillet 2018)    

Des stéréotypes qui agissent dès le plus jeune âge

Les études ont montré que si de tels fossés existent, c’est parce que garçons et filles sont dès la petite enfance conditionnés par des clichés, au sein de la famille comme à l’école : choix des couleurs de la chambre, des vêtements, des jouets, mais aussi incitations à la motricité et à la technique pour les garçons (jeux de combat, de construction…) versus incitations aux pratiques sociales et artistiques pour les filles (chant, dessin, communication, soin…). Les enfants intègrent peu à peu ces préjugés, jusqu’à l’adolescence où ils finissent par trouver “normale” la compartimentation des compétences (et donc des métiers) selon le sexe et la différence de performance dans les matières scientifiques.    

Agir en donnant de la visibilité aux femmes de sciences

Des projets Wikipédia sont apparus pour rendre visibles les figures féminines scientifiques. Citons Wikiproject Women Scientists (et son équivalent français) qui visent à fournir l’encyclopédie en ligne en biographies de femmes scientifiques et/ou à améliorer la qualité des articles déjà existants, ou encore Les sans pagEs, né du besoin de combler le fossé et le biais de genre sur Wikipedia (le « sexisme sur Wikipédia » est lié à la représentation des genres dans le contenu ; 90% des contributeurs de Wikipédia sont des hommes) : en octobre 2018, Wikipédia en français comptait 547 599 biographies d’hommes, contre 94 021 de femmes, soit seulement 17,3%. Les éditeurs s’attachent eux aussi à publier des livres retraçant le parcours de femmes scientifiques souvent méconnues, sous forme de biographies ou de bandes-dessinées :

Les femmes du laboratoire de Marie Curie / Natalie Pigeard-Micault / Ed. Glyphe, 2013Les figures de l'ombre : le rêve américain et l'histoire inédite des mathématiciennes noires qui ont aidé les États-Unis à remporter la course spatiale / Margot Lee Shetterly / HarperCollins, 2017Les découvreuses : 20 destins de femmes pour la science / Marie Moinard, 21g, 2019   Maria Sibylla Merian : la mère de l'écologie / scénario et dessins Yannick Lelardoux / Naïve, 2014 Amelia : première dame du ciel / Arnü West / Steinkis éditions, 2016        

Une mathématicienne dans cet étrange univers : mémoireshttps://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0002514156.locale=fr17 femmes prix Nobel de sciences / Hélène Merle-Béral / O. Jacob, 2016Ada ou La beauté des nombres : la pionnière de l'informatique Mileva Maric Einstein : vivre avec Albert Einstein / Radmila Milentijevic / L'Age d'homme, 2013

 

Citons aussi la bande dessinée Anita Conti : océanographe, qui inaugure la nouvelle série Pionnières des éditions Soleil, mettAnita Conti : océanographe / Soleil, 2016ant au premier plan des femmes audacieuses qui ont su s’imposer dans des univers masculins. Il existe également des associations, comme Femmes et Sciences, qui a pour objectifs de valoriser les femmes dans les sciences et les techniques et de promouvoir les sciences auprès des jeunes, en particulier auprès des jeunes filles, notamment au travers de projets comme La Science taille XX Elles.    

Favoriser la promotion de jeunes femmes scientifiques

Ces vingt dernières années, la communauté internationale a redoublé d’efforts pour promouvoir la recherche scientifique au féminin. Ainsi le Prix L’Oréal-Unesco pour les femmes et la science, créé en 1997 pour récompenser des chercheuses accomplies ayant contribué au progrès scientifique dans les domaines des sciences de la vie et de la matière. Depuis 2000, 5 chercheuses, une par continent, sont distinguées chaque année. Citons aussi la Journée internationale des femmes et des filles de science, célébrée chaque 11 février depuis 2015 à l’initiative de l’ONU. La plate-forme européenne des femmes scientifiques EPWS, organisation internationale à but non lucratif, rassemble quant à elle des réseaux de femmes scientifiques et d’organisations engagées en faveur de l’égalité des sexes. Dans le même esprit, la Fondation Supernova est un programme conçu pour inspirer et encourager les jeunes femmes à poursuivre une carrière en physique, notamment en mettant en contact des étudiantes de premier cycle avec des chercheuses établies dans le monde entier pour bénéficier d’un mentorat. Enfin, de plus en plus nombreuses sont les « Youtubeuses » scientifiques qui véhiculent une image positive de la science au féminin : par exemple Tania Louis en biologie ou Valentine en géologie, les conférences TedX ou encore le blog Allez les filles-Osez les sciences ! animé par les lauréates du Prix de la Vocation Scientifique et Technique.

Quelle volonté politique ?

En France, il existe encore peu d’initiatives concrètes, exceptés des partenariats noués avec des entreprises privées, comme la Journée de la femme digitale, soutenue par le Secrétaire d’État chargé du Numérique ou encore le Programme Pour les Filles et la Science de la Fondation L’Oréal, créé en 2014 en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale et destiné à améliorer l’attractivité des métiers scientifiques et susciter plus de vocations scientifiques, en particulier chez les jeunes filles. Néanmoins, il faut noter la parution en 2018 du Rapport d’information fait au nom de la Délégation aux Droits des Femmes  et à l’Egalité des chances entre les hommes et les femmes, sur les femmes et les sciences, assorti de 23 recommandations devant « permettre une prise de conscience immédiate du caractère alarmant de la situation. Il n’est plus possible d’admettre pareils écarts entre les femmes et les hommes en général et dans les sciences en particulier. S’il est primordial d’agir spécifiquement dans ce secteur d’activité, il ne sera possible de mettre un terme à ce cercle vicieux qu’en mobilisant toute la société et en faisant en sorte que l’égalité entre les femmes et les hommes ne soit plus seulement un principe mais bien une réalité. ». Le rôle de l’Éducation nationale et des enseignants, concernés par les recommandations 1 à 9 de ce rapport, semble primordial dans la lutte contre les inégalités filles-garçons face aux sciences.  

 

Sources et suggestions de lecture

Les résultats d’une enquête menée en 2016 auprès de 8500 lycéens d’Île-de-France, Les filles et les garçons face aux sciences : les enseignements d’une enquête dans les lycées franciliens

La science, encore et toujours, une affaire d’hommes ? Article de synthèse à lire sur le site du Muséum de Toulouse

Les femmes en sciences, Bulletin d’information, juin 2018, Institut de statistique de l’UNESCO

Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur, Ministère de l’Education nationale, 2019

Nos cerveaux, tous pareils tous différents ! le sexe du cerveau : au-delà des préjugés / Catherine Vidal, Belin, 2015

Cerveau, sexe & pouvoir / Catherine Vidal, Dorothée Benoit-Browaeys, Belin, 2015

Trop belles pour le Nobel : les femmes et la science de Nicolas Witkowski / Seuil, 2005  

Cet article fait partie du dossier Féministes tant qu’il le faudra !.

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