Que reste-t-il des Incas ?

Histoire d'un empire

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - par Département Civilisation

Suite aux événements violents survenus au Pérou en janvier, le Machu Picchu a été fermé, suscitant de vifs émois. En effet, ce site qui avait déjà fermé au public pendant près de huit mois en raison de la pandémie, attire des touristes du monde entier. Pourtant l’histoire de ce célèbre site, classé au patrimoine mondial de l’Unesco en 1983, est en partie méconnue, comme celle de la civilisation inca. Aujourd’hui, les fouilles archéologiques continuent pour mieux comprendre cet empire qui s’est étendu très vite et a disparu tout aussi rapidement, tandis que la culture inca est revendiquée par les populations originelles de plusieurs pays d’Amérique du sud.

Machu Picchu et lamas
Machu Picchu et lamas

La revue L’Histoire leur a consacré un dossier dans son numéro de mars 2023, tandis qu’Arte a diffusé Enfants du Soleil, Les Incas, et que plusieurs parutions récentes ont renouvelé l’image que l’on pouvait en avoir. Parmi elles, Les Incas : rencontre avec le dernier État préhispanique des Andes de Franck Garcia est un très bon ouvrage qui en présente tous les aspects et revient sur les clichés et les mythes qui y sont rattachés.

Un vaste empire d’altitude

Accroché à la Cordillère des Andes et organisé autour de la ville de Cuzco, lieu de résidence de l’Inca (le terme inca désigne le peuple et le souverain), l’empire aurait recouvert environ 1 million de km2 et dominé une centaine de peuples, soit peut-être 9 millions d’habitants. Il s’étendait de la Colombie à l’Argentine en passant par l’Équateur ou le Chili. D’après les dernières trouvailles archéologiques, les premières traces de la civilisation inca remontent au XIe siècle, mais l’empire dans sa toute puissance et sa plus grande expansion est surtout avéré à partir du XVe siècle. Le pouvoir inca s’est heurté à la résistance de certains peuples et a parfois combattu celle-ci avec violence, mais il a aussi acheté leur consentement en octroyant cadeaux et privilèges aux chefs locaux.

Une unité sous contrôle

Le maintien du contrôle de ce territoire si étendu et accidenté a pu se faire notamment grâce aux routes, les fameux chemins incas appelés Qhapaq Ñan en quechua (classé au patrimoine de l’Unesco), qui quadrillaient l’empire sur 30000 à 40000 km. Ils étaient empruntés par des caravanes de lamas et jalonnés de tambos ou dépôts (stockage alimentaire, logement de garnisons) mais aussi de relais de poste. Ces chemins étaient aussi faits de ponts, comme on peut le voir dans ce documentaire sur Le pont d’herbes tressées de Q’eswachaka sur Arte. La langue quechua, qui n’était probablement pas la langue « maternelle » des incas, fut aussi un instrument de l’expansion et de l’unification, c’était la langue des échanges entre les multiples peuples de l’empire.

Les Incas prélevaient un tribut sur les populations sous forme de journées de travail. Pour gérer ce système, ils s’appuyaient sur un réseau d’administrateurs locaux qui utilisaient un objet qu’ils n’ont pas inventé mais généralisé : le quipu. Instrument de comptabilité et de communication, fabriqué de corde et de fibres, il est fait de très nombreux nœuds ayant chacun des significations. Il permettait de compter les travailleurs, le bétail ou les produits, mais aussi les mois et saisons, voire de mémoriser des récits…

L’économie andine

L’économie de l’empire ou économie andine est basée sur des petites communautés préexistantes aux incas, les ayllu, qui cultivaient collectivement la terre, en terrasses du fait du dénivelé. Ils produisaient maïs, pommes de terre, piment, quinoa et coca et élevaient cochons d’inde, lamas et alpagas. Ceux-là étaient domestiqués pour leur viande, leur laine et leur peau et utilisés comme animaux de bât, mais aussi sacrifiés aux divinités. Le lama était considéré comme un animal noble. Vigognes et guanacos, leurs « cousins » sauvages étaient recherchés pour leur laine.

Peuple de mineurs, les Incas considéraient les métaux extraits de la terre comme sacrés : l’or était lié au soleil et à l’Inca, l’argent à la lune et à la Coya, la sœur-épouse de l’empereur. Ils n’y voyaient aucune valeur marchande contrairement aux espagnols qui pillèrent intégralement les sites incas après l’assassinat de l’Inca Atahualpa en 1532.

Le surplus de production agricole était redistribué aux populations, notamment aux villages ayant eu de mauvaises récoltes. Ce fait parmi d’autres a suscité en Occident et en Amérique du Sud l’intérêt de révolutionnaires et autres utopistes cherchant des alternatives au capitalisme naissant au XVIIIe siècle puis aux XIXe et XXe.

Une lecture socialiste de la civilisation inca s’est développée comme le montre l’ouvrage de 1928 de Louis Baudin Essais sur le socialisme. 1 : Les Incas du Pérou. C’est ce qu’analyse Alfredo Gomez-Muller dans son tout récent ouvrage Communalisme andin et bon gouvernement : la mémoire utopique de l’Inca Garcilaso, étudiant le texte de Garcilaso de la Vega (1539?-1616?) qui a beaucoup circulé en Europe au XVIIe siècle et a largement contribué à cette idée.

Une religion solaire

La religion inca et son culte du soleil a joué un grand rôle dans l’unification de l’empire. En effet, le roi tirait sa légitimité de sa filiation directe avec le soleil. Les incas construisirent des temples sur tous les territoires où de nombreux objets rituels circulaient, mais ils intégrèrent aussi les divinités locales à leurs rites. En effet, la religion inca était basée sur des croyances anciennes, liées aux ancêtres et à des objets ou lieux sacrés, lieux d’origine des différents lignages selon les mythes. Appelés waka (ou huaca) –cela pouvait être une grotte, une montagne, un fleuve, un lac – ils étaient parfois personnifiés par des divinités comme Viracocha.

A cela, les Incas ont surimposé le culte solaire, reliant le temple du soleil de Cuzco à tous les waka du territoire par un système de lignes invisibles. Les temples étaient gardés par des femmes qui confectionnaient des tissus sacrés, ornés de tocapus, formes géométriques constituant une véritable écriture. Quant aux corps des personnages importants, ils étaient momifiés et vénérés lors de cérémonie où on leur offrait à manger et à boire.

Une cérémonie particulière, la capacocha donnait lieu à des sacrifices d’enfants. Pour des occasions exceptionnelles (tremblement de terre, élection d’un nouvel Inca), des enfants étaient sélectionnés parmi les élites, drogués avec de la coca et de la chicha et amenés sur des sommets sacrés (souvent des volcans) où ils mouraient de froid. Considérés comme les plus importantes offrandes, plusieurs de ces corps momifiés ont été retrouvés par les archéologues. Le beau Musée archéologique de la Haute Montagne à Salta en Argentine conserve quatre momies dont trois ont été retrouvées au sommet du volcan argentin Llullaillaco. Elles sont remarquablement conservées, gardant intactes la peau et l’expression des visages. 

Le retour de l’Inca

S’il est courant de dire que l’empire inca s’est effondré soudainement, l’idée est à relativiser. La situation est restée longtemps confuse entre résistances des incas et conflits entre conquérants espagnols, tandis que certains privilèges de l’élite inca ont perduré.

Les leçons de l’archéologie

Empire sans écriture, les archives écrites incas n’existent pas. Les sources de l’époque coloniale espagnole (lettres, chroniques, lexiques ou grammaires en quechua) en disent long, car souvent écrites grâce à des informateurs locaux, parfois par des métis issus d’unions entre espagnols et incas. Mais le savoir apporté par l’archéologie est précieux pour comprendre la vie des populations, d’autant que les Incas étaient de grands bâtisseurs.

La ville de Cuzco fut fouillée dès 1911, l’année où fut découvert le Machu Picchu, tandis qu’en 1950 un tremblement de terre fit resurgir de nombreux vestiges incas de sous les constructions coloniales. L’église et le couvent Saint Dominique sont par exemple assis sur le fameux temple du soleil de Cuzco ou Coricancha, dont les murs étaient recouverts de plaques de métal précieux.

Quant au Machu Picchu perché à 2400 mètres d’altitude, s’il servait de lieu de résidence de l’élite, il recelait aussi une tour d’observation astronomique, un relais commercial, des cultures en terrasses et des greniers, et des images lidar ont récemment révélé la présence de vestiges encore enfouis. Au nord de Cuzco, la forteresse Saqsaywaman, a aussi révélé l’incroyable savoir-faire des Incas et leurs fameux murs cyclopéens aux pierres de plusieurs tonnes et aux joints parfaits.

Une identité inca réinventée

Aujourd’hui, le mystère auréolant cette civilisation, alimentant toutes sortes de clichés ou instrumentalisations plus ou moins heureuses (du film hollywoodien Le secret des Incas à la série Les mystérieuses cités d’Or en passant par Indiana Jones ou Tintin), est en train de se dissiper. Mais le mythe du retour de l’Inca, vision messianique d’un retour à un âge d’or, qui a pris différentes formes (des révoltes au XIXe au mouvement New Age) depuis la conquête espagnole, est toujours présent.

Les populations originelles après avoir été massacrées par les conquérants espagnols au XVIe siècle et durant la longue conquête de leurs territoires jusqu’au XIXe siècle, sont encore stigmatisées et privées de leurs droits politiques ou territoriaux. Elles revendiquent leur identité indigène et pour cela se réfèrent à l’empire inca. Ainsi, on voit le retour de la fête du soleil, l’Inti Raymi tandis que des mouvements politiques invoquent la figure de Tupac Amaru (dernier chef Inca), comme l’association du même nom en Argentine menée par Milagro Sala ou le MRTA au Pérou.

Plusieurs présidents d’origines indigènes tels Alejandro Toledo au Pérou en 2001 ou Evo Morales au Chili en 2005, ont été proclamés, voire même sacrés Inca sur les sites historiques même. Antoinette Molinié dénonce dans un article une Instrumentalisation des sites archéologiques incas. Le président Toledo vient d’ailleurs de faire l’objet d’une extradition des États-Unis où il avait fui, accusé de corruption par le Pérou. La corruption, l’instabilité politique et économique du Pérou et des pays voisins, venant après de longues périodes de dictature, mettent à mal cet élan démocratique pour une meilleure reconnaissance des peuples indigènes et de leurs cultures, pour une société basée sur le multiculturalisme et une relation plus respectueuse avec la nature… L’invocation de l’Inca sera-t-elle suffisante ?

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