Chansons expérimentales

Avant, après 1968… le long mai de la chanson

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 21/11/2020 par GLITCH

"Il y a des années où on a envie de ne rien faire"... c'était le slogan du label Saravah, fondé en 1965 par Pierre Barouh, mort le 28 décembre 2016. Un appel rêveur et nonchalant au milieu de la fronde culturelle des sixties finissantes. Et à force de ne rien faire, c'est un véritable printemps de la chanson qui s'ensuivit...

Protest & spirit jazz from France 1971-1976 (BornBad, 2013. détail)
Protest & spirit jazz from France 1971-1976 (BornBad, 2013. détail)

 

 

LES AGITÉS DU VOCAL

Cet article est d’abord un coup de coeur pour un livre indispensable, à la fois page d’Histoire et malle aux trésors des “chansons expérimentales”, du journaliste Maxime Delcourt.

Intitulé Il y a des années où l’on a envie de ne rien faire : 1967-1981 chansons expérimentales , cet ouvrage paru en 2015 est le premier à (re)tracer en détail les contours et aspects d’une scène bouillonnante, polymorphe, pleine de l’effervescence d’une époque, et dont seuls quelques échos et icônes subsistent encore aujourd’hui sous les noms de Brigitte Fontaine, Dick Annegarn ou Gérard Manset.

 

Les chansons expérimentales ne forment pas une école ou un courant bien défini, mais plutôt une constellation d’audaces créatives qui font écho à la fièvre qui part de la fin des années 1960, court le long de la décennie 1970, et dont le « nœud » historique se situe dans les évènements de 1968.

Dans le climat contestataire de l’époque, « tout est politique ». Les musiciens au diapason de cette lame de fond engagent leur art dans l’exploration de friches musicales, poétiques et pratiques, susceptibles de faire chanter ce temps qui s’insurge, de préfigurer de nouvelles formes de vie.

La chanson devient une sorte d’art total, dont les préoccupations englobent non seulement paroles et musique, mais aussi les structures de production et de diffusion, et plus largement le rôle des artistes dans l’agitation politique et culturelle.
Prises de position, manifestes et collectifs alimentent notamment l’agitation musicale :

Manifeste du Front de Libération du Rock

Comité révolutionnaire d’action culturelle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

OÚ L’ON NE PART PAS DE RIEN

La chanson française a toujours su jouer avec le mélange des genres, les marges et le détournement, On songe à la drôlerie insolente de Georgius, chansonnier favori des surréalistes, peintre acerbe de son temps,  et acteur, performeur autant que chanteur. On pense aussi à Boris Vian, mêlant jazz et textes absurdes ou corrosifs, aux Frères Jacques et leur chanson théâtrale sachant grincer, ou encore au dynamitage de la langue par Boby Lapointe…

 

Elle possède aussi depuis toujours son versant « engagé », ce rôle de porte-voix ou de critique social, de Béranger, Pierre Dupont à Ferrat, en passant par Montéhus, pour qui la chanson est tout sauf un inoffensif divertissement.

 

A l’écoute du monde, de ses travers et soubresauts, mais aussi à l’affût d’un ré-enchantement de la vie, la chanson de ces années 1970 expérimente donc.

 

LA VAGUE FREE

A la fin des années 60, de nombreux musiciens américains de free-jazz partent pour l’Europe. La promesse d’un public accueillant, friand de « new thing », l’envie de fuir un climat politique et racial tendu, et parfois d’autres raisons moins avouables poussent des musiciens comme Don Cherry, Alan Silva, Sunny Murray ou Steve Lacy à traverser l’Atantique.

Le free-jazz est porteur d’une révolution musicale, qui s’affranchit des « standards » et des grilles harmoniques du jazz « mainstream » Il manifeste aussi une éruptivité rageuse et une soif d’exploration sans limites, aux confins de l’abstraction et du bruit. Il est en même temps pour beaucoup l’occasion d’un retour sur les racines de la musique noire américaine, depuis les sources africaines jusqu’au temps de l’esclavage. (Art Ensemble of Chicago, Albert Ayler, Sun Ra…)

Le free-jazz devient pour les artistes afro-américains associés aux mouvements pour l’émancipation noire, le vecteur d’une revendication portée notamment par le Black Panther Party, et qui passe aussi par la recherche d’une « Great black music ».

 

           

 

 

FREE-JAZZ ET CHANSON LIBÉRÉE

Cette plasticité musicale, ce sens de la transgression esthétique et de la révolte politique font du free-jazz une inspiration pour la scène hexagonale. Elle trouve là un moyen de faire éclater le format chanson, de l’emplir d’un souffle contestataire, de l’ouvrir à de nouvelles sonorités, à de nouvelles façons de dire,  de poétiser et mettre en musique …

L’exemple le plus connu encore aujourd’hui est sans doute la collaboration entre Brigitte fontaine et l’Art Ensemble of Chicago, sur l’album Comme à la radio  (1969). Mais il faut au moins évoquer aussi l’oeuvre puissante et habitée de Colette Magny, (in)cantatrice rouge. L’auteure de  Mélocoton ou des  Gens de la moyenne enregistre en 1972 l’album Répression. Elle y lance plus qu’elle ne chante, des harangues politiques sur un jazz hypnotique emmené par le pianiste François Tusques, cheville ouvrière du free-jazz en France.

 

Clairement engagé à l’extrême gauche, ce compagnon de jeu de Michel Portal, Barney Wilen, Aldo Romano ou Sunny Murray publie des albums instrumentaux d’inspiration maoïste (Dazibao I et II), puis se consacre plus particulièrement à l’animation des luttes via des collectifs, fondant par exemple l’Intercommunal Free Dance Orchestra (1971) ou le Collectif du Temps des Cerises (1974), créateur du disque Dansons avec les travailleurs immigrés.

Voir aussi l’anthologie Freedom jazz France : Spiritual jazz from the hexagon

 

 

ROCK OBLIQUE ET CHANSON PARALLÈLE

Mais le souffle « free » ne se limite pas au jazz. Le rock aussi se déglingue, s’hybride et s’embrase, absorbant la vague free-jazz, puisant dans les libertés expérimentales du rock progressif émergent. Il se fait prog, provo et régressif,  chez Red Noise ou Barricade, incantation cosmique avec Ribeiro et Alpes, satirique et avant-gardiste chez Etron Fou Leloublan, s’invite chez Léo Ferré avec le groupe Zoo pour gueuler Le chien

 

Cette envie de désordre, de fantaisie et d’absurde accouche de chansons expérimentales et d’albums inclassables, entre situationnisme et dada. Higelin, Areski et Fontaine à leurs heures bien sûr, mais aussi Evariste ou Albert Marcoeur, et les parodies de chansons « à papa » de l’album  Pour en finir avec le travail, dans lequel le tube d’Yves Montand La bicyclette devient La mitraillette

 

Difficile à vrai dire de parler toujours de chanson, tant le cadre classique (format couplet/refrain de 3  ou 4 minutes) et le genre musical (jazz, folk, rock, prog…) est débordé. Le domaine de la chanson s’étend considérablement, perméable à tout ce qui s’expérimente dans la musique. On est très loin des yéyés et de la variété qui continuent de remplir les hit-parades, tandis que des radios alternatives, comme Campus-Lille (1969) ou Lorraine-Ceur d’acier (1979) tentent de pirater les ondes nationales…

 

CHANSON ENGAGÉE, RÉENGAGÉE

Pourtant, il est une tradition qui demeure, celle de la chanson militante ou engagée. Mouloudji, Dominique Grange, Lenny Escudero, Francesca Solleville, François Béranger, le jeune Renaud et tant d’autres portent toujours le flambeau.

 

Mais ravivée par le contexte politique et social, elle  prend de nouveaux contours avec des labels-initiatives comme Expression spontanée,  ou des collectifs de travail (Groupement Culturel Renault).
On entend des militants qui prennent tout à coup la parole et la guitare, ainsi l’écrivain situationniste Raoul Vanegeim, le journaliste mao Thierry Haupais, mais aussi Guy Debord qui s’invite sur l’album Pour en finir avec le travail.  Et il y a encore ces orfèvres discrets de la chanson, poètes d’abord, comme Jean-Roger Caussimon, Jacques Bertin ou Morice Benin, dont l’écriture se colore au prisme de ces temps agités..

 

 

 

DES LABELS ROUGES MAIS PAS QUE

De nouveaux labels sont les forges de cette chanson renouvelée, aux côtés de maisons plus anciennes, compagnes de route historiques de l'”autre chanson” comme Le Chant du Monde ou BAM.

Saravah est sans doute l’un des plus connus. Fondé par Pierre Barouh en 1965 et toujours actif, le label est à la fois emblématique et indéfinissable. Emblématique parce qu’il a permis à des chanteurs comme Areski, Fontaine, Higelin, David Mc Neil, Pierre Barouh, Jean-Roger Caussimon… de produire des disques en toute liberté.

Indéfinissable parce que Saravah –ou l’oreille de Pierre Barouh- était à l’affût des sonorités du monde. Amoureux de musique brésilienne et de jazz, Barouh a produit des albums de Nana Vasconcelos, Pierre Akendegue, Steve Lacy… et infusé des sons du monde, spoken-word, bossa ou afro, dans nombre d’autres productions. Saravah ou le son d’une envie d’autre chose, d’un boeuf buissonnier et d’une ruche fraternelle, d’un décrochage plus en douceur et en couleurs..

Eclectisme, curiosité et économie solidaire, un modèle rare auquel ferait encore penser aujourd’hui le label belge Crammed Disc.

 

Autre label phare de l’époque : Les Disques Motors, fondés par le producteur yéyé Francis Dreyfus en 1971. Délaissant la machine à tubes, il se met à produire les débuts de Christophe ou Bernard Lavilliers, le glam décadent d’Alain Kan ou les premiers albums de Jean-Michel Jarre. Plus sombre, urbain ou interlope que Saravah, Motors documente une autre face de la scène expérimentale française..

 

Sans oublier les labels Futura (1969) et BYG (1967), plus orientés vers le free-jazz et le rock expérimental, qui produiront Michel Portal, François Tusques, Don Cherry, Archie Shepp, Sun Ra, Art Ensemble of Chicago, Barricade, Red Noise…
Et encore côté chanson et au-delà Brigitte Fontaine et Areski, Valérie Lagrange, Jean Vasca, l’inclassable et expérimental Fille qui mousse…

 

QUE RESTE-T-IL DE CES BEAUX JOURS ?

Si la conjonction artistique et politique exceptionnelle des années 1970 est bien passée, si Higelin, Fontaine ou Thiéfaine se sont assagis, il demeure -il renaît !- une chanson d’à-côté qui ne dédaigne pas les marges ou les pieds-de-nez, les collages et les chemins de traverses, la sophistication dégagée souvent en plus.

On ne citera que quelques noms presque au hasard et en vrac comme Katerine, Sébastien Tellier, François & The Atlas Mountains, Gontard, Marcel Kanche et tant d’autres… Nombre d’entre eux sont d’ailleurs collectés par La Souterraine dont les productions sont régulièrement à l’honneur dans ces pages.

En attendant un nouveau printemps de la chanson, et du reste, on se consolera en écoutant ou lisant quelques incontournables :

 

-Pour en finir avec le travail, réédité en 2008 sous le titre moins abominable de  Chansons radicales de mai 68

 

Mobilisation générale : protest and spirit jazz from France 1970-1976 , condensé indispensable chez l’indispensable Born Bad Records

 

 

30 ans d’agitation musicale en France : 3 CD de rock made   in France, de Red Noise à Ulan Bator, plus tout un tas d’obscurs parfois géniaux qu’on entendra sans doute jamais ailleurs.

 

Les années Saravah : 1969-2002, années douces, dingues et tendres,avec des vrais morceaux de Françoise Hardy, Carole Laure ou Maurane dedans.

 

Motors : 3 CD des production seventies dudit label

 

 

 

-Notre livre d’Ariane Il y des années… croise en partie L’underground musical en France paru en 2013 chez le même éditeur et qui traite de la scène rock depuis 1968.

 

 

-D’après ce livre, un dossier en ligne du site Néosphères : Le rock français après mai 68

-Sobre et pédago, le dossier En mai chantons ce qu’il nous plaît du Hall de la chanson

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