Sans retour possible…

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux

"Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent". Albert Londres (1923)

Bagne de Cayenne © commons.wikimedia.org
Bagne de Cayenne © commons.wikimedia.org

Après avoir visité le bagne de Cayenne, Albert Londres publie son reportage dans le Petit Parisien ; il aura un grand retentissement et entraînera la suppression du pénitencier de la Guyane.

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Bagnard – Musée du Bagne, Fort Balaguier, Toulon

Les grandes dates :

  • 1858 : fermeture du bagne portuaire de Brest
  • 1938 : l’abolition de la transportation des condamnés aux travaux forcés
  • 1953 : fermeture réelle du centre pénitentiaire de la Guyane

Comment la France a-t-elle cherché à répondre aux actes de ses marginaux ? Les lieux de détention et la politique mise en œuvre… Sous l’Ancien Régime, les formes de réclusion ont été multiples : de la répression exercée par l’Inquisition aux galères du XVe siècle et aux bagnes des grands ports maritimes qui se perpétuent jusqu’au milieu du XIXe siècle malgré la fin partielle de l’arbitraire au XVIIIe siècle. Cependant, avec les Lumières, la durée des sentences est désormais respectée et les règles de fonctionnement de la détention paraissent mieux définies. (Histoire des galères, bagnes et prisons en France de l’Ancien Régime, par Nicole CASTAN et André ZYSBERG, Privat).

Eric FOUGERE a étudié les stratégies d’enfermement et d’éloignement insulaire des délinquants. Soustraites au territoire national et bannies du continent, les populations françaises dans les îles du Pacifique et de l’océan Indien, facilitent la mise en place d’une domination coloniale (Ile-prison, bagne et déportation : les murs de la mer, éloigner et punir , L’Harmattan) ; il s’est également intéressé à l’histoire des lieux de détention français en Guyane et Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle. Il a notamment en retracé le déplacement des bagnes sur ces territoires, les conditions de détention et mauvais traitements, l’exil forcé une fois la peine achevée, et étudié le contexte en métropole, les causes de déportations abusives, l’aménagement des colonies, l’intolérance grandissante…. (Le grand livre du bagne, Orphie).

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Le bagnard et son temps

Comment ont vécu les bagnards, les forçats ou les relégués depuis leur arrestation, leur envoi dans les bagnes portuaires ou coloniaux ? L’histoire et l’organisation de l’Etat, les archives, les musées et surtout les témoignages directs nous permettent de dresser un panorama de ce système de répression.

Au fil du temps

Les bagnes coloniaux, comme “terres de la Grande Punition”, furent créés par la loi de Napoléon III du 30 mai 1854. Les départs pour Cayenne avaient commencé, cependant, deux ans auparavant, avec les décrets du 8 décembre 1851 (4 jours après l’Insurrection) et de mars 1852. Les bagnes avaient déjà une longue histoire. Les galères, tout d’abord, servirent comme moyens de punition des condamnés. Puis, avec le progrès de la marine à voile, on utilisa les détenus à différents travaux forcés, tout en continuant à les rassembler dans les ports, principalement Rochefort, Brest et Toulon. Les ports restèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle le lieu d’enfermement des condamnés. On se servit de l’Algérie pour les insurgés de 1851. Dès 1852, cependant, la priorité fut donnée à Cayenne ; les bagnes des ports fermèrent alors progressivement : Rochefort en 1852, Brest en 1858, Toulon en 1873. L’envoi dans cette terre lointaine présentait un double avantage par rapport aux ports : la disparition, sans retour possible, de la population dangereuse, le remplacement, avantageux pour la mise en valeur d’une colonie qui ne voulait pas démarrer, des esclaves libérés en 1848 par une autre main-d’œuvre aussi peu coûteuse.
(Les archives des bagnes de Cayenne et de Nouvelle-Calédonie : la sous-série colonies H aux archives nationales, par Odile KRAKOVITCH, in Revue d’histoire du XIXe siècle.)

1680-1784

André ZYSBERG s’intéresse aux galériens de cette période : brigands, filous et assassins, mais aussi voleurs de pain, vagabonds, bohémiens, contrebandiers de sel ou de tabac, paysans révoltés du Boulonnais, déserteurs et protestants du Midi… Galères et Galériens disparurent du paysage après 1748, au « profit » des ports militaires et arsenaux maritimes de Toulon, Brest ou Rochefort où furent créés des « bagnes à terre ». Les dépôts d’archives, les bibliothèques et les musées renferment assez de pièces pour restituer le tableau des galères de France au « Grand Siècle » […] On connaissait mieux l’histoire des galères que celle des galériens… Combien étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Qui les avait jugés et pour quels motifs ? Quelle fut leur destinée ?
(Les galériens : vies et destins de 60 000 forçats sur les galères de France 1680-1748, Points Seuil)

1792-1836

Sylvain RAPPAPORT présente l’organisation par l’Etat en France du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle, de convois de prisonniers condamnés au bagne, les forçats effectuant jusqu’en 1836 le trajet jusqu’à leur lieu de détention, à pied et enchaînés. Il étudie ce système répressif, son mode de fonctionnement et de gestion, sa signification pour les populations qui assistaient au passage de la chaîne des forçats.
(La chaîne des forçats : 1792-1836, Aubier)

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1795-1953

Pour Marion GODFROY, la période étudié est plus longue. Elle décrit l’histoire, le mode de vie des bagnards, exilés en Guyane à partir de 1795 et jusqu’en 1953, leurs occupations, les tentatives d’évasion, les punitions et châtiments et explique en quoi les témoignages de journalistes comme Albert Londres contribuèrent à l’abolition du bagne.
(Bagnards, Chêne).
Elle est également auteur d’un dossier dans l’Express : C’était le bagne… sur le site de L’Express)

1859-1907

C’est sur la condition des femmes bagnardes qu’Odile KRAKOVITCH se penche : des centaines de femmes vont toucher le fond de la misère humaine à Cayenne, à Saint-Laurent du Maroni, à Bourail et à la presqu’île Ducos, près de Nouméa. Parties pour refaire leur vie, ces bagnardes rencontreront la faim, les punitions, les maladies, la mesquinerie des rapports avec l’administration. Très peu auront, comme Louise Michel et ses amies communardes, le cran de résister et surtout le droit de revenir en métropole et de témoigner. L’auteur retrace ces destinées hors du commun, telle cette Vénus de Gordes, meurtrière par amour et beauté au caractère farouche qui devint une figure du bagne de Guyane.
(Les Femmes bagnardes, O. Orban)

1834-1847

Pendant ces années, Jean-Joseph Clemens fut enfermé au bagne de Rochefort. Le bagnard, le forçat, a son théâtre dans les arsenaux des ports de Toulon, de Brest, de Rochefort. De cet univers enfoui dans la mémoire collective surgissent des bribes de textes littéraires, des expressions populaires et quelques images. Clemens nous livre ici ses aquarelles
(La légende noire du bagne : le journal du forçat Clemens, présenté par Michel PIERRE, Gallimard)

1852-1920

Ces dates sont celles d’Arthur Roques : condamné aux travaux forcés comme faux-monnayeur, les lettres qu’il envoyait aux siens, du bagne de Cayenne où il fut détenu et mourut en 1920, ont permis à Claude Barousse de faire revivre un personnage hors du commun. La relation que voici, même si elle emporte parfois l’imagination par les péripéties qu’elle relate, est d’abord un document de première main sur la vie carcérale, sur l’ordinaire du forçat et sur les efforts d’un homme qui a tenté de faire connaître le caractère dégradant de ce type d’enfermement.
(Parole de forçat : le dossier Arthur Roques, par Claude BAROUSSE, Actes Sud)

1863-1931

A cette époque, la Nouvelle-Calédonie est connue sous le nom de ” la Nouvelle “. Vingt-deux mille transportés des travaux forcés, plus de 4 000 déportés politiques, surtout de la Commune de Paris, près de 4 000 relégués, en majorité récidivistes de délits mineurs, auxquels il faut ajouter plus de 1 000 femmes transportées ou reléguées y débarquent, faisant de cette terre kanake du Pacifique Sud, l’archipel des forçats. Louis-José Barbançon retrace l’histoire de la Transportation des forçats à ” la Nouvelle “. Une histoire vécue à travers l’exemple du premier convoi de 250 forçats de l’Iphigénie, arrivés dès 1864. Comme l’écrit l’auteur : ” dans un pays d’immigration, l’importance dévolue aux premiers arrivés, pionniers volontaires ou malgré eux, reste une dominante de la conscience collective. On a les Mayflower qu’on peut “. Il s’agit par une étude exhaustive des dossiers individuels de ces premiers transportés de retrouver leurs origines et de découvrir leur vie et leur devenir dans la colonie pénitentiaire. Ce ne sont pas des forçats virtuels qui sont mis en scène mais bien des hommes de chair et de sang replacés dans le contexte historique d’une terre de bagne, face à la répression ou à la réhabilitation. L’originalité de ce travail tient dans le fait qu’au-delà des lois, des statistiques, de la chronologie, l’auteur tente de donner la parole à des femmes et à des hommes de rien dont il est lui-même originaire, faisant accéder ces oubliés de toujours, comme l’écrit en préface Michelle Perrot ” à la dignité de l’Histoire “.
(L’archipel des forçats : histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie, 1863-1931, par Louis-José BARBANCON ; préface de Michelle PERROT, P.U du septentrion)

1852-1953

Au bagnes de Guyane, les premiers condamnés arrivent en 1852, les derniers en 1938. Transportés, relégués ou déportés, ils furent près de 70 000 à subir leur peine en Guyane, relevant tous d’une loi différente. Leur univers pénitentiaire : une étendue de terre du Maroni à l’Oyapock, non loin de l’équateur, en bordure de la forêt amazonienne, entre Surinam et Brésil. Leurs bagnes s’appelaient Cayenne, les îles du Salut, Kourou, Saint-Laurent, Saint-Jean, Charvein… A l’heure où la France s’interroge sur la punition, la prison et le système pénal, cet ouvrage fouille l’histoire des bagnes de Guyane, en éclaire la genèse, en restitue la vie quotidienne et en décrit les vestiges.
(Bagnards : la terre de la grande punition, Cayenne 1852-1953, par Michel PIERRE, Autrement)

Années 20

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Albert LONDRES se rend en Guyane et visite les bagnes coloniaux en août 1923. Aux îles du Salut, il rencontre Eugène Dieudonné, un forçat anarchiste, ancien membre de la bande à Bonnot. Celui-ci l’aide à prendre conscience de la réalité barbare du système carcéral. Quelques semaines plus tard, le grand reporter livre au Petit journal l’un des plus vibrants réquisitoires de toute l’histoire de la presse. Juillet 1927. Au terme d’une troisième tentative d’évasion, Dieudonné est gracié. Il rentre en France, reprend son métier d’ébéniste et rédige, à la demande de son ami journaliste, ses souvenirs de quinze années de bagne. Son texte sobre et implacable décrit sans fard l’une des plus sombres faces de la IIIe République. Première réédition depuis 1935.
(La vie des forçats, par Eugène DIEUDONNÉ, préface de Jean-Marc ROUILLAN, Libertalia – L’édition originale était préfacée par Albert Londres.)
Le récit que Eugène Dieudonné fait à Albert Londres a aussi été adapté en bande déssinée par Laurent MAFFRRE : L’homme qui s’évada, Actes Sud BD

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En 1936, le Front Populaire décida de suspendre les convois de forçats en direction de la Guyane. En 1938, la transportation des condamnés aux travaux forcés fut abolie. En 1942, ce fut au tour des relégués de voir l’exécution de leur peine appliquée dans les établissements pénitentiaires de métropole.

1937

“Messieurs, depuis bien des années, des critiques sévères et répétées sont formulées sur les conditions matérielles et morales dans lesquelles les condamnés aux travaux forcés et les condamnés à la relégation subissent leur peine dans les établissements pénitentiaires de la Guyane. La législation actuelle aboutit à une triple et retentissante faillite : Faillite du point de vue pénal : le bagne n’est ni une peine exemplaire ni une peine moralisatrice. Faillite du point de vue colonial : “Les colonies ont surtout besoin d’hommes d’énergie et d’hommes d’une valeur certaine au point de vue physique et moral. Une colonie pénitentiaire, c’est un pénitencier, ce n’est pas une colonie”. Propos de M.Moutet, Ministre des Colonies. Faillite du point de vue politique et international : c’est l’aspect international de la question, et la mise en lumière du préjudice incalculable que l’existence du bagne cause au renom de la France à l’extérieure. Préjudice certain et considérable, aussi bien dans les pays d’Amérique Latine où le bagne est installé, que dans tous les pays anglo-saxon et même en Europe. La vérité inéluctable est que le bagne est une retentissante faillite. C’est fort de cette conviction que le Gouvernement a décidé de demander au Parlement sa suppression définitive. Cette suppression répond à une nécessité.”
(Extrait du discours de Gaston MONNERVILLE, lors de la session ordinaire, séance du 20 juin 1937). Ce dernier a entouré deux autres grands hommes lors des Commémorations du centenaire de l’abolition de l’esclavage : Léopold SEDAR-SENGHOR et Aimé CESAIRE

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Gaston Monnerville

1938

“En 1938, Gaston Monnerville, alors député de la Guyane, obtient la fermeture progressive du bagne avec l’arrêt des déportations mais la fermeture définitive du centre pénitentiaire n’intervient qu’en 1953. Au total, plus de 90.000 prisonniers ont été déportés au bagne, dont quelques noms célèbres tels que Alfred Dreyfus, Guillaume Seznec ou Henri Charrière dit « Papillon »”. (In La France au Suriname et au Guyana)

1939-1942

Dépositaire de documents rapportés par le docteur Norbert Heyriès, médecin militaire colonial en poste dans les bagnes de Guyane entre 1939 et 1942, Claire Jacquelin, psychiatre de formation, propose une immersion dans le quotidien des pénitenciers du bagne de Cayenne.
(Aux bagnes de Guyane : forçats et médecins, par Claire JACQUELIN, préface de Denis SEZNEC, Maisonneuve et Larose)

Dans Partir au bagne, nous voyons ce que sont devenus les sites jusqu’à nos jours. C’est une évocation de la vie dans les bagnes de Saint-Martin-de-Ré et en Guyane à travers lettres de bagnards, rapports de médecins, récits de journalistes, cartes postales et photographies anciennes.

Pour conclure, un dossier très complet sur les bagnes coloniaux avec de nombreuses références (décret Daladier de 1938, bibliographie…) est en ligne sur Criminocorpus, dont le directeur de publication est chargé de mission « Histoire » à l’ENAP (Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire)

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